Il advient parfois des moments où l'on est plus sensible aux oeuvres d'art. Des périodes où l'on a besoin, consciemment ou inconsciemment, d'être transporté, où l'on recherche ce frisson qui transcende, où l'on voudrait être charmé par une découverte accueillante. On attend sans attendre, on s'y attend sans être forcément prêt. On laisse couler les premières mesures entraînantes de Twin Cinema sans voir venir la déferlante. On se dit que voilà du pop-rock de belle facture, que notre dose d'énergie sonique va être servie sur un plateau d'argent, c'est déjà bien, c'est déjà beaucoup. Les deux premiers albums du groupe, solidement formé autour d'A.C. Newman, aussi créateur d'un excellent album solo en 2004, étaient déjà très réussis, du moins on y découvrait des perles flamboyantes au sein d'un magma inégal mais hautement adorable. Bref, on ne pouvait oublier les mirifiques Letters from an Occupant, Mass Romantic, et autre The Laws Have Changed et on espérait croiser une poignée de perles de ce niveau. Mais on ne voulait pas croire au chef-d'oeuvre, pas déjà, pas encore.

        Dès que A.C. Newman laisse le micro à la chanteuse de country "alternative" Neko Case, fidèle partenaire des New Pornographers, sur The Bones Of An Idol, c'est l'extase, la révélation, la lumière divine qui s'allume au fond du placard où nos oreilles prennent la poussière. Le groupe a tout compris a ce qui fait le prix d'une grande chanson immédiatement inoubliable, en particulier au niveau de l'évolution spectaculaire de la musique au fil du morceau, le plus brillant des exemples étant sans doute The Bleeding Heart Show, plutôt proche d'un certain idéal jouissif, à la droite du Dreaming de Blondie. Tout débute en douceur avec la voix de Newman, un petit piano, une rythmique lointaine, la voix de Neko Case qui vient soutenir discrètement, puis la chanson prend son essor, gonflant ses ailes, les voix s'entremêlent, et au bout de deux minutes, les guitares prennent l'assaut, les choeurs se font généreux et le rythme devient compulsif. C'est la déferlante, le tremblement de terre, le débordement mélodique, Neko Case raconte n'importe quoi ("we have arrived to late to play the bleeding heart show"), mais peu importe, c'est gigantesque, incommensurable, un final qui dure la moitié de l'oeuvre. The Bleeding Heart Show est l'équivalent musical d'une demoiselle gironde qui s'offrirait à danser dans nos bras. Soudain on comprend enfin la véritable signification de l'intrigant patronyme du groupe...

        La magie de Twin Cinema fait durer cette danse libertine tout au long de l'album, sans temps mort. Avec des slows, tel le gracieux These Are The Fables, des hymnes rock'n'roll comme le single Use It, des brutalités presque punk (The Jessica Numbers), des objets inclassables d'une sensualité voluptueuse (les circonvolutions indécentes de Falling Through Your Clothes), des cavalcades euphorisantes qui donnent envie d'aimer (Sing Me Spanish Techno), un funk branlant et titillant (Three or Four), des ballades à reprendre autour du feu de camp (Streets of Fire), et un final qui voisine avec le pompeux pour mieux prendre la clef des champs (Stacked Crooked, dotée de la plus belle gâterie jamais entonnée par Neko Case, un "whooooooooooo" qui donne à croire que les fées existent). The New Pornographers se moquent des étiquettes, mettent des cuivres là où il faudrait des cordes, de l'écho quand on s'attend à de l'acoustique, des ruptures rythmiques enivrantes, de la complaisance pour la luxure mélodique. On leur pardonne tout, on se prend de passion pour leurs audaces, pour leurs largesses, pour leur fraîcheur stimulante. Twin Cinema s'installe dans le lecteur de CD, prend ses aises, refuse les habitudes et s'impose durablement, définitivement, séducteur infaillible de nos radieuses journées.


C'est avec une douceur inattendue que débute le nouvel album du collectif miraculeux des New Pornographers. My Rights Versus Yours dissimule sa nervosité et ses pulsions conquérantes sous des allures pop à la fois immédiatement identifiables (la voix de A.C. Newman, les chœurs de Neko Case, le sens incroyable de la progression...) et avec des penchants aériens déjà aperçus dans les opus précédents mais rarement aussi évidents. En quelques sortes, Challengers débute là où s'achevait Twin Cinema et sur les élans de Stacked Crooked. Apaisés les New Pornographers ? Oh que non, si la forme est moins électrique, elle ne masque pas longtemps l'énergie qui habite All The Old Showstoppers.        

Mais l'album affirme sa beauté dès que Neko Case se penche sur le micro, la chanson éponyme étant d'une grâce un peu écrasante, portée par l'organe sans équivalent de la chanteuse canadienne. La surprise vient sans doute des trois contributions de Dan Bejar, qui ne cesse de gagner en substance au fil de son œuvre (avec le collectif ou en solo). Myriad Harbour, Entering White Cecilia et surtout le final de The Spirit of Giving sont les morceaux les plus inventifs du disque, ils lui apportent étrangeté, humour et émotion décalée. Les rocks de Newman, tels que All the Things That Go to Make Heaven and Earth ou Mutiny I Promise You passent plus inaperçus. Heureusement il se rattrape sur les chansons plus ambitieuses comme l'épique Unguided ou le festival Neko Case qu'est Go Places.        

Et peu avant la fin, le compositeur nous offre les admirables Adventures in Solitude, qui viennent fendre le cœur, avec une complexité si maîtrisée qu'elles créent l'évidence la plus pure. C'est pourquoi je qualifiais le groupe de miraculeux au début de cette chronique. Autant de personnalités fortes et de sensibilités différentes qui viennent s'entrechoquer pour mieux donner naissance à une musique tendue mais infiniment rassurante, agréable, nécessaire, c'est ici que se conçoit le prodige. The New Pornographers et Challengers font du bien à l'être, forcément rien n'est plus précieux.


L’existence des « supergroupes » ne tient généralement qu’à un fil. Formées par des artistes ayant des carrières solo florissantes et reconnues, ces coalitions sont souvent vouées à l’éphémère, à la déception et surtout à des interventions sporadiques. Réunir des personnalités débordées dans le but de leur faire écrire et enregistrer des chansons dans le même studio tient de la gageure. On est donc toujours surpris et ravi de voir les New Pornographers persister et signer. Together est leur cinquième album en dix ans, ce qui donne une moyenne impressionnante, sachant que les activités solo de ses membres n’ont pas faiblies pour autant.

Durant cette décennie, Dan Bejar a aussi offert cinq album (et quelques Ep), A.C. Newman n’en a délivré que deux mais de haute tenue (The Slow Wonder et Get Guilty) et je ne mentionne qu’à peine Neko Case, cinq album itou, toujours plus réussis et populaires. Les autres membres du supergroupe ont aussi leurs propres activités, certes moins médiatiques. Le revers de la médaille est que, si The New Pornographers parviennent à exister en studio, en concert vous pouvez toujours rêver pour les voir tous réunis. Entre la phobie de Dan Bejar pour l’exercice et l’agenda débordant de Neko Case, il ne faut pas s’inquiéter de l’absence de deux des principales têtes d’affiche ; même si, notons-le, Kathryn Calder parvient de manière surprenante à jouer les doublures de Neko.

Bref, et la musique ? Together se veut l’album de la réunion, celui qui réconcilierait les tendances les plus énergiques des deux premiers disques du groupe et l’aspect pièce-montée de Challengers. Drôle d’idée en fait, vu que ce travail avait déjà été accompli sur leur meilleure œuvre : Twin Cinema. Pas de grands changements à l’horizon, donc, dès les premières mesures de Moves, on reconnaît ce son devenu inimitable. Si les surprises ne sont pas de mises, tout repose sur les gimmicks, les harmonies dantesques et la hardiesse des compositions.

A ce niveau, Together ne déçoit pas. Les chansons prennent leur temps pour dévoiler leurs charmes, mais le disque est nettement plus accessible que le mésestimé Challengers. Le single Your Hands (Together) est irrésistible et fait sans mal jeu égal avec From Blow Speakers ou Use It. Mais cette joyeuse efficacité tourne parfois un peu à la routine. Les moments de bravoure attendus, que ce soient les contributions de Dan Bejar ou les performances vocales de Neko Case, sont superbement déroulées, toujours plaisantes, mais nous laissent un peu sur notre faim.

Néanmoins Crash Years ou We End Up Together font vibrer comme au premier jour. Mais comment ne pas réclamer d’un supergroupe qu’il nous abreuve de superdisques ? Together c’est un peu notre Justice League en roue libre, se reposant sur ses superpouvoirs. On fait « whouaaaa », parce que c’est toujours impressionnant quand Neko Case fait s’effondrer les immeubles avec sa voix clamant que « It’s feeling Byzantine ». On a l’habitude, aussi. Réaction d’auditeur gâté, sans doute, trop familier des prodiges.


The New Pornographers - Brill Bruisers

La Justice League du rock est de retour. Après un dernier épisode en demie teinte (Together), on pouvait craindre de ne jamais retrouver les frissons des débuts. Balayons sans attendre toutes les inquiétudes : les super-héros ne sont pas fatigués. Brill Bruisers met de côté les accents apaisés du mésestimé Challengers et les compositions peu inspirées de Together pour revenir à l'énergie de Twin Cinema. En ce sens, ce nouvel album est le digne successeur du chef-d'œuvre des New Pornographers, il en retrouve la puissance mélodique sans pour autant en être une banale photocopie. En effet, des éléments électroniques font leur apparition en soutien de toutes les chansons, pour un résultat offrant à la fois une unité sonore mais aussi une vraie modernité.

Il faut dire que depuis la sortie de Together, A.C. Newman, Neko Case et Dan Bejar ont chacun offert leur œuvre la plus personnelle et renforcé la crédibilité de leurs carrières solo respectives. Pour autant, les trois artistes se fondent à nouveau parfaitement dans l'esprit de groupe pour emballer une power pop dévastatrice. Ce qui donne 13 chansons fantastiques qui semblent n'être que d'immenses refrains défilant à un train d'enfer. Certaines mélodies s'avèrent imparables, à l'image de celles de Champions of Red Wine et de Marching Orders (deux performances de Neko Case). Mais c'est probablement Dan Bejar qui vole la vedette avec trois chansons gigantesques : War on the East Coast (le Bleeding Heart Show de l'album), Born with a Sound (l'arrivée de Amber Webber, la chanteuse de Black Mountain, peu avant la fin du morceau étant un des grands moments musicaux de 2014) et Spidyr (un remake d'une chanson de Destroyer).

Brill Bruisers réserve d'autres surprises, comme le charmant interlude entonné par la discrète Kathryn Calder (Another Drug Deal of the Hear). Dans sa dernière ligne droite, la frénésie semble se calmer mais c'est pour mieux dégainer d'autres refrains inoubliables (Wide Eyes, You Tell Me Where) ainsi que deux déferlantes (Dancehall Domine et le Spidyr déjà cité). On espère toujours beaucoup des New Pornographers et il est très facile d'être déçu. Mais Brill Bruisers est exactement à la hauteur de nos attentes, c'est-à-dire irrésistible et l'un des meilleurs albums de l'année.

 
 
 
 
 
 
 
 
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