Hundred Waters - The Moon Rang Like a Bell

Il est rare d'écouter un album parvenant à lier avec autant d'aisance l'exigence artistique et l'accessibilité auprès du plus grand nombre. C'est le tour de force effectué par Hundred Waters avec leur deuxième opus. Après un premier album déjà remarquable, The Moon Rang Like a Bell représente un bond qualitatif indéniable. La folk électronique du groupe américain a désormais totalement fusionné avec les machines. De cette osmose musicale découle des chansons présentant une véritable unité tout en demeurant distinctes les unes des autres. C'est en majeure partie grâce aux mélodies séduisantes et à la voix de Nicole Miglis, mais l'élément essentiel demeure le rythme ; non seulement au sein des morceaux, mais au fil du disque dans son ensemble.  L'alternance entre les pauses oniriques et les instants plus directs relève d'une alchimie parfaitement maîtrisée.

Que ce soit avec l'ouverture faussement a capella (car chargée d'effets sonores) de Show Me Love en passant par des tubes en puissance tels que Murmurs, Innocent ou Xtalk, le groupe ne perd jamais sa subtilité et son élégance. Même lorsque Hundred Waters verse totalement dans la techno qui fait danser sur [Animal] cela ne semble jamais déplacé ou de mauvais goût.  Il s'en dégage une atmosphère unique qui fait le lien entre structures classiques et modernité. C'est la bande son d'un futur réconfortant où les androïdes rêvent paisiblement. The Moon Rang Like a Bell est très agréable à écouter et on ne cesse d'y revenir ; car, derrière tous les effets et la complexité extrême de cette musique, les émotions se révèlent innombrables. L'un des albums les plus essentiels de 2014.


 

Woods of Desolation - As The Stars

C'est une belle époque pour le métal extrême. Les vieilles étiquettes et les querelles de chapelle sont en train de voler en éclats et aucun fanatique ne pourra recoller les morceaux. L'année dernière, le triomphe du Sunbather de Deafheaven a largement dépassé le cadre des initiés. Pour peut-être la première fois le black métal a résonné dans les appartements des hipsters et, sur les platines vinyles, Bon Iver a été évincé par des hurlements inhumains. La mode durera-t-elle ? Probablement pas, vu que c'est une mode. Mais elle aura permis de mettre sur le devant de la scène le travail de nombreux groupes autrefois catalogués pour seuls amateurs de borborygmes et de bruits.

Chez certains, le chemin vers le mainstream est déjà fait, c'est le cas des français d'Alcest dont le dernier album est plus proche du post-rock le plus planant, voire du rock progressif, que du black métal ou même du shoegazing. Et puis il y a les groupes qui creusent leur sillon sans se préoccuper des modes et qui finissent par rejoindre la tendance, un peu par inadvertance. C'est le cas des australiens de Woods of Desolation, dont l'évolution, en un peu moins d'une décennie d'activité, s'avère remarquable.

De leurs premiers enregistrements extrêmement rustiques jusqu'au dernier opus, As The Stars, on a l'impression de revivre en accéléré le parcours du black métal depuis le début des années 90 jusqu'à Sunbather. La principale différence, qui saute immédiatement aux oreilles, c'est la production, presque trop luxueuse, mais tout de même nettement plus rêche que chez Deafheaven. Les hurlements du vocaliste sont remisés au fin fond du mixage et ce sont finalement les mélodies à la guitare, ciselées par le compositeur en chef, qui ont la part belle. Ce qui donne un black métal atmosphérique, étrangement mélancolique.

Bien sûr, pour qui n'a pas été habitué plus jeune aux exactions des grands noms norvégiens (de Mayhem à Emperor en passant par Darkthrone), il est déconseillé de se jeter sur As The Stars à l'aveugle. Même si l'album s'avère très accessible dans son genre, les aspérités habituelles sont présentes : la voix grotesque et le mur sonore qui peut donner l'impression de n'entendre parfois que du bruit. Ceci dit, par rapport à un des monstres de Swans, c'est presque de la pop. Il est donc tout aussi déconseillé de ne pas tenter l'expérience, par exemple en écoutant la chanson This Autumn Light, représentative de ce que ce black métal, qui se joue des étiquettes, peut offrir de meilleur.


 

Pixies - Indie Cindy

Dans la critique musicale il y a aussi des injustices qu'on a bien du mal à comprendre. Jugez par vous-mêmes : My Bloody Valentine revient après plus de vingt ans pour sortir un album à peu près identique à leurs oeuvres du début des années 90, la critique s'extasie. Les Pixies reviennent avec un album qui pourrait être la suite logique de Trompe Le Monde et c'est le scandale. Pourtant, au moins, chez les Pixies il y a le signe du temps qui passe. Car Black Francis a intégré à cette renaissance sa riche expérience en solo. Ce sont les Pixies, nul doute à cela, mais relu sous le prisme de Frank Black, et même de Frank Black & The Catholics. Donc, OK, Indie Cindy ferait un excellent album solo de Charles Thompson (oui, je parle du même depuis le début) et donc un bon album des Pixies.

On peut donc se scandaliser de ce fait : jusqu'à Indie Cindy il n'y avait que des chefs-d'œuvre dans la discographie du groupe. C'est sûr, en quatre années d'existence, il n'y a pas vraiment eu la place pour produire du médiocre : créativité maximale en l'espace de 5 disques et d'une poignée de faces B. Cela fait donc un choc d'entendre les Pixies avec 20 ans de plus, donc apaisés, plus débonnaires. C'est que les messieurs, depuis l'éviction de Kim Deal, ont décidé de vivre sur leur réputation, sans trop forcer, mais en assurant le spectacle. Cet album n'est donc pas (seulement) issu de l'appât du gain, on y ressent un vrai plaisir de rejouer ensemble, de s'amuser un peu et même, ici et là, de recréer des chansons suffisamment bizarres pour entrer de plein droit dans le canon du groupe.

Dans le cas de Andro Queen, Indie Cindy, Bagboy ou de Magdalena 318 faire la fine bouche c'est avoir encore plus vieilli que les Pixies. Il n'y a rien de honteux dans ces chansons atmosphériques, mélanges parfaits d'énervement attendu et de poésie rugueuse. Sur le reste de l'album on passe du hard rock efficace (What Goes Boom, Blue Eyed Hexe, Another Toe in the Ocean) aux miniatures plaisantes (Greens and Blues, Ring The Bell, Silver Snail). Rien de trop embarrassant, même si les éclairs de génie ne sont pas pour autant au rendez-vous, Indie Cindy étant en cela très inférieur à Teenager of the Year ou même à Dog in the Sand et au si méconnu Black Letter Days.

Bref, c'est un bon disque, carré, efficace et même franchement attachant, comme presque toujours avec Charles Thompson. Après qu'on estime être en droit de demander plus à ce qui fut le plus grand groupe de rock de la planète, c'est normal. Mais bon sang, 20 ans plus tard, accueillir de nouvelles chansons, certaines excellentes, c'était inespéré. Profitons donc.


 

Future Islands - Singles

C'est l'un des disques de pop incontournables de 2014, de ceux auxquels vous ne pouvez pas échapper. Il faut avouer qu'après un passage anthologique à la télévision américaine, Future Islands, et en particulier son chanteur Samuel T. Herring, sont devenus des stars en l'espace d'une nuit. Il est rare de voir un artiste se donner avec autant de sincérité et d'intensité, sans crainte du ridicule ou des tendances. Un exemple à suivre, sans nul doute, comme celui du groupe dans son ensemble, qui depuis presque dix ans progressait doucement mais sûrement vers les sommets. Oui, ce quatrième album, Singles, ne vient pas de nulle part et le travail de Future Islands était remarquable (mais méconnu) depuis 2006. Mais c'est ici que s'accomplit la parfaite adéquation entre des chansons accrocheuses et l'intensité précédemment décrite.

La voix habitée de Herring contraste avec des arrangements synthétiques minimalistes hérités de Depeche Mode et de The Human League. Les mélodies sont tout aussi simples, mais pas simplistes, à l'image de celle, entêtante, de Back in the Tall Grass. La question du kitsch ne se pose plus, car la réhabilitation des synthétiseurs et des boîtes à rythme des années 80 est depuis longtemps actée. Reste donc à apprécier les compositions et surtout leur interprétation, car c'est bien la performance de Herring qui donne tant de personnalité à la musique de Future Islands. Sans lui, Singles serait un bon disque mais pas un grand disque. A force d'intonations surprenantes et d'abandon total, le chanteur transcende la musique qui l'accompagne. Singles porte ainsi fort bien son nom, chaque morceau étant un tube potentiel, Seasons, Sun in the Morning et A Dream of You and Me en tête.


 

Aphex Twin - Syro

On ne répétera jamais assez  à quel point Aphex Twin a révolutionné la musique de la fin du siècle dernier. J'en ai longuement parlé ailleurs sur ce site, avec des critiques rédigées  à l'époque et souvent dans le feu de l'action. En réécoutant ces albums qu'on connaît par cœur et qu'on avait mis un peu de côté ces dernières années, on réalise que les prédictions les plus enthousiastes avaient vu juste : la musique de Richard D. James est toujours en avance sur l'époque. Non seulement elle n'a, à quelques exceptions près, pas pris l'ombre d'une ride, mais elle semble encore surgir d'un futur proche. Au début du millénaire, certains artistes grand public ont bien tenté de s'approprier le son et les expérimentations de l'artiste, mais ce ne fut qu'un effet de mode. Même lorsque Radiohead frôlait le plagiat pur et simple avec Kid A, le feu était de paille (réécouter en particulier Idiotheque, qu'on jurerait issu d'une chute du Richard D. James Lp). Au final ce sont les français de Daft Punk qui ont réussi à imposer leur vision de la musique électronique auprès du plus grand nombre. Il n'empêche, le vrai visionnaire c'est bien Aphex Twin.

Sortant d'une retraite qui durait depuis le décevant Druqs, à peine entamée par la sortie d'une excellente compilation sous le nom d'AFX et d'un album plus anodin sous le pseudonyme de The Tuss, le britannique revient apaisé avec Syro. En effet, ayant désormais atteint la quarantaine et étant avant tout un bon père de famille (qui encourage ses enfants en bas âge à faire de la musique déjantée), Richard D. James revisite son œuvre avec bienveillance. En cela Syro fait souvent office de best of d'Aphex Twin, un best of entièrement constitué de nouveaux morceaux. On y reconnaît donc beaucoup d'éléments du Selected Ambient Works vol. 1 qui le rendit célèbre (XMAS_EVET10 (Thanaton3 Mix) en est le meilleur exemple), quelques percées plus "acid" et un peu d'ambient, en particulier avec le splendide morceau final, Aisatsana, dédié à son épouse. Un nouvel hommage à Erik Satie, qui rappellera les meilleurs moments de Druqs.

Les morceaux étant dans l'ensemble longs, Syro n'est pas l'album le plus accessible d'Aphex Twin, mais c'est l'un des plus variés. Il va sans dire qu'on préférera les chefs-d'œuvre des années 90, mais son style inimitable fascine toujours autant. L'avalanche de détails, d'idées, de rythmes inédits ne cesse de donner le tournis. C'est à la fois un disque de producteur maniaque, qui empile méticuleusement les pistes, et l'œuvre d'un vrai poète des sons. La liberté des compositions, mélanges de jazz, de techno, d'ambient et de néo-classique, donne naissance à des créatures brinquebalantes qui tiennent debout par miracle. Seul Richard D. James possède ce sens du chaos organisé. Syro ne révolutionne donc pas le paysage musical, car Aphex Twin l'a déjà fait il y a bien longtemps, et c'est avant tout un disque d'une rare beauté. C'est une révolution perpétuelle, qui vient se rappeler à nous tel un lointain écho du futur.


 

Pharmakon - Bestial Burden

Que ressent-on quand notre corps nous trahit ? Que ressent-on quand, celui qui devrait être notre plus fidèle ami, se retourne contre nous ? C'est la question à l'origine de Bestial Burden, le second album de Margaret Chardiet sous le nom de Pharmakon. Tout juste un an après le déjà formidable Abandon, ce disque est un nouveau hurlement  de douleur, encore plus radical. En effet, durant l'année écoulée, Chardiet a soudainement eu besoin d'une importante opération chirurgicale. C'est en regardant des photographies prises durant l'intervention qu'elle a commencé à se représenter son corps comme une entité totalement indépendante de sa conscience. Une machinerie extrêmement complexe, dont le moindre rouage peut craquer à tout instant, sans que notre esprit puisse contrôler quoi que ce soit. Pire encore, selon l'auteur et comme l'évoque clairement le morceau Body Betrays Itself, le corps peut sciemment se saboter.

Bestial Burden évoque cette vision paranoïaque de l'organisme. Dès le premier morceau, le très court Vacuum, nous sommes accueillis par une respiration paniquée, comme au bord de l'étouffement. Puis c'est le rythme de Intent or Instinct qui se construit peu à peu, à la fois industriel et tribal. Au bout de quelques minutes, le hurlement distinctif de Margaret Chardiet surgit. Il n'a jamais été aussi viscéral et déchirant. C'est le son d'une souffrance indicible et pourtant impossible à contenir. Le mélange d'effroi et d'empathie qui saisit l'auditeur redonne ses lettres de noblesse à la notion de catharsis. Le "single" issu de l'album, Body Betrays Itself, ne dure que cinq minutes et  représente la quintessence du style de Pharmakon ; le battement rythmique et le cisaillement électrique sont surplombés par le chant, entre scansion et cri, de Chardiet.

Écouter Pharmakon tient de l'expérience horrifique et les deux minutes de Primitive Struggle sont une forme d'apothéose. Cela consiste en une toux effrayante, comme une agonie, une bataille pour la survie face à la mort imminente. Autoimmune accueille avec un rythme martial et un sifflement aigu quasi insupportable. Mais ce sont les vocalises de sorcière qui maintiennent l'attention jusqu'au terme de l'épreuve. On est ici proche d'une sorte de sabbat ancestral, menaçant et irrésistible. Le dernier morceau porte le même nom que l'album, Bestial Burden. Pharmakon y intervient sur le ton de la conversation, puis passe peu à peu à l'invective, avant de partir dans un fou-rire nerveux qui se multiplie, se superpose sur de longues minutes, créant un maelstrom qui projette la fin de l'œuvre dans la folie, sur des échos de marche funèbre.

Le disque dure moins d'une demi-heure, ce qui est largement suffisant quand les émotions convoquées sont aussi intenses. Plus encore qu'Abandon, Bestial Burden possède une unité thématique qui renforce l'impact des compositions. Partager l'exorcisme de l'artiste ne sera pas donné à tout le monde. Il faut sans doute une certaine proximité d'esprit et le désir de se confier corps et âme à l'expérience proposée. A notre époque, on ne retrouve une telle force que chez Swans, dont Pharmakon a assuré les premières parties en Europe. Un rapprochement logique qui relie des artistes dont le travail dépasse de très loin les cadres du divertissement ou de la banalité. Malgré les atrocités exhibées, dès la pochette, celui qui entre dans Bestial Burden ne doit pas abandonner tout espoir. Au contraire, notre fardeau paraîtra moins lourd en le confiant à Pharmakon, pour qu'elle le porte avec nous l'espace d'un instant.


 

Lana Del Rey - Ultraviolence

On tremble un peu avant de commencer l'écoute du dernier album de Lana Del Rey, la chanteuse qui semble s'ennuyer autant que ses auditeurs. Il faut rappeler que son premier opus, Born to Die, nous avait laissé sur une très déplaisante impression ; celle d'avoir écouté un produit médiocrement manufacturé, qui se voulait mystérieux et glamour et finissait par sonner comme le tout-venant des classements iTunes. Dès les premières mesures d'Ultraviolence (tout un programme), on se rassure, c'est la bonne voie qui a été choisie, dans la lignée du fameux tube Video Games qui avait rendu Lana Del Rey célèbre.

Donc l'album se compose de longues ballades vaporeuses où la voix de la chanteuse est noyée dans une tonne de réverbérations, laissant beaucoup de place à des arrangements sophistiqués. Il faut l'avouer, techniquement c'est irréprochable. Il faut juste s'habituer au contraste, voulu, entre la vulgarité du chant et la majesté de la musique. C'est un style, plus affirmé que sur Born to Die. La personnalité, toute en toc, de Lana Del Rey transparaît surtout dans des textes assez désolants où s'empilent les clichés de la fille paumée qui aime les mauvais garçons. Ici et là quelques grossièretés semblent vouloir titiller l'auditeur qui somnole.

Pourtant, Ultraviolence est une vraie réussite en son genre. D'une part, et c'est important, c'est un excellent disque d'ambiance, qu'on peut sans risque mettre en fond sonore aussi bien pour travailler que pour recevoir chez soi. L'album plaira aussi bien à votre petite sœur qu'à vos parents. Les anglo-saxons ont un terme pour évoquer idéalement cette musique : "torch songs". Du romantisme à paillettes, qui évoque la scène un peu décadente de quelque bar enfumé des années 50 ou, suivant les instants, les excès de Broadway. L'album est souvent agréable, assez attachant et d'une efficacité absolue. On pourra écouter pour cela West Coast et le superbe Brooklyn Baby, mais aussi Shades of Cool, avec son solo de guitare bien gras qui enchaîne sur le retour de la voix pleine d'écho puis de l'orchestre symphonique qui emporte tout comme une gigantesque vague.

Bref, c'est de la variété internationale, comme le notent si bien les présentoirs des supermarchés. Mais c'est de la variété de qualité. Un peu mieux écrite, un peu mieux enrobée que les bimbos qui hurlent ou que les bimbos qui gémissent (ce sont souvent les mêmes). Certes il reste Lana, son visage et son personnage en plastique, cela pourra suffire à détourner les moins courageux. Pour les autres, en particulier ceux qui avaient été refroidis par son début de carrière, Ultraviolence pourrait bien s'avérer une bonne surprise.


 

Swans - To Be Kind

The Seer, le monument précédent de Swans, a fait son chemin dans la conscience collective des amateurs de musique. Acclamé à sa sortie, porté aux nues en fin d'année 2012, cet album, parmi les plus difficiles qu'on puisse croiser, est devenu une institution. Il semblait difficile d'imaginer une suite aussi rapide, fondue dans le même moule et du même niveau. C'est pourtant une réalité avec To Be Kind, successeur de The Seer dont il reprend en grande partie le concept, en le parant de quelques atours un peu plus "accessibles". On se permettra d'utiliser les guillemets car son écoute est à nouveau une épreuve de force, de patience et d'ouverture d'esprit.

Le but avoué est d'obtenir une sorte de transe mystique, de créer, avec les instruments du rock, une musique tribale, primitive et sensorielle. Inutile de chercher ici les ornements habituels. Les motifs les plus simples se répètent jusqu'à l'épuisement, les ruptures sont brutales, les sonorités souvent déplaisantes. Et, une nouvelle fois, un morceau de plus d'une demi-heure, plus long que de nombreux albums, vient achever les auditeurs les moins courageux.

Pourtant, comme je le disais plus haut, To Be Kind porte assez bien son nom tant il est, dans le détail, moins radical et moins sombre que The Seer. Tout est relatif, soyons d'accord, survivre à l'assaut qui entame Bring The Sun / Toussaint L'Ouverture ne sera pas donné à tout le monde. Et pourtant, réussir à naviguer les océans déchaînés qui forment la musique de Swans c'est la promesse de récompenses à la hauteur de l'épreuve. Une vraie transcendance est à l'œuvre ici, une sorte d'exultation qui n'a aucun équivalent à l'heure actuelle. Même certains disques, qui s'en rapprochent quelque peu (à l'image de Sunbather de Deafheaven ou d'Abandon de Pharmakon) sont encore loin de la puissance du groupe de Michael Gira.

Ecouter To Be Kind c'est accepter de s'abandonner, de faire fi de ses repères et de son confort. Le propos se veut quasi religieux, un pont tendu entre Sacré et Profane ; mais il n'est pas obligatoire d'associer l'expérience à des visions ésotériques. C'est une montagne à gravir petit à petit, rarement en une seule fois, jamais du premier coup. Un chemin de croix ? Sans doute. Un rêve sadomasochiste ? C'est ainsi que je qualifiais, un peu précipitamment, The Seer à sa sortie. Mais les années ne l'ont rendu que plus compréhensible et fascinant. Il faudra juste moins de temps pour commencer à apprivoiser To Be Kind, tout en sachant fort bien qu'on ne pourra jamais le dompter totalement. Cette sauvagerie semble puiser sa source dans les musiques les plus archaïques : c'est le son du chaos originel, de l'état de guerre perpétuel mais aussi du panthéisme qui rassemble toute chose.


 

Spoon - They want my soul

Quand on s'intéresse un peu au monde du rock indépendant des années 2000, il est toujours amusant de voir que deux noms sont souvent mis en parallèle, voire en opposition : Arcade Fire et Spoon. Car, pour un temps au début du millénaire, la couronne du genre passait d'une tête à l'autre. Sur le plan du triomphe commercial et de la reconnaissance mainstream, Arcade Fire a depuis longtemps gagné la bataille. Sur le plan de l'affection des connaisseurs, c'est moins certain. Ce n'est pas pour rien que l'un des morceaux les plus connus de Spoon se nomme The Underdog : on ne peut pas mieux définir le groupe, au bord du triomphe mondial depuis ses débuts mais toujours en marge.

Un autre cliché au sujet de Spoon s'avère tout à fait vrai : il n'y a pas de mauvais album dans leur discographie. On trouvera même des fans pour expliquer que Transference, leur précédent opus, est un chef-d'œuvre, ce qui semble un peu exagéré. Par contre, on pourra facilement argumenter que Girls Can Tell, Kill the Moonlight, Gimme Fiction et Ga Ga Ga Ga Ga sont des classiques indéboulonnables. Il faut avouer que peu de groupes de rock peuvent se vanter de ciseler un tel groove, quasi unique en son genre. Sur le nouvel album, They Want My Soul, la patte des Texans est immédiatement reconnaissable. A tel point que le single Do You est presque une auto parodie, tout en restant irrésistible.

En effet, They Want My Soul est un nouveau recueil de chansons fondées sur des bases connues et solides (cette section rythmique évoquée plus haut) mais bardées de trouvailles et riches en détails (Inside Out, Knock Knock Knock, Outlier). En ce sens, l'album ne révèle rien qu'on ne connaissait déjà de la part de Spoon tout en s'élevant très haut dans le classement des meilleurs disques de l'année. Car, même en se reposant grandement sur ses acquis, le groupe parvient à cultiver sa différence et surtout à signer de nouveaux classiques instantanés. A l'image du dernier morceau de l'album, le superbe New York Kiss.


 

The New Pornographers - Brill Bruisers

La Justice League du rock est de retour. Après un dernier épisode en demie teinte (Together), on pouvait craindre de ne jamais retrouver les frissons des débuts. Balayons sans attendre toutes les inquiétudes : les super-héros ne sont pas fatigués. Brill Bruisers met de côté les accents apaisés du mésestimé Challengers et les compositions peu inspirées de Together pour revenir à l'énergie de Twin Cinema. En ce sens, ce nouvel album est le digne successeur du chef-d'œuvre des New Pornographers, il en retrouve la puissance mélodique sans pour autant en être une banale photocopie. En effet, des éléments électroniques font leur apparition en soutien de toutes les chansons, pour un résultat offrant à la fois une unité sonore mais aussi une vraie modernité.

Il faut dire que depuis la sortie de Together, A.C. Newman, Neko Case et Dan Bejar ont chacun offert leur œuvre la plus personnelle et renforcé la crédibilité de leurs carrières solo respectives. Pour autant, les trois artistes se fondent à nouveau parfaitement dans l'esprit de groupe pour emballer une power pop dévastatrice. Ce qui donne 13 chansons fantastiques qui semblent n'être que d'immenses refrains défilant à un train d'enfer. Certaines mélodies s'avèrent imparables, à l'image de celles de Champions of Red Wine et de Marching Orders (deux performances de Neko Case). Mais c'est probablement Dan Bejar qui vole la vedette avec trois chansons gigantesques : War on the East Coast (le Bleeding Heart Show de l'album), Born with a Sound (l'arrivée de Amber Webber, la chanteuse de Black Mountain, peu avant la fin du morceau étant un des grands moments musicaux de 2014) et Spidyr (un remake d'une chanson de Destroyer).

Brill Bruisers réserve d'autres surprises, comme le charmant interlude entonné par la discrète Kathryn Calder (Another Drug Deal of the Hear). Dans sa dernière ligne droite, la frénésie semble se calmer mais c'est pour mieux dégainer d'autres refrains inoubliables (Wide Eyes, You Tell Me Where) ainsi que deux déferlantes (Dancehall Domine et le Spidyr déjà cité). On espère toujours beaucoup des New Pornographers et il est très facile d'être déçu. Mais Brill Bruisers est exactement à la hauteur de nos attentes, c'est-à-dire irrésistible et l'un des meilleurs albums de l'année.


 

tUnE-yArDs - Nikki Nack

Sur le troisième album de tUnE-yArDs, Merrill Garbus et Nate Brenner agrandissent encore leur palette musicale. Pourtant les influences sans frontière étaient déjà légion au sein des précédentes œuvres du duo. Avec Whokill, deuxième opus et notable succès critique, on passait de l’Afrique à l’Amérique du Sud au cours du même morceau tout en faisant un détour par le hip-hop des Etats-Unis. Nikki Nack va plus loin, bien plus loin, en intégrant des éléments électroniques ainsi que des parfums plus pop et donc plus accessibles. L’album regorge de tubes en puissance et de refrains accrocheurs (Water Fountain en tête), sans rien perdre pour autant de l’aspect pochette surprise qui donne tant de charme à la musique de tUnE-yArDs.

Ceux qui trouvaient les chansons précédentes trop frénétiques et même bordéliques ne changeront pas d’avis. De même pour ceux, peu nombreux heureusement, qui n’adhèrent pas à la personnalité exubérante de Merrill Garbus. Qu’ils passent leur chemin et rejoignent les sentiers battus : la chanteuse s’affirme encore plus. D’où des ambiances parfois un peu enfantines (c’est une ancienne marionnettiste) qui contrastent avec la noirceur des sujets abordés (des thèmes sociaux et politiques). Si Nikki Nack a parfois des allures de dessin animé musical, c’est une œuvre qui s’adresse aux adultes. Les ruptures de tons sont nombreuses et donnent parfois le tournis, on ne sait jamais où l’on va et il faudra de nombreuses écoutes pour découvrir, peu à peu, tous les détails contenus dans ces morceaux pleins à ras bord.

Merrill Garbus bidouille les sons, les triture en tout sens. Elle malaxe les chansons comme de la pâte à modeler. Elle empile les pistes, multiplie sa voix à l’infini. Parfois le chant semble surgir des profondeurs des océans, à d’autres moments il rebondit comme un diable en boîte (écouter pour cela Stop That Man). Bien sûr, les rythmes tiennent toujours le devant de la scène et permettent aux expérimentations de tenir debout. Basse et percussions sautent dans chaque recoin des enceintes. Le moindre cliquetis devient un squelette de cadence. Il y a toujours davantage d’idées dans une chanson de tUnE-yArDs que dans la majorité des albums qui ont les faveurs des grands médias. Trop d’idées ? Non, on ne peut pas faire la fine bouche devant une telle générosité. Surtout qu’il ne s’agit pas que d’une démonstration de force tant cette musique déborde aussi d’humanité et d’humour.


 

Manic Street Preachers - Futurology

C’est un moment rare. De ceux qu’on espère secrètement tout en sachant qu’ils n’arrivent presque jamais. Non, je ne parle pas d’une révélation existentielle mais du plaisir procuré par la sortie d’une œuvre majeure de la part d’artistes dont on croyait les heures de gloire depuis longtemps terminées. Il y a quelques années j’évoquais le cas de PJ Harvey offrant avec Let England Shake, un nouveau sommet au sein d’une discographie de haute volée. En 2014 ce sont d’autres musiciens britanniques qui surprennent par leur petit dernier. Pourtant on ne devrait pas être si étonné de voir les Manic Street Preachers renaître de leurs cendres, eux qui y avaient si bien réussi après la disparition de Richey Edwards en 1995. L’histoire fait partie de la légende du rock anglais, Edwards était le principal auteur des textes du groupe sur les trois premiers albums et il lui a donné  la tonalité politique et engagée (et même enragée) qui est une de ses principales distinctions. Le 1er février 1995, Edwards disparaissait, deux semaines plus tard sa voiture était retrouvée près d’un pont et aucune autre trace n’a été retrouvée depuis. Même si l’artiste a été officiellement déclaré mort en 2008, les trois autres membres du groupe n’ont jamais cessé de mettre de côté sa part des ventes des albums, dans l’espoir, évidemment très symbolique, qu’il resurgisse un jour.

A l’époque on ne donnait pas cher de l’avenir des Manic Street Preachers, pourtant, un an après la disparition d’Edwards, le groupe revenait avec ce qui reste encore aujourd’hui leur meilleur disque, le fort bien nommé Everything Must Go. A partir de cette apothéose, le succès commercial s’est offert à eux, sans jamais réellement se démentir, du moins de leur côté de la Manche. De bons albums ont émaillé les deux décennies suivantes, avec quelques petites étincelles et un certain ronronnement pas forcément désagréable ; à l’image du très plaisant Rewind The Film sorti il n’y a même pas un an, disque un peu mélancolique et en clair-obscur. Issu des mêmes sessions d’enregistrement, Futurology en est la quasi antithèse.

Tout ce qu’on peut aimer dans la musique des Manics est de retour : l’énergie, le lyrisme, les moments les plus excessifs et grandiloquents. Les allégories politiques et sociales surgissent au détour de refrains immenses. Les cris du cœur, toujours directs et un peu naïfs, percutent l’auditeur. Mais, mieux encore, Futurology surprend. En allant chercher des influences berlinoises, héritées du travail de David Bowie et de Brian Eno dans les années 70, le groupe se réinvente dans la continuité. Bref, cela sonne comme un album des Manic Street Preachers tout en donnant l’impression d’être l’œuvre de nouveaux créateurs. C’est l’effet d’une inspiration renouvelée et franchement inespérée à ce stade d’une carrière par ailleurs bien rodée.

Qu’ils invitent une actrice germanique pour chanter dans sa langue natale (Europa Geht Durch Mich) ou qu’ils déversent des tonnes d’échos sur des hymnes en puissance (Walk Me To The Bridge, Misguided Missile, Sex, Power, Love and Money), les Manics semblent rajeunir et nous emportent dans leur machine temporelle tourbillonnante.  Tout aussi emblématiques de la réussite de Futorology sont les deux instrumentaux qui ponctuent la deuxième moitié de l’album, tant il est rare que ce genre d’exercice ne tire pas vers le remplissage. Une preuve supplémentaire ? Même les morceaux bonus sont excellents (Blistered Mirrors, Empty Motorcade et The Last Time I Saw Paris). C’est un disque qui ne repose pas que sur sa puissance immédiate, il fait aussi preuve de nuance et n’hésite pas à prendre l’auditeur à contre-pied.  En ce sens, Futurology dépasse toutes les attentes et crée une exaltation qui dépasse le cadre de la simple nostalgie. Si on se laisse porter et si on adhère un minimum au registre élégiaque du groupe, oui, on peut parler de révélation existentielle. Tout ici résonne des notes qui peuvent devenir indispensables pour former un nouvel album fétiche, à ranger dans la lignée de The Holy Bible et de Everything Must Go.


 

St Vincent - St Vincent

Oh, un énième avis sur le disque le plus célébré de 2014 ? Oui. Et non. Je vais, bien sûr, en rajouter une couche sur les qualités du quatrième album d’Annie Clarke, mais je vais surtout parler de moi, pour changer. Ce site en est témoin, j’aime beaucoup St Vincent, que ce soit le premier album (Marry Me), le second (Actor) ou le troisième (Strange Mercy). Partout ailleurs, ou presque, on vous dira que l’une des principales qualités du travail de la chanteuse c’est son évolution permanente vers un style de plus en plus original et personnel. Certes, en ce sens, ce nouveau disque, sobrement intitulé St Vincent, fait figure d’aboutissement. Après une collaboration intéressante avec David Byrne, la chrysalide Annie Clarke s’est transformée en papillon parfaitement accompli.

Du rock, de l’électronique, des structures classiques mais tourmentées, des mélodies accrocheuses et de brusques ruptures dissonantes, tout ce qui était déjà évident dans les albums précédents semble encore plus maîtrisé ici. D’ailleurs c’est si parfait que c’est souvent glacé, paradoxalement un peu top prévisible. C’est néanmoins le recueil de chansons le plus immédiatement mémorable de l’artiste et certaines réussites sont indiscutables (Birth in Reverse, Digital Witness, Prince Johnny, Psychopath, Severed Crossed Fingers). Bref, c’est du travail bien fait, débordant de personnalité, aisément digne d’éloges.

Mais je préfère le premier album. Si, si, vous savez, celui que l’on s’est empressé d’oublier. Celui où St Vincent « cherchait sa voie/voix ». Marry Me est moins aventureux que ce qui a suivi, oui, moins tourmenté, moins bizarre (quoique), mais il est aussi plus attachant, plus séduisant et plus humain. Digital Witness sonne davantage de son temps, mais il ne possède justement par l’intemporalité des plus beaux moments de Marry Me. Cette grâce mélancolique, doublée d’une vraie férocité, offre à ce premier album des atours troublants. Comme je le notais à l’époque, c’est la descendance directe de l’étrangeté de Kate Bush.

Ne me faites pas écrire ce que je n’ai pas écrit, la suite de la carrière de St Vincent demeure excellente et passionnante, les albums grandioses se succèdent et le dernier en date est celui qui me plaît le plus depuis Marry Me. Annie Clarke poursuit son chemin, avec une grande constance et une vraie vision. Je tenais juste à rappeler qu’il est possible, non pas de regretter, mais de préférer les débuts de St Vincent à la suite plus spectaculaire. Dans tous les cas, écouter cette musique, c’est faire le bon choix et pour ce qui est des préférences de chacun, fort heureusement, notre liberté demeure infinie.


 

The War on Drugs - Lost in the Dream

Vous allez lire ici et là que le nouvel album de The War on Drugs est un disque de rock « à la papa » ("dad rock"). Certains l'écriront de manière péjorative, d'autres comme un compliment. Dans tous les cas, la notion demeure relative. Logiquement, d'une génération à l'autre, le rock écouté par les pères change d'allure. Ce que mon géniteur écoutait de plus proche du rock, c'était probablement du Glenn Miller. La musique populaire étant morte à ses oreilles avec l’avènement des Beatles, le reste n'était plus que du bruit. Certes, ce n'est pas le rock selon mon père qui est évoqué par Lost in the Dream. C'est celui des parents américains des années 70, c'est Bruce Springsteen, Tom Petty, Neil Young, un peu de Bob Dylan dans certaines intonations. Mais c'est aussi des tonnes de groupes, plus ou moins oubliés, qui peuplent les compilations qu'on achetait dans les bacs des aires d'autoroute.

The War on Drugs c'est donc aussi du rock de bagnoles. Forcément. A s'inspirer en priorité des premières œuvres de Springsteen, on ne peut que faire rugir les carburateurs et avaler du macadam au fil de compositions fleuves qui n'ont jamais peur de largement franchir la barre des cinq minutes. On est dans une sorte de remake qui s'intitulerait Born to Run in the USA on the Edge of the River. An Ocean in Between the Waves, par exemple, c'est la meilleure chanson de Springsteen depuis pas mal d'années. Pas que le Boss ne sache plus créer quelques singles mémorables de temps à autres, mais The War on Drugs apporte une fraîcheur, une simplicité, une énergie et pour pour tout dire une innocence qui ressuscitent un genre ankylosé.

L'album est long, tout juste une heure, mais il coule de source dès la première écoute. D'une part grâce à ses aspects familiers, mais aussi grâce à son équilibre qu'on n'osera pas qualifier de miraculeux pour ne pas tomber dans les clichés habituels. Ici, un solo de guitare qui n'en fait jamais trop, là une rythmique qui bat comme un cœur exalté, ailleurs une pause en forme de promenade dans la campagne endormie. Puis des échos des années 80, inévitables en ce moment, qui viennent en remontrer à Ariel Pink et à Bon Iver.

Surtout, Lost in the Dream ne cesse d'appeler à son écoute, dans le sens où on y revient, encore et encore ; une apostrophe sans ostentation superflue, sans démonstration tonitruante, doucement, tranquillement. Car il s'agit d'une musique agréable, pleine de souvenirs, toujours en mouvement même dans ses moments calmes. On peut s'y abreuver à presque toutes les heures de la journée, le matin comme la nuit. Certains y entendront une forme de tapisserie sonore, sans aspérité, trop plaisante pour être louable. J'y retrouve une universalité, un dialogue entre plusieurs époques, plusieurs générations. Ce n'est pas un album qui aurait pu sortir en 1980, non, c'est une œuvre d'aujourd'hui, de maintenant. The War on Drugs a su s'inspirer d'hier avec une grande intelligence et une sensibilité immense. On sait déjà qu'on n'est pas près de se lasser d'Eyes to the Wind ou de In Reverse. Ce rock à la papa est déjà la bande son d'une nouvelle dynastie de géniteurs potentiels. Dans 30 ans, leurs rejetons écouteront et joueront encore cette musique avec des étoiles plein les yeux et de grands espaces plein la tête.


 

Marissa Nadler - July

Marissa Nadler est un trésor, une chanteuse méconnue n'ayant jamais approché le succès qu'elle mérite depuis ses débuts. En une décennie de carrière et avec 6 albums (et un Ep) à son actif, l'américaine n'a composé que des merveilles. C'est pour cela qu'il est quasi impossible de conseiller un disque en priorité pour la découvrir, même s'il semble difficile à toute discothèque folk digne de ce nom d'exister sans Songs III: Bird on the Water, Little Hells et Marissa Nadler (l'album de 2011). Il est tout aussi incroyable d'apprendre que la compositrice a failli arrêter définitivement la musique l'année dernière, avant d'être remotivée par sa signature sur le label Sacred Bones. Le résultat de ce retour sur le devant de la scène se nomme July et c'est un nouveau chef-d’œuvre.

Produit par Randall Dunn, spécialiste du métal extrême (Wolves in the Throne Room, Sunn O)))), l'album dispose d'un son immense, plein d'échos, d'espace, de pureté et de vibrations. Des sensations déjà présentes dans tous les disques précédents de Marissa Nadler, mais poussées ici à leur paroxysme. L'aspect onirique des chansons est décuplé et la musique s'avance avec une majesté emprunte de délicatesse et d'un tristesse infinie. Expliquer le charme absolu des créations de Marissa Nadler revient à parler de sentiments intimes et ineffables. Il faut invoquer des images de nuages gigantesques traversant le ciel au ralenti ; de vagues s'écrasant sur les rochers ; d'un soleil estival jouant entre les vallées des montagnes ; de certains songes, qu'on oublie aussitôt éveillé, et qui vous donne pourtant les larmes au yeux durant votre sommeil...

Certains y entendront des murmures fantomatiques, des voix d'outre-tombe qui appellent les voyageurs égarés (Anyone Else). Parfois, Marissa elle-même invoque les morts, à l'image de la plus belle chanson de l'album (Dead City Emily). Puis, au détour du chemin, un rayon de lumière perce la grisaille (Holiday in). Et si le chagrin n'est jamais loin, il s'exprime avec une grâce qui oblige à sourire même avec le cœur brisé (Nothing in my Heart, Drive). S'il va être difficile d'offrir un plus beau disque de folk en 2014, il est déjà sûr que July se retrouvera très très haut dans le classement de fin d'année. Déjà, oui, déjà. Mais c'est Marissa Nadler et il faut l'aimer, il faut la soutenir, il faut acquérir ses œuvres et les écouter, encore et encore. Jusqu'à ce que la souffrance se transforme en liqueur.


 

Burial - Rival Dealer

Come down to us, le troisième et dernier morceau de Rival Dealer, se conclut par un extrait d'interview de la réalisatrice Lana Wachowski, moitiée du duo créateur de Matrix et de Cloud Atlas. Elle y évoque sa détresse face à son existence en tant qu'homme, son soulagement quand elle a compris qu'elle devait devenir une femme et la libération physique et spirituelle qui s'en est suivie. Ce long sample, quasi sans intervention de musique, à part une nappe synthétique élégiaque à la fin, est la clef de ce nouvel opus du mystérieux producteur britannique Burial. Si un nom (et quelques photos) sont associés à ce très discret démiurge, on ne sait pas avec une absolue certitude qui il est. On ne compte plus les rumeurs et les théories, surtout que, depuis l'album Untrue en 2007, il refuse de revenir à des formats classiques.

Souvent considéré comme le parrain du genre Dubstep, dont il a posé nombre de bases, Burial s'est fait encore plus fantomatique. Il offre depuis 2011 et quasiment au rythme de un par an, des Ep constitués de quelques longs titres (2 ou 3, pas plus). Ces recueils dépeignent ses recherches, artistiques et personnelles, qui le voient parfois revisiter ses œuvres passés (comme sur Truant en 2012) ou trouver de nouvelles voies (avec le formidable Kindred). Malgré la qualité constante et souvent remarquable de ces disques, on était peu préparé au bond en avant que représente Rival Dealer.

Burial, d'habitude silencieux comme un Sphinx, s'est fendu d'un petit message de présentation : “I put my heart into the new EP, I hope someone likes it. I wanted the tunes to be anti-bullying tunes that could maybe help someone to believe in themselves, to not be afraid, and to not give up, and to know that someone out there cares and is looking out for them. So it's like an angel's spell to protect them against the unkind people, the dark times, and the self-doubts.”

Quelques mots sincères, que les cyniques pourraient qualifier de naïfs, mais qui accompagnent à la perfection trois morceaux qui n'ont jamais été aussi directs et gorgés d'émotion. Avec ses pointes mélodiques, ses samples plus évidents, ses envolées rythmiques et ses motifs rassurants, cette musique transcende le style habituel de Burial. On y retrouve tous les éléments qui ont fait son originalité : les ruptures, les bruitages, les fragmentations temporelles, les silences. Les sonorités qui évoquaient auparavant un univers urbain s'effaçant dans le brouillard, une réalité lointaine et émiettée, sont peu à peu recueillies par les mélodies.

C'est pour cela que Rival Dealer semble être l'accomplissement (provisoire, sans doute) des quêtes musicales de Burial. Comme s'il avait enfin trouvé qui il était, en tant qu'humain et en tant que créateur, et qu'il souhaitait faire partager sa joie avec tous ceux qui errent encore. C'est à la fois exaltant et réconfortant, et ce n'est probablement pas un hasard si le disque sort peu de temps avant Noël. Voilà ce qu'il faut pour affronter l'hiver et retrouver le goût des fêtes : des morceaux qui réconcilient l'expérimentation avec la douceur de la pop, tout en gardant ce goût de futur, à l'image, pour le cinéma, de Cloud Atlas. On y revient donc. Un idéal musical pour notre époque.

 
 
 
 
 
 
 
 
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