La country est un genre qui, de notre côté de l'Atlantique, a tendance à faire fuir l'auditeur avant même la première note. Considérée, souvent à juste titre, comme le "musette" des États-Unis, la country-music évoque immanquablement quelques cow-boys caricaturaux, à la voix nasillarde, aux banjos incontinents et aux violons grinçants, ainsi que des hymnes de l'Ouest poussiéreux ou de la mélancolie des rodéos péquenots. Mais se contenter des clichés, c'est évidemment oublier que le genre, de Neil Young à Frank Black en passant par Johnny Cash, aura offert des chefs-d'oeuvre inattendus, souvent échafaudés sur de subtils mélanges et de fragiles alchimies, quand le rock et le folk viennent prêter main forte à des archétypes fatigués. Certains éléments sont encore plus essentiels, car la country est une musique "de proximité", qui se conçoit auprès du feu de camp, dans un bar enfumé ou dans le réconfort d'une cabane isolée mais rassurante. Dans ses plus belles interprétations, cette musique a besoin de chaleur et de contact, et ne survit qu'à la force du charisme du chanteur, à l'âme qui habite les morceaux, à la puissance ou à la délicatesse de ce qui est conté. Le quatrième album de la chanteuse Neko Case regorge de toutes ces qualités requises, et s'affirme comme l'une des plus grandes réussites modernes du genre.

        Neko Case est loin d'être une inconnue en ces lieux. En effet, elle apparaît sur les albums studios des New Pornographers et elle a déjà transcendé certaines perles du groupe telles que The Laws Have Changed, The Bones of an Idol, The Bleeding Heart Show ou Stacked Crooked. Mais surtout, Neko Case, c'est une voix inoubliable, tétanisante, quasi inhumaine, pouvant aussi bien plonger dans des graves abyssaux que s'envoler dans des aigus cristallins, passer de la douceur à des trémolos imitant naturellement les artifices du "vocodeur".

        Ce qui trouble chez Neko Case c'est l'impression de puissance retenue qui habite chacune de ses notes, une force qui ne s'exprime que rarement, avec d'autant plus d'impact. La chaleur de son timbre, la maturité de sa sonorité et l'élégance de sa diction en font sans doute la plus fascinante chanteuse de la pop actuelle. Sur les 35 minutes de Fox Confessor Brings The Flood, la voix de Neko Case ne cesse de surprendre, de révéler des qualités toujours plus envoûtantes, idéalement servies par une production "cathédrale" qui enveloppe l'auditeur et le laisse... sans voix.

        Prenons par exemple la piste n°4, a Widow's Toast, une minute et trente secondes quasi a capella, Neko Case s'y dévoile sans détour, mais son chant, dénudé, n'est jamais vulnérable, au contraire, il domine, il surplombe l'auditeur dans son omniprésence et sa simplicité. La musique présente sur Fox Confessor Brings The Flood est toujours forgée dans les arrangements les plus classiques, qui brillent par leur discrétion et leur dévotion aux standards du genre, et pourtant ce sont les aspirations mélodiques et les circonvolutions parfois désarçonnantes des compositions qui élèvent l'écrin de la voix au niveau de cette dernière. Sur That Teenage Feeling, on navigue entre insouciance et inquiétude lointaine, sur l'irrésistible Hold On, Hold On, Neko Case réinvente l'épopée du western en même pas trois minutes et un solo de "steel guitar", sur la chanson éponyme ténèbres et éclaircies se mettent au service d'une histoire qui échappe totalement aux canons de la country, sur l'admirable Star Witness la chanteuse s'approprie les codes des pires rengaines pour les plier sous sa voix, et les accents les plus abruptes se font soyeux.

        C'est bien à une nouvelle forme de volupté musicale que nous invite la flamboyante rousse. Si la mélancolie est parfois palpable comme sur At Last, Fox Confessor Brings The Flood est avant tout un disque heureux, ludique, jamais étouffant ou complaisant. Pour preuve, le "tube de salles de billard", John Saw That Number, qui d'un thème religieux et d'une déférence absolue aux codes de la country parvient à éveiller un plaisir inédit. La conclusion sensuelle et nerveuse de The Needle Has Landed semble directement issue de la BO de Kill Bill tout en préservant l'aura de Neko Case, qui tout en donnant sa voix toute entière au plaisir de ses auditeurs épargne son glamour et son mystère. Mieux que n'importe quel autre artiste, l'américaine semble avoir trouvé la formule pour faire entrer un genre désuet dans une nouvelle jeunesse, entre respect et petites expérimentations. En jouant sur des paroles surréalistes et une imagerie décalée, Neko Case offre avant tout un généreux recueil de chansons faussement simple et la plus sublime démonstration de ses saisissantes prouesses vocales.


Résumer Neko Case à sa voix, c’est un peu la réduire à un phénomène de foire. Oui, son timbre, sa puissance, sont uniques en leur genre. Il y a dans cet organe une maturité rare, une féminité exacerbée qui surprend au milieu des gamines et des gueulardes. Neko Case chante juste, fort, avec générosité, mais sans jamais donner l’impression d’en faire trop. L’américaine n’est ni une diva, ni une bimbo, ce n’est pas non plus une torturée, elle vit de grands espaces et de country. Sa folk, c’est celle de Neil Young, mais passée dans les filtres des productions les plus léchées.

Middle Cyclone est à la fois son disque le plus accessible et le plus réussi. Grand public, sans doute, mais porté par une collection de chansons parmi les plus accrocheuses et ciselées de ces dernières années. Le thème principal demeure la nature. C’est le grand album de la reconquête de l’animalité (People got a lotta nerve, I’m an Animal) et de la vengeance du monde sauvage (This Tornado loves you). En reprenant les Sparks, Neko Case signe même l’hymne écolo des années 2010 (Don’t turn your back on Mother Earth), mais en évitant tout le côté moralisateur ou niais.

Car, par ailleurs, la chanteuse carbure au féminisme (The next time you say forever) et aux romances tristes (Vengeance is sleeping). Quand elle allie douceur et mélancolie, cela donne des instants frôlant le sublime (Middle Cyclone) ou percutant l’extase (The Pharaohs). Le sommet de l’album est une longue litanie en mode mineur, Prison Girls. On y retrouve à la fois la dureté (dans le rythme et la menace) et la délicatesse. Jusqu’à une ligne qui fait vibrer le spectre de Johnny Cash : « I love your long shadows and your gunpowder eyes ».

Non sans humour, Neko Case conclut son disque par 30 minutes de bruitages animaliers titrés en français Marais la nuit. Comme pour mieux faire passer la prestance de ce qui a précédé, en particulier la perfection de la dernière chanson, Red Tide, qui, en moins de 3 minutes, résume l’œuvre, tout simplement. Neko Case ne révolutionne rien et n’a pas d’autre prétention que de faire de la bonne musique. Avec tout le talent et la vindicte dont elle est capable, comme le prouve à merveille la pochette, aussi drôle que parfaitement choisie. Dans ses ambitions, humbles mais très affirmées, Midde Cyclone atteint une sorte d’idéal.

Accessoirement, il s’agit de mon disque de l’année 2009.


Neko Case

The Worse Thing Get, The Harder I Fight, The Harder I Fight, The More I Love You

Accouché dans la douleur, The Worse Things Get, The Harder I Fight, The Harder I Fight, The More I Love You (quel titre !) est sans nul doute le disque le plus personnel de la carrière de Neko Case. La chanteuse américaine, qui va bientôt fêter ses 43 ans, a toujours revendiqué haut et fort ses engagements divers et en particulier envers la cause animale. Son précédent album, le grandiose Middle Cyclone, était d'ailleurs dédié à la nature, dans sa toute puissance et sa beauté. Durant les quatre années qui ont suivi, Neko Case a traversé une longue phase de dépression suite à plusieurs deuils. Cette remise en question, et la lente reconstruction, a été largement documentée par l'artiste elle-même sur son compte Twitter. Reine de ce média pourtant peu intéressant, elle sait mieux que personne en jouer avec humour et sincérité. On pouvait presque se demander si elle trouvait le temps de composer entre deux « tweets ».

The Worse Things Get... est une flamboyante réponse, à la hauteur des attentes. Certes, la musique est moins aventureuse que celle de Middle Cyclone et on peut préférer les ambiances de Blacklisted et Fox Confessor, mais il suffit de se pencher sur les textes pour être frappé en plein cœur. Le meilleur exemple étant Nearly Midnight, Honolulu. La chanteuse raconte a cappella une scène d'abus verbal d'une mère envers son enfant (« get the fuck away from me ! ») pour le transformer en une prière consolatrice. Un échos à ses propres relations tumultueuses avec ses parents décédés ? Probablement. Ailleurs, l'auteur rêve d'être invisible, de se fondre avec les arbres de la forêt, de disparaître. « I wanted so badly not to be me », murmure-t-elle sur Where Did I Leave That Fire, qui débute avec des bruits de sonar de sous-marin. Et lorsqu'elle s'affirme c'est... en tant qu'homme, sur l'imparable single Man. Plus inattendue encore, la magnifique reprise de Afraid de Nico, morceau issu de Desertshore.

La conclusion de Ragtime fait intervenir une explosion de cuivres qui crée une sensation libératrice, indispensable après une telle plongée au cœur des ténèbres. The Worse Things Get pourrait être étouffant, il ne l'est jamais, car la voix de Neko Case, phénomène de la nature en soi, possède toujours cette énergie, cette étincelle, que rien ne semble pouvoir altérer. Avec l'âge, la chanteuse a appris les nuances, les démonstrations de force se font plus rares, et l'émotion n'est que plus évidente. Si l'album n'est peut-être pas le meilleur de l'artiste, il est certainement le plus attachant. En espérant que cette catharsis offrira à Neko Case la renaissance annoncée ici.

 
 
 
 
 
 
 
 
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