Oz, un monde extraordinaire (Return to Oz)

de Walter Murch

C'est une histoire méconnue mais qui fait le bonheur des cinéphiles qui étaient mômes dans les années 80. En courant après les triomphes des productions Spielberg et Lucas, les studios Disney ont accouché, sur un peu plus de cinq années, d'une série de films tous plus malades les uns que les autres. Que ce soit au niveau de l'animation (avec comme sommet le terrible Taram et le Chaudron Magique) et surtout en live (du Trou Noir en passant par Le Dragon du Lac de Feu), Disney cherchait la recette susceptible de séduire aussi bien les enfants que les adultes. Bref, c'était l'alchimie de Star Wars et d'Indiana Jones qui leur échappait et l'hégémonie de Mickey sur le divertissement familial vacillait. Majoritairement conspuées en leur temps, ces tentatives très inégales méritent d'être redécouvertes aujourd'hui. C'est en particulier le cas de Return to Oz (Oz, un monde extraordinaire en VF), surtout à la lumière du fiasco du récent Monde Fantastique d' Oz de Sam Raimi.

Suite directe du classique de Victor Fleming, quelques 46 ans après, Return to Oz est une adaptation assez fidèle des deux prolongements du Magicien d'Oz rédigés par Frank L. Baum. Il s'agit du Merveilleux Pays d'Oz (1904) et de Ozma, la Princesse d'Oz (1907). Les nombreux fans de l’œuvre de Baum estiment que le film de Walter Murch est plus fidèle au texte et à l'esprit de l'écrivain que celui de Fleming. Il faut dire que, début du siècle oblige, les récits de Baum possèdent une noirceur pas forcément évidente à rendre à l'écran. Sur sa lancée crépusculaire, Disney plonge tête baissée avec en ligne de mire The Dark Crystal de Jim Henson et Frank Oz (justement). En résulte un film improbable qui créa la polémique, fut un fiasco, avant de sombrer dans les limbes du 7e Art.

Mais ceux qui l'ont vu à l'époque, surtout s'ils étaient mômes, n'ont jamais oublié Return to Oz. Très culte, car quasi introuvable, l’œuvre provoque encore l'effroi et l'émerveillement à chaque évocation. Pour la petite histoire, il paraît que les enfants sortaient en hurlant en plein milieu des projections. Rien ne leur est épargné. Ce pays d'Oz étant plutôt celui dont on fait les cauchemars. Dès les premières scènes, Dorothy est envoyée dans un sorte d'hôpital psychiatrique pour enfants où elle échappe de peu à une séance d'électrochoc longuement présentée lors de scènes angoissantes. Elle parvient à s'évader grâce à l'aide d'une gentille comparse blonde qui finira noyée dans une rivière en furie quelques instants plus tard. Le film de Murch reprend l'idée que Dorothy s'enfuit dans un monde imaginaire pour échapper aux traumatismes du quotidien. C'est d'autant plus évident dans cette histoire où Oz accueille les proches de Dorothy ayant trouvé la mort. La fin du métrage n'hésitant pas à sous-entendre une réelle schizophrénie chez l'héroïne.

En attendant, les bambins auront droit à d'étranges punks à roulettes, un désert qui transforme tout ce qu'il touche instantanément en poussière, à une sorcière qui collectionne les têtes décapitées (mais vivantes) histoire de pouvoir en changer à la moindre occasion, à un roi des gnomes cruel et cannibale, et on en passe. Oppressant, prenant place dans une version dévastée du Oz de Fleming, le film joue la carte de la noirceur avec une sincérité totale. Même les nouveaux compagnons de Dorothy, aussi attachants qu'ils soient, sont capables d'effrayer le jeune public. Production fastueuse, Return to Oz a les moyens de ses ambitions et bénéficie en outre d'excellents effets spéciaux. Les animations image par image des gnomes de pierre sont tout à fait convaincantes, sans parler des décors et costumes, rarement pris en défaut. Notons aussi une excellente musique signée David Shire (Conversation Secrète, Zodiac). Spectaculaire et bien rythmé, le film aligne les qualités. Son interprétation n'est pas en reste, surtout quand on découvre que le principal antagoniste possède l'inimitable voix de Nicol Williamson, le Merlin d'Excalibur. L'autre coup de génie étant la découverte de la jeune Fairuza Balk, dont les traits inhabituels et le talent déjà évident, contribuent à l'étrangeté de l’œuvre.

Bien sûr, ce n'est pas parfait, loin de là, et on ne cachera pas une certaine indulgence liée tout autant à la nostalgie qu'à la rareté du film dont on aimerait une réhabilitation en fanfare. Pour y revenir, on est assez loin du chef-d’œuvre Dark Crystal. Ceci dit, l'intelligence de Return to Oz, intéressante introduction à la psychanalyse pour les plus petits, surprend encore aujourd'hui. Si on ajoute le visuel fastueux et la bizarrerie permanente, le film fascine d'un bout à l'autre. De surcroît, bien peu de productions Disney peuvent se vanter de faire réfléchir longtemps après la fin de leur visionnage. Car la plus grande qualité de Return to Oz est aussi son principal défaut, c'est une œuvre qui hante. Autant de thèmes passionnants et d'audaces ne peuvent pas être seulement le fruit du hasard, il s'agit d'une vraie réussite incomprise.


Hot Fuzz

de Edgar Wright

L'autre jour l'idée m'est apparue dans sa pleine évidence. Les anglais ont Hot Fuzz, nous avons Bienvenue chez les Ch'tis. Ne riez pas de la comparaison, elle fait sens. Avec son protagoniste hautain plongé dans la cambrousse pleine de clichés et qui finira par ne plus vouloir la quitter. Même barrière de la langue, même propension à l'alcoolisme et au laxisme divers, même attachement aux valeurs folkloriques, même bienveillance de façade, l'Angleterre profonde d'Edgar Wright n'est pas très éloignée du Nord de Dany Boon. Sauf qu'évidemment entre les deux films il y a un monde. Qu'on pourrait aisément qualifier de 7e art. Entre Hot Fuzz et Bienvenue chez les Ch'tis, tout le cinéma s'étend.

L'œuvre de Dany Boon s'apparente à un téléfilm paisible du dimanche soir, quasiment à un pilote de feuilleton pour public peu exigeant. Les enjeux sont simples, classiques, jamais surprenants ni perturbants. Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. L'humour repose sur une ou deux notes toujours identiques, répétées en une litanie anesthésiante. C'est du cinéma vieille pantoufle, qui utilise les clichés pour ne produire que du cliché.

Inutile de préciser que Hot Fuzz adopte la démarche résolument inverse. Mise en scène moderne, références contemporaines, humour qui ose, et surtout mélange des genres à tous les étages. Bienvenue chez les Ch'tis a son histoire d'amour cloche, Hot Fuzz a sa secte tueuse. De même, la « bromance » revêt des atours nettement plus percutant chez Edgar Wright et au final, ces originalités offre au film une personnalité que celui de Boon n'atteint jamais. Rien ne vaut une amitié qui se bâtit autour de Michael Bay et de fusillades sur la place du marché.

Qu'on y réfléchisse bien, la comparaison est juste et très révélatrice. Certes, l'Angleterre aussi produit son lot de niaiseries, mais je dirais que ce dont il faut s'inspirer c'est le haut du panier, pas le fond pourri. Budget conséquent, Hot Fuzz n'a pas coûté plus cher que le film de Dany Boon, et, s'il n'a pas été un phénomène au box-office, le culte qui l'entoure, son succès en vidéo, lui assure une postérité internationale que Bienvenue chez les Ch'tis n'aura jamais. Évidemment, le Dany Boon sera longtemps un favori des programmations télévisées en manque d'imagination. Il vient s'inscrire dans la lignée des De Funès et des Francis Veber. On me dira que c'est déjà beaucoup et au final l'auteur ne désirait probablement pas davantage. C'est bien pour cela que je persiste à écrire qu'il y a tout le 7e art d'écart entre Boon et Wright.

La cruauté apparente du film britannique est compensée par une tendresse encore plus grande, qui bat en brèche les clichés étalés. Eux-mêmes se révèlent en grande partie entretenus par une secte de notables passéistes. Le message est clair et plus nuancé qu'il n'y paraît, permettant à la modernité et aux traditions, à l'énergie purement rock'n'roll et à la verdure paisible, de cohabiter au final. Bien sûr, c'est une parodie, un polar noir, ironique et burlesque, mais comment se fait-il alors que, comme tout ce que fait Edgar Wright, il nous émeuve autant en avançant derrière le voile du second degré permanent ? Parce que le réalisateur et ses comédiens aiment leurs personnages, oui, parce que l’auteur ne cesse de glisser subtilement des petits détails touchants, des petites choses qui font exister cet univers au-delà de l'ironie facile.

C'est aussi l'ambition de Dany Boon et il semble qu'il y soit parvenu auprès de nombreux spectateurs. Cependant, à tous les niveaux, la manière de faire refuse absolument les prises de risques et ne fait qu'avancer de façon mécanique. L'évolution psychologique des protagonistes est la même que dans Hot Fuzz mais ne se construit qu'autour de schémas mille fois vus et revus. Kad Merad va au restau avec ses collègues de travail, tente maladroitement d'adopter leurs us et coutumes, c'est drôle, c'est toujours la même rengaine, voilà. Dans Hot Fuzz, on fait une fusillade dans le supermarché. C'est la même scène, les mêmes enjeux dramatiques et psychologiques ou peu s'en faut. Et le même résultat. Mais tout, dans la forme, mais aussi dans l'idée, s'oppose.

On ne peut pas faire une comparaison stricte entre Hot Fuzz et Bienvenue chez les Ch'tis, même si à la revision de nombreuses scènes se font échos, ne serait-ce, comme je le disais plus haut, sur leurs intentions et sur leur importance dramaturgique. On voudra facilement balayer tout ce que je viens d'écrire sous le prétexte que d'un côté il s'agit d'une comédie familiale et de l'autre un gros bordel britannique avec des guns, du gore et des gags déplacés. Présenter les choses ainsi c'est déjà donner la victoire à Edgar Wright, si vous voulez mon avis. Faisons simple pour terminer, juste pour rire, et résumons ainsi l'échec d'une histoire par rapport à une autre : à la fin du Boon, le héros pleure mais repart, à la fin du Wright, le héros sourit et reste. A mes yeux, la conclusion la plus émouvante n'est pas celle qui a fait 20 millions d'entrées en France...


Love Exposure

de Sono Sion

C’est une histoire d’amour fou. Avec des petites culottes. Un garçon, une fille, vont-ils triompher de la religion ? Avec des érections. Peut-être. Cela prendra quatre heures. Plus épique qu’Autant en Emporte le Vent, plus  long que Titanic, Love Exposure se rêve mélodrame ultime. Mais avec toute la liberté de ton et la fantaisie du Japon des années 2000. Le portrait d’une société errante et délirante se double d’une explosion en règle de toutes les limites du cinéma. On ne peut pas faire ça ? Sono Sion le fait quand même. Et en rajoute. Une comédie romantique avec du gore, du kung fu, des vices et des vertus ? Interdit ? Non, pas ici. Choisir des personnages fous, bons à enfermer dès le départ, et nous les rendre attendrissants, même dans leurs pires excès. Partir de la trivialité la plus totale pour remonter jusqu’à l’extase, jusqu’à la quintessence du mélo. En ne se privant de rien, du gag le plus vulgaire à la tirade la plus sublime.

On ne voit pas passer l’improbable durée, on en ressort lessivé, mais heureux comme rarement. Palpitant d’un bout à l’autre, Love Exposure se relance sans cesse sans jamais se perdre. Les thèmes principaux passent d’un plan à l’autre mais trouvent leur juste conclusion. Un tour de force, tant le film paraît parfois partir dans tous les sens au simple gré de sa fantaisie. Pour certains spectateurs ce sera probablement trop. Trop  fou. Trop de tout. Une déferlante à laquelle s’ajoute l’exotisme nippon carburant à plein sur des clichés transcendés. Les japonais ? Tous des pervers ! Mais plus passionnés que dans Love Story. Les japonaises ? Toutes des psychopathes ! Mais avec des histoires bouleversantes qui se dévoilent peu à peu.

Oui, pour certains, il s’agira d’un choc trop violent, l’impression de débarquer dans un asile à ciel ouvert. Il faut dire que tout est fait dans le sens du choc et la sobriété n’est pas à l’ordre du jour. Seul un budget restreint freine un peu les ardeurs de Sono Sion. Pour sûr que s’il en avait les moyens, il viendrait donner une fessée au pourtant génial Scott Pilgrim d’Edgar Wright. Film de l’exagération et de la surprise, à la fois fauchée et épique, intime et universel, Love Exposure ne se raconte surtout pas. Bien sûr, il y a des grandes lignes : la religion, les sectes, les pervers (« hentaï ! ») de tout poil, la famille et encore et toujours l’amour dans ses apparences les plus improbables.

Vous pouvez légitimement vous poser la question : quel intérêt de parler d’une œuvre, si, justement, on s’interdit d’en parler ? Mais pour vous rappeler l’existence de ce film, pardi ! Pour vous dire de ne craindre ni sa durée, ni son sujet, ni son origine. Pour vous encourager à laisser votre amour pour le cinéma vous guider. Vous n’avez jamais vu un mélodrame comme celui-là et vous ne pourrez jamais l’oublier. Une vraie, une grande, une sublime expérience. Laissez de côté la routine et jetez-vous dans les bras de Love Exposure.


Koyaanisqatsi

de Godfrey Reggio

En 2012, les cinéphiles qui se souviennent de l’existence de Koyaanisqatsi évoquent avant tout, soit l’usage, novateur à l’époque, de l’intervallomètre, soit la partition de Philip Glass, sans doute sa plus fameuse. Mais c’est réduire le documentaire de Godfrey Reggio à des à-côtés, certes indispensables, mais qui ne sont que des parties d’un tout nettement plus ambitieux. Bien sûr, vous connaissez tous la musique de Koyaanisqatsi, au minimum le morceau Pruit Igoe, utilisé partout depuis 1982 (de la publicité en passant par Grand Theft Auto IV et les Watchmen de Zack Snyder). Bien sûr, le déroulement accéléré du temps, pour suivre le ballet des nuages ou l’activité des hommes, est devenu un cliché visuel. Comme déjà mentionné, Koyaanaisqatsi ne se limite pas  à ces éléments fondateurs. Ne serait-ce que par sa narration inoubliable, en particulier dans son utilisation de la durée. Ce n’est pas une œuvre contemplative, c’est une œuvre qui raconte, qui palpite, qui se fige ou s’élance jusqu’à l’épuisement, jusqu’au bouleversant.

A l’origine, Koyaanisqatsi devait être nommé par un symbole intraduisible et ne comporter aucun texte explicatif. Godfrey Reggio visant à l’universalisme le plus pur, que tout être humain puisse donner du sens à l’œuvre, selon sa propre grille de lecture. Evidemment, si le film n’appuie pas sur la moralisation, s’il refuse tout récit évident, le réalisateur a une vision du monde qu’il souhaite partager. A la toute fin du métrage apparaissent deux textes, l’un évoquant le sens du mot Koyaanisqatsi en langage Hopi (« la vie déséquilibrée ») et le suivant contant une prophétie du même peuple. Ces phrases orientent, et éclairent, les images qui ont précédées, mais ne les enferment pas en une seule interprétation. Reggio ayant voulu « filmer la beauté de la bête », lors d’un tournage qui lui a pris 6 ans, il dénonce autant qu’il admire.

L’avant-dernière partie du film, connue sous le nom de The Grid, illustre nos vies quotidiennes de sociétés modernes dans un accéléré qui ne semble ne jamais vouloir s’achever. Défilement des voitures, course des piétons, tournoiement de la nourriture industrialisée, chaînes de montage, en boucle, toujours plus vite nous semble-t-il. La séquence dure 20 minutes, au bout de 5 d’entre elles le spectateur est déjà épuisé. Avec la litanie palpitante de la musique, le tout devient hypnotique, entre fascination et effroi. Il ne peut y avoir qu’une explosion pour conclure une telle fuite en avant, une telle folie du mouvement. Le film reste alors en suspend, planant au-dessus des villes qui se superposent aux microprocesseurs. Puis quelques visages anonymes défilent. Derrière les regards transpercent une souffrance et un vide indicibles, un manque, un désarroi, une tristesse. Une fusée décolle alors. Apothéose de la technologie, sommet du progrès humain. Elle s’élève lentement. Puis explose. Sur le thème funèbre composé par Philip Glass, le sommet de l’appareil, calciné, retombe en tournoyant au ralenti vers le sol. Dans sa puissance métaphorique, évidente et subtile à la fois, il s’agit là d’une des plus belles fins de l’histoire du cinéma.

La descendance de Koyaanisqatsi est innombrable et souvent célèbre. En premier lieu les deux volets suivants de « la trilogie des qatsi », Powaqqatsi (1988) et Naqoyqatsi (2002). Le directeur de la photographie, Ron Fricke s’est ensuite lancé dans sa propre filmographie documentaire, son point d’orgue étant le fameux Baraka (1992), en partie similaire à Koyaaanisqatsi et Powaqqatsi, au moins au niveau des intentions, mais définitivement plus porté sur la beauté pure des images. Le film pêche aussi par sa musique, plus classique que celle de Glass. L’influence de Reggio sur l’univers du documentaire conçu pour le cinéma s’étend à l’infini. Mais trop souvent ses suiveurs tombent dans les pièges que l’auteur avait su si brillamment éviter : commentaires redondants, morale édifiante, explications envahissantes, tentation de la belle image pour la belle image et surtout musique dégoulinante du style Gladiator/Le Roi Lion

Koyaanisqatsi vient d’avoir 30 ans et ce qu’il nous montre n’a fait que s’accentuer depuis sa sortie. C’est un lieu commun qui s’applique néanmoins parfaitement ici : le film semble encore plus d’actualité aujourd’hui. Prophétique ? Visionnaire ? Non, juste parfaitement en résonnance avec notre réalité. Ce qui était, ce qui est et ce qui sera. Jusqu’à l’explosion finale ? Peut-être. Mais surtout jusqu’à l’espoir. L’espoir en cette humanité qui peignait au fond des cavernes et qui envoie aujourd’hui des fusées dans l’espace. Capable du meilleur comme du pire et surtout capable de déceler la beauté en toute chose.


La Fille de Ryan

de David Lean

Lorsque La Fille de Ryan arrive sur les écrans en 1970, la carrière de David Lean est encore à son sommet, et pourtant il s'agit ici de son avant-dernier film pour le cinéma (le dernier étant le méconnu la Route des Indes). Le metteur en scène britannique vient en effet d'enchaîner, en un peu plus d'une décennie, trois chefs-d'oeuvre fondateurs et inégalés (le Pont de la rivière Kwaï, Lawrence d'Arabie et le Docteur Jivago), qui l'ont institué comme le Cecil B. DeMille de son temps. Dans l'esprit du public et de la critique, le nom de David Lean est définitivement associé au grand spectacle, aux drames historiques les plus épiques et aux personnages les plus grandioses. Les cinq années de production de La Fille de Ryan, le budget pharaonique pour l'époque et les rumeurs les plus folles auront ainsi provoqué l'attente d'un « Docteur Jivago 2 », occultant d'autant plus le souvenir des oeuvres plus intimistes (et tout aussi réussies) du réalisateur, telles que Vacances à Venise ou Brève rencontre. Car c'est en gardant à l'esprit les différentes facettes de Lean que l'on comprend mieux en quoi La Fille de Ryan est à la fois une somme, un testament et la plus discrète des tragédies héroïques.

L'Irlande en 1916 se trouve à la croisée de multiples conflits : occupée par l'Angleterre, elle-même engagée sur le continent dans la Guerre mondiale, le pays est balayé par les remous de l'histoire tout autant que par les vagues lancinantes de l'Atlantique. Mais si la grande Histoire est bien présente, le coeur du film se situe auprès de la fille de l'aubergiste Ryan, Rosy (Sarah Miles, épidermique), dont les élans et les errances rythment chaque événement jusqu'à peut-être provoquer le déchaînement des éléments. Rosy est une femme-enfant gâtée et capricieuse, pas très éloignée au début du métrage de la Scarlett O'Hara de Autant en emporte le vent. C'est tout autant par désir physique que par innocence adolescente qu'elle épouse l'instituteur Charles Shaughnessy (Robert Mitchum, d'une surprenante fragilité), veuf bien plus âgé qu'elle, et ce, malgré les avertissements du pasteur Collins (Trevor Howard, admirable dans le rôle difficile du sermonneur libre d'esprit). Déçue par la gentillesse excessive, la discrétion, voire la passivité de son mari, Rosy succombe immédiatement au charme monolithique du major Doryan, soldat traumatisé par son passage sur le front et envoyé en Irlande pour se reposer.

Mais si l'ennui domine les rues du village et les esprits échaudés des habitants de la petite communauté, il n'y a pas de repos possible dès que les hommes s'approchent de la Nature, immense, omniprésente, filmée comme rarement au cinéma par un David Lean transcendé par ses paysages. Si l'on ne peut évidemment pas contourner les plages et les falaises dévorées par le vent et les vagues, il ne faut pas oublier une scène d'adultère forestier d'une sensualité frappante, où l'on devine par avance des accents panthéistes que l'on ne retrouvera que dans le cinéma de Terrence Malick. David Lean transforme ce passage obligé en une communion physique avec la forêt, dont on peut presque deviner la moiteur et les parfums. C'est par son cadre que la Fille de Ryan s'affirme comme extrêmement spectaculaire, la longue et très célèbre scène de tempête en bord d'océan en étant le symbole le plus évident. Réalisée avec un minimum de trucages, la tempête, et ses vagues de plusieurs mètres qui viennent se briser de manière apocalyptique sur le rivage, reste le clou visuel du film. Avec un travail de mise en scène et de prise de son formidables, cette séquence est toujours unique, aucun effet numérique ne pouvant remplacer son réalisme écrasant.

Mais pour parler de La Fille de Ryan, il est à présent temps d'oublier cette séquence que beaucoup de critiques de l'époque auront retenue au détriment de tout le reste du métrage. Certes, l'aspect historique de l'oeuvre peut paraître un peu « dérisoire » par rapport aux précédents films de Lean, mais c'est en refusant de choisir véritablement l'un ou l'autre camp (irlandais ou anglais) que la vision du réalisateur surprend le plus. D'un instant à l'autre du film, on se sent prêt à prendre fait et cause pour Tim O'Leary et ses rebelles ou à conspuer ces mêmes irlandais lâches et grossiers. Mais au final, ce n'est pas politiquement que David Lean va juger ses protagonistes, mais bien humainement. La dernière demi-heure du métrage est déchirante et la conclusion n'épargne personne, même si la morale est loin d'être aussi évidente qu'on pourrait le croire. Le jugement reste en suspens, la fin de l'histoire est ouverte et le prêtre vient offrir le doute par le biais d'une réplique qui à elle seule représente les nuances innombrables de La Fille de Ryan, qui n'a d'Hollywoodien que quelques apparences, et qui se rapproche beaucoup plus de la sensibilité européenne, en particulier dans ses instants d'austérité.

Car l'oeuvre est souvent âpre, par exemple lors de la séquence du mariage et de la nuit de noces, qui ne cesse de s'étirer au-delà du malaise, ou lorsque le major revit ses traumatismes de guerre, où, sans jamais montrer une seule bataille (à part une poignée de plans quasi subliminaux), David Lean rend le conflit omniprésent avec quelques effets sonores. C'est dans cette intensité, cette crudité et cette cruauté que le film se révèle d'une rare modernité. Seule la partition (peu présente) de Maurice Jarre renvoie un tantinet le film vers une époque plus désuète. Le réalisateur préfère les silences, le souffle du vent, l'éclat des vagues, des lignes de dialogues virtuoses et surtout l'expressivité bouleversante de Michael, « l'idiot du village » le plus touchant du 7ème Art.

Sur un canevas des plus classiques, David Lean brode sa partition la plus raffinée, la plus sophistiquée, la plus en demi-teinte, en n'hésitant pas à prendre de court les attentes du public et à préférer les murmures humains noyés dans la nature plutôt que l'artifice du spectacle. La Fille de Ryan, loin d'être figée dans un classicisme poussiéreux ou le carton-pâte d'Hollywood, est ainsi la plus sensuelle des fresques sur pellicule, l'une des plus belles retranscriptions visuelles de descriptions littéraires, et un chef-d'oeœuvre que les cinéphiles, tout autant que le grand public, se doivent de réhabiliter et d'admirer.


Lawrence d’Arabie

de David Lean

Et la notion de « vrai film de cinéma »

C’est une expression qu’on lit de plus en plus : « c’est un vrai film de cinéma ». Derrière ces quelques mots, d’une insistance comique, se cache un abyme de sens. Premièrement, évoquer les « vrais films de cinéma » suppose qu’il y a de « faux films de cinéma ». Immédiatement on pense à cette phrase de Roman Polanski : « Il y a les téléfilms pour la télévision et les téléfilms pour le cinéma ». Le vrai film de cinéma serait-il l’opposé de ce téléfilm pour grand écran dont on nous parle souvent ? Qu’est-ce qu’un « vrai film » ? Cela suppose toute une ontologie du 7e art et une échelle de valeurs forcément discutable. Mais à une époque où la place de cinéma coûte un œil, où les multiplexes ont transformé cet art en foire aux bestiaux, le « vrai film » existe-t-il encore ?

Qu’est-ce qu’un vrai film de cinéma ? Pour tout avouer, je ne le sais pas plus que vous. J’en ai une notion, créée par mon vécu, qui incorpore plusieurs éléments que je juge appartenir à sa définition. Un vrai film de cinéma, c’est une œuvre qui donne le sentiment d’avoir été conçue pour le grand écran et d’exploiter au mieux les possibilités de ce médium artistique. Un vrai film de cinéma offre en premier lieu un sentiment intense à son spectateur : celui d’avoir pleinement partagé une expérience de cinéma. Oui, on sombre bien vite dans la tautologie, mais un film diffusé au cinéma est loin, très loin d’être un film DE cinéma.

On pourrait commencer par citer les exemples innombrables de films qu’on va voir en salles et qui donnent l’impression d’être devant un gros écran de télé un samedi soir. Des films, justement, taillés pour les diffusions sur petit écran, avec les coupures pubs bien calées tous les quarts d’heure. Vous ne vous en rendez pas forcément compte, mais ils sont majoritaires. Souvent, d’ailleurs, financés et promus en force par lesdites chaînes de télévision. La vie d’une œuvre, surtout lorsque c’est une petite production, se fait essentiellement en DVD, sur internet, à la télévision. Les sorties dites « techniques » (avec un très petit nombre de copies) sont aussi majoritaires dans les salles françaises. Ces films, aussi minuscules soient-ils, ne rentrent jamais dans leurs frais lors de leur première exploitation. Quand on voit le nombre de productions françaises rentables en 2010 (une seule), on comprend mieux pourquoi la vie des œuvres sur petit écran est primordiale. Elle est envisagée dès le tournage, dès la conception.

Payer 10 euros pour voir un téléfilm, avec une gueule de téléfilm, une technique de téléfilm, un scénario de téléfilm, des acteurs de téléfilm, paraît bien cruel. C’est de surcroît souvent insultant pour les téléfilms, qui peuvent, parfois, en remontrer grandement aux films « conçus » pour les salles. L’exemple le plus fameux étant le premier long-métrage de Steven Spielberg, Duel. Un téléfilm, certes, mais qui, à chaque minute, donne l’impression d’être devant un « vrai film de cinéma ». L’opposition film / téléfilm est en ce sens un peu caduque. Même si elle donne une première idée de là où nous allons.

Je cherchais depuis longtemps un film qui pourrait incarner tous les aspects de la notion de « vrai film de cinéma ». J’ai des exemples récents qui pourraient convenir. De The Fall (ironiquement jamais distribué en salles en France) à The Tree of Life, je vois de « vrais films de cinéma » tous les ans. Mais le plus simple est encore chercher dans le marbre du mythe. Quand je lis « vrai film de cinéma », je pense à Lawrence d’Arabie de David Lean. En fait je pense aisément à toutes les fresques de Lean, qui, du Pont de la Rivière Kwaï jusqu’au méconnu La Route des Indes, sont autant de marques de respect envers le cinéma comme forme d’art.
Bien d’autres, des centaines d’autres cinéastes pourraient être évoqués, si je choisis Lean ce n’est pas au détriment de Welles, Kubrick, Hitchcock ou Kurosawa. C’est pour aller vers le séminal, vers cet idéal, cette Idée platonicienne de « vrai film ». Dès l’ouverture de Lawrence d’Arabie dans sa version intégrale, vous êtes au cinéma. Indubitablement. La salle est plongée dans le noir et pendant 4 minutes c’est un avant-goût de la partition musicale de Maurice Jarre qui vous amène vers le film. Ce ne sont plus les pubs minables, les bandes-annonces foireuses, vous êtes au cinéma, dans le Cinéma.

Lawrence d’Arabie concentre tout ce qu’idéalement on peut désirer d’un « vrai film de cinéma ». La forme est sans doute l’élément qui frappe en premier. C’est ce Cinesmascope incroyable dans lequel Lean construit chaque plan avec un soin absolu. C’est tout simple : Lawrence d’Arabie ne tient pas dans un écran de télévision, quel que soit son format. Il ne rentre même pas dans un projecteur et un écran de 3x3m. Ce n’est pas assez. Lawrence d’Arabie semble parfois même à l’étroit dans une vraie salle de cinéma. Le désert est trop grand, les chevauchées trop épiques, les figurants trop nombreux, les décors trop imposants. Impossible à réduire au format 4/3 (les acteurs disparaissent carrément de certains plans), le film de David Lean ne tient pas plus dans une TV 16/9. Les détails sont minuscules, les pixels trop gros. Le film ne peut vraiment se « voir » qu’au cinéma.

Les remarques sont identiques pour les couleurs. Des soleils levants orangés ou soleils couchants rosées. Et toutes les régions du désert, jamais similaires, allant du blanc aveuglant ou gris charbonneux. Sans parler du regard azur de Peter O’Toole, qui transperce certains plans, mais qui devient quasi invisible sur un petit écran. Vous voulez savoir ce que veut dire « photographie » au cinéma ? Lawrence d’Arabie est un cas d’école à tous les niveaux.

On pourrait continuer la démonstration à l’infini : la musique de Maurice Jarre, les costumes, les décors, les accessoires, la moindre envolée de poussière, la moindre tâche sur un morceau de tissu. Tous les détails, du plus essentiel ou plus anodin, sont pensés, réfléchis, conçus avec un soin maniaque. Quand on ne fait que regarder et écouter Lawrence d’Arabie on ne peut que saisir ce qu’est un film. Un film de cinéma. Un vrai film de cinéma.
C’est aussi un « vrai film de cinéma » par son ampleur, sa durée. Quatre heures en comptant l’entracte. Une expérience de cinéma comme on n’en connaît plus. Seuls quelques cas isolés osent encore le grand spectacle à l’ancienne. Et sans l’entracte de surcroît. Il faudrait parler des versions longues de Kingdom of Heaven ou du Seigneur des Anneaux pour s’approcher du cinéma de David Lean, ne serait-ce que par son sens de la temporalité. Des versions longues non exploitées en salles, soit dit en passant. Pour ne pas perdre de séances rentables au fil de la journée, et aussi parce que le public d’aujourd’hui n’a plus le même rapport à l’expérience du cinéma. Après tout, nous sommes de plus en plus rythmés par les facilités de la télécommande ou du clic de souris, conditionnés par les coupures pub. Depuis longtemps le film a été désacralisé et sa durée réduite au bon vouloir du spectateur.

Lawrence d’Arabie connaît les limites de la vessie humaine, théorisées par un aphorisme d’Alfred Hitchcock. L’entracte est présent, au bout de 2h10. Mais le film ne cède pas aux deux parties façon Kill Bill ou à l’ambition de suites pas forcément prévues à l’origine (à la Matrix & co). Les films de David Lean sont des tout, de l’ouverture musicale à l’écran noir final, où la partition de Jarre accompagne encore les spectateurs jusqu’à la sortie de la salle. Qui, aujourd’hui, respecte encore ses codes ? Celui qui découvre le film en DVD ? Le multiplexe qui en profiterait pour évacuer au plus vite les réfractaires vissés à leur siège ? Pourtant chaque minute de Lawrence d’Arabie est aussi réfléchie que l’esthétique. C’est une biographie exemplaire, qui fait comprendre étape par étape, mais jamais de manière scolaire, comment un petit officier britannique a pu devenir une légende vivante dans un monde qui n’était pas du tout le sien. Mais aussi ce qui faisait de lui un être ambigü, complexe, jusqu’à la chute. Avec tous les détails géo-politiques nécessaires et les scènes spectaculaires en abondance. Une histoire extraordinaire, archétype du « bigger than life ». David Lean la conte avec un tel sens de la dramaturgie, à la fois classique et moderne, que nous l’acceptons sans mal, en comprenant les enjeux de chaque scène sans que ceux-ci soient surlignés.

Parfois sans parole, l’œuvre en dit plus long que bien des « biopics » ronflants ou larmoyants. C’est un film digne, mythique, souvent séminal. Tout en restant un vrai divertissement, de ceux qui font briller les yeux des anciens enfants. Seconds rôles hauts en couleurs, séquences d’action et de suspens inoubliables, grands discours sur l’honneur, l’amitié, la guerre, la vie et la mort. Tout est là dans Lawrence d’Arabie, tous les thèmes essentiels. Avec cette magie de l’exotisme jamais teintée de nostalgie colonialiste, de paternalisme ou de culpabilité. Nuancé à l’extrême, l’œuvre refuse le manichéisme et dresse des portraits complexes. Bien sûr c’est T.E. Lawrence qui est le plus impressionnant, dans une tension permanente entre héroïsme et faiblesse humaine.  Dans ce qu’il nous dit et dans la manière dont il nous le dit, dans ce qu’il nous apprend et nous fait partager, Lawrence d’Arabie est aussi un vrai film de cinéma.

On va me répondre que c’est une classification bien élitiste et que très rapidement les frontières deviennent flous. Bien sûr il est facile d’écrire : Lawrence d’Arabie = vrai film de cinéma et Bienvenue chez les Ch’tis = téléfilm pour le cinéma.  C’est même méprisant, surtout que l’œuvre de Dany Boon a rempli les salles de cinéma comme jamais en France. Mais le lieu de diffusion ne fait pas l’essence de l’œuvre. Il y a plus de cinéma dans un seul épisode du Prisonnier ou des Sopranos que dans toute la production de Christophe Honoré. Aïe, ça y est, on se fâche, on n’est pas d’accord, c’est fini. J’entends déjà les points Godwin fondre sur moi. On devrait mettre des étoiles jaunes sur les affiches des faux films de cinéma, voilà. Je l’entends d’ici, les conclusions que l’ont peut tirer de mes propos. Et c’est un tort. Car ce n’est pas ainsi que je vois les choses.

Chacun est libre d’aller voir et d’aimer ce qu’il souhaite en salles. De même à la télévision. Le lieu de diffusion, le lieu de production, bref, l’origine de l’œuvre n’a pas d’importance. Répétons-le : Duel est un téléfilm, Bienvenue chez les Ch’tis est un film. L’un a été conçu pour le petit écran, l’autre pour le grand. A vous de voir, selon votre goût, lequel vous offre la plus agréable expérience cinématographique, lequel vous apporte le plus en tant qu’œuvre d’images en mouvement. Un vrai film de cinéma peut être un documentaire (Baraka, par exemple, sans lui pas de The Fall). Un film que tout le monde célébrera comme un chef-d’œuvre de 7e art pourra, assez objectivement, avoir une tronche de téléfilm (certains Woody Allen et même Le Discours d’un Roi par exemple). Ce n’en sont pas pour autant de grandes œuvres. La vérité ne se confond pas ici avec le bien.

Ce n’est pas, contrairement aux apparences, un appel à un jugement de valeur qui mettrait au-dessus des autres les œuvres les plus cinématographiques. Mais c’est plutôt un regret. Un regret que l’expérience de cinéma offerte par Lawrence d’Arabie se fasse de plus en plus rare. Pourquoi le film de Lean demeure-t-il aussi frappant, presque 50 ans plus tard ? Peut-être parce que tout y semble « vrai », justement. Tous les figurants à l’écran existent, tous les décors sont naturels. Pas de peintures sur verre, pas de CGI pour multiplier les montagnes, agrandir les déserts ou créer une armée de pixels. Je sais qu’avec les questions de budget mais aussi parce que les effets spéciaux sont toujours plus convaincants, il est plus facile d’avoir recourt aux ordinateurs. Mais ces ordinateurs ne peuvent pas créer les images de Lean. Attention, là aussi, pas de jugement de valeur, je suis le premier à défendre Avatar et j’ai déjà beaucoup de bienveillance pour le Tintin de Spielberg (lui qui a tant fait pour la restauration de Lawrence d’Arabie justement).

Le « vrai film de cinéma », celui qui a tous les niveaux, et pas seulement visuel, nous rappelle pourquoi nous aimons cet art, se fait rare. Bien sûr on ressent des frissons devant les déluges des blockbusters, bien sûr l’émotion est partout, même dans de toutes petites productions fauchées. On aime toujours autant le cinéma, mais on aimerait l’aimer encore plus. Oui, si on me pousse un peu, comme ça, en cri du cœur, cela me fait mal de voir les salles squattés par des téléfilms qui ont tout autant leur place sur un petit écran. Au détriment d’œuvres cantonnées à des sorties techniques (Scott Pilgrim, La Dernière Piste) ou au petit écran pour lequel elles n’ont pas été conçues (The Fall, Southland Tales). On finit par se demander si certains chefs-d’œuvre du Cinemascope ne seraient pas des direct-to-video aujourd’hui. Oui, je pense tout autant à The Thing de John Carpenter qu’à Il Etait une Fois dans l’Ouest de Sergio Leone. Ne ricanez pas, cela semble aberrant aux générations de geeks pour lesquelles ces auteurs sont intouchables… Et pourtant…

La question du « vrai film de cinéma » se joue sur tous les niveaux de l’art cinématographique. De l’idée à l’origine d’un film jusqu’à sa distribution commerciale et son accueil critique. Sans citer de noms, on ne serait pas étonné que certains « critiques » de notre époque attaqueraient Lawrence d’Arabie (ou son équivalent actuel) en affirmant qu’un film aussi énorme c’est « trop » ou bien que la maîtrise de David Lean fait de lui un réalisateur fasciste. Et puis les chefs-d’œuvre c’est démodé, il faut brûler les idoles, c’est tellement plus rock’n’roll. Et iconoclaste. Et surtout vendeur. Le « vrai film de cinéma » serait la première victime du « trolling » généralisé. Une forme de cynisme qui est née d’un besoin d’audience et qui s’est peu à peu transformée en mode de pensée. Aimer ne fait pas vendre, c’est bien connu. Mais je m’égare. Et il s’agit là de débats que d’autres que moi mènent sans trêve. Juste pour résumer, le «vrai film de cinéma » ne se confond pas avec la notion nettement plus subjective de « bon film de cinéma », parfois, bien sûr, mais pas toujours.

Pour chacun, le « vrai film de cinéma » fait sans doute écho à des instants, parfois très primitifs, où nous avons réalisé « c’est ça le cinéma » ! Que ce soit dans une salle ou devant un écran de TV, nous avons tous ressentis cela. L’exemple du cinéma de David Lean n’est pas la Vérité, mais il s’en approche grandement, en voisinant avec le plus étendu des consensus. Nous sommes encore nombreux à ressentir ce frisson de « c’est ça le cinéma ! », lorsque la musique de Maurice Jarre accompagne les périples de Lawrence et de ses compagnons, petits êtres minuscules au milieu de l’immensité de la nature. Le même frisson que lorsque la guitare électrique surgit lors du duel final de Il Etait une Fois dans l’Ouest. Le même frisson qui a accompagné des millions de personnes à la fin d’Autant en Emporte le Vent. Ou durant l’attaque de l’Etoile Noire de Star Wars. Le frisson du « vrai film de cinéma ». Un concept très tendance, très flou, et pourtant primordial.


Tsui Hark

retour sur filmographie en 2011

Découvrir un film de Tsui Hark c’est avoir une certitude : on y verra au moins une scène, et souvent bien davantage, que l’on n’a jamais vue ailleurs. Jamais. Et qu’on ne reverra sans doute jamais. Des idées, des audaces, qui n’appartiennent qu’à lui. Que l’invention soit réussie ou non, ce qu’il va nous offrir est presque toujours inédit. Dans l’émotion ou dans la folie, dans l’excès ou dans la poésie, dans la violence ou dans le propos, il y a dans chaque œuvre de Tsui Hark au moins un instant absolument unique. En faire la liste c’est les dévoiler. Ce serait donc criminel.

A l’occasion de la sortie française de Detective Dee et le Mystère de la Flamme Fantôme, le film qui signe le grand retour de Tsui Hark après une décennie laborieuse, je me suis replongé dans une filmographie que je connais presque par cœur mais que je n’avais pas parcourue depuis… et bien depuis dix ans ! L’amour que je dédie au metteur en scène est-il le même aujourd’hui qu’à l’époque de la création de ce site ? A l’époque où j’écrivais qu’il était le meilleur metteur en scène de la planète ? Aucun suspens. La réponse est oui. Peut-être encore plus en 2011 qu’auparavant.

Prenons par exemple Dans La Nuit des Temps, pas le plus fameux de ses films. Il y a pourtant ici davantage d’idées, d’humour, de dynamique et d’émotion que dans n’importe quelle « Rom Com » issue de nos petits studios occidentaux (à un ou deux Scott Pilgrim près). Tout est là, il ne manque sans doute que les références crues à la sexualité et aux problèmes des vieux geeks (et on s'en passe avec bonheur). Pendant que certains en sont encore théoriser sur les gentilles œuvres des Farrelly, Apatow & co, Hark était déjà bien plus loin, en 1994. A la fois dans l’héritage des bouillonnements de Lubitsch, de Preston Sturges ou des Marx Brothers, et ailleurs, toujours ailleurs, au-delà. Et en donnant sans cesse l’impression d’une simplicité absolue, presque de la désinvolture. Ce qui prime ici c’est l’âme, le reste ne peut que s’accrocher à sa suite. Tous les aspects formels, aussi ébouriffants soient-ils, sont à son service. Qu’importe alors les effets spéciaux chancelants, les invraisemblances, les excès en tout genre. Ils mènent à une réussite globale, à un bonheur cinématographique sans égal. C’est vrai tout autant pour des films « mineurs » tels que Dans La Nuit des Temps et Le Festin Chinois, que pour les grands chefs-d’œuvre, de The Blade à The Lovers en passant par Il Etait une Fois en Chine.

Comme je l’écrivais sur l’un des tous premiers articles de ce site, si The Lovers est le film le plus triste du monde c’est probablement parce qu’il est d’abord l’un des plus drôles. Le miracle est de passer d’une comédie romantique idéale à une tragédie apocalyptique, si puissante alors que la Nature, comme le film tout entier, semblent s’effondrer, s’engloutir, transpercés par une souffrance insoutenable. Car le mélange des genres est l’une des plus grandes forces de Tsui Hark. Il y parvient avec une telle facilité apparente qu’on se demande bien pourquoi il est l’un des seuls, si ce n’est le seul, à le maîtriser ainsi. Revoir Green Snake et être étourdi par les multiples tonalités de l’œuvre, qui passe de la comédie érotique au drame mythologique en l’espace d’une scène. La mise en scène, inventive jusqu’au sublime, n’est que la progéniture de cette boulimie thématique. Elle est aussi le liant grâce auquel le film tient debout, emporté par son rythme, son lyrisme, sa folie.

Lorsque Hark réalise Zu en 1983, il tient à donner une « réponse » asiatique à Star Wars. Si on ne connaît pas cette note d’intention, la filiation n’est pas évidente. Après tout, les vieux sages un peu fous, les monstres en costumes improbables, les épées enchantées n’ont pas été inventés par Lucas. Lui-même s’étant largement servi dans La Forteresse Cachée de Kurosawa, par exemple. Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme, sans doute. Alors on ne sera guère étonné de voir dans Zu, l’espace d’un plan, un personnage éviter une arme en pliant les jambes à 90°, comme, bien des années plus tard, un certain Néo de Matrix

Quand Tsui Hark remonte au créneau, avec ce qui est peut-être son œuvre la plus spectaculaire, mais aussi la plus expérimentale, cela donne Legend of Zu. Qui « répond » dans la foulée, aussi bien à la nouvelle trilogie Star Wars, qu’au Seigneur des Anneaux de Peter Jackson. Le tout en une heure et demie. Cette fois, le réalisateur n’a plus 20 ans d’avance, mais sans doute davantage. Il compresse tout, jouant de l’ellipse comme jamais auparavant, faisant déborder son film à chaque instant. Des personnages partout, des enjeux par milliers, une boulimie délirante, au-delà de la frénésie, qui commence en climax (Cecilia Cheung qui se brise au ralenti, plan repris immédiatement après par Guillermo Del Toro dans Blade 2) et ne s’offre aucune pause, quitte à sacrifier une grande part de l’humour du premier film. Peu importe à Tsui Hark qui semble vouloir exploser le 7e art, une bonne fois pour toute. Seul, au-dessus de tous les autres, le véritable roi du monde.

Mais, à l’inverse d’un Spielberg ou d’un Cameron, Hark n’est pas à la recherche d’une universalité absolue qui lui permettrait d’asseoir sa suprématie sur la planète entière. Farouchement Chinois, son cinéma n’aime pas faire des courbettes devant l’occident, et surtout par devant les USA. S’il se plie une fois pour le pire (Double Team), c’est pour mieux emballer un bras d’honneur époustouflant (l’hilarant Piège à Hong Kong, presque aussi énervé et expérimental que Time and Tide…). Ah non, Tsui Hark ne nous aime pas. Mais c’est bien une vérité très asiatique, le méchant est forcément occidental. Il sera très cruel, parfois aussi très bête, et de toute façon détestable. Un juste retour des choses quant à la manière dont les personnages asiatiques sont généralement traités dans les divertissements de chez nous. Donc, si les petits spectateurs élevés à la simplicité hollywoodienne n’entravent que pouic à Green Snake ou à Zu, Tsui Hark n’en a cure. Il n’a pas besoin des scores d’Avatar pour savoir qu’il est le maître du monde. Son génie lui suffit.

Mais je cède au jeu des comparaisons. Petite litanie stupide qui ne me sert qu’à énerver les fans de Star Wars et de Matrix. Le cinéma de Tsui Hark tient du miracle. Dans une démarche inverse à celle d’un Kubrick ou d’un Malick (filmer le moins possible pour toucher à la perfection), Tsui Hark acquiert une importance équivalente dans l’histoire du 7e art. Après le regrettable hiatus des années 2000, le voici qui se remet à tourner plus vite que son ombre. Detective Dee n’est que le début, The Flying Swords of Dragon Gate (avec Jet Li) est déjà en chemin. Et il sera… en 3D. La nouvelle révolution ne fait que commencer.


Dans notre grande série : "kick the geeks", mettons un terme à une rumeur qui emplit les forums cinéma du web. Non, Sorcerer (Le Convoi de la peur) de William Friedkin est très loin d’égaler le film original de Clouzot. Attention, il n’est pas dit en cela que le remake de Friedkin est une bouse. Certes pas ! C’est, au contraire, l’un des meilleurs efforts de son bourrin d’auteur. Mais, aussi remarquables que soient certains aspects de cette relecture, elle n’approche jamais l’intensité inoubliable du film originel. Modèle de construction dramatique, Le Salaire de la peur joue la carte de l’humain, de la caractérisation, pour mieux bâtir un suspens insoutenable. C’est là toute la force de l’œuvre et ce qui la différencie des thrillers, slashers et autres fariboles qui pensent pouvoir nous effrayer. Contrairement aux petits machins horrifiques qui sortent par brouettes dans les salles, Le Salaire de la peur repose sur ses comédiens (exceptionnels) et sa mise en scène. Ici, l’effet importe moins que sa création. A un moment l’explosion redoutée ne sera tout simplement pas montrée. Plus loin, le climax nait de boue, de pétrole et de durée, jouant ainsi davantage sur l’émotion pure, l’empathie que sur les facilités du choc instantanné mais immédiatement obsolète. Personne ne peut oublier le calvaire de Charles Vanel, simplement parce que Clouzot le filme comme un drame psychologique où l’horreur s'articule dans l’épure. Des leçons dont on serait bien en mal de citer beaucoup d’héritiers aujourd'hui.

Que Welles ait contribué ou non à la mise en scène du Troisième Homme, ce ne sera pas le débat. Si nous lions le film à La Soif du mal, c’est pour célébrer, au même titre que pour Clouzot, la toute puissance de la mise en scène au service de vrais films « de genre ». Qu’on ne vienne pas ici nous dire que le cinéma dit « de genre » serait l’ouvrage des marginaux, voué à être créé n’importe comment et dont on devrait excuser les défauts parce que son identité appelle essentiellement à l’amateurisme, aux références faciles et à l’accouchement dans la douleur. Sur ce point, nous sommes d’accord. Faire un film n’est pas chose aisée. La genèse de Touch of Evil le prouve, c’est même un cas d’école. Est-ce que cela empêche l’œuvre d’être l’une des mieux mises en scène du 7e art ? Non. Par tous les bouts qu’on le prenne, Touch of Evil distille son génie, son étrangeté. Bien sûr, tout le monde n’est pas Welles, mais là encore, ce n’est pas une excuse de partir vaincu. Si le gros Orson pouvait le faire en 1958, avec ses petits moyens et la pression des studios, rien n’est impossible aujourd’hui. Charlton Heston en mexicain ? Un scénario peau de chagrin ? Janet Leigh qui tourne avec un bras cassé ? Welles en vrai alcolo aigiri et dépressif ? Voilà une bonne recette de fiasco. Mais de ces tares, le réalisateur accouche d'un cinéma "autre", où les idées remplacent les trous béants. Chaque scène, et même chaque plan, posent problème ? Qu'importe ! Il y aura toujours une solution. Un cadrage, un cut, une ombre, une musique, un truc de cinéma, parfois jamais vus auparavant. Welles fait de l'art à sa démesure.

Quand, à la fin des années 40, Carol Reed signe l’improbable thriller qu’est Le Troisième Homme, bien sûr qu’il joue dans la cours des grands. Il fait du "genre" pourtant, le même qu’Hitchcock ou que Hawks. Mais, là encore, la mise en scène est la vraie star. On regarde encore le final dans les égouts de Vienne avec des étoiles plein les yeux. Pas un plan inutile, pas une coupe aberrante, pas une erreur de topographie, pas une désorientation qui ne soit volontaire. C’est à la fois extraordinaire et cela paraît d’une simplicité toute naturelle. Et, comme La Soif du mal, le Troisième homme n’est pas irréprochable. Ici ou là, des scènes qui s’éternisent un peu, des dialogues qui redondent. Et pourtant la modernité de ces œuvres, comme celle de Clouzot, saute aux yeux. Quand arrivent leurs conclusions, on comprend. C’est en voyant, en revoyant, en réapprenant les chefs-d’œuvre qu’on saisit le nœud du problème. A une époque où tout est culte et où l’on se repaît de souvent fort peu, il faudrait se poser un instant. Se souvenir que tout est possible, à n’importe quel âge, dans n’importe quelles circonstances, mais qu’il faut prendre le temps, oh crime ! Prendre le temps de comprendre son art, en une vision doucement englobante. Et ne pas avoir peur de bien faire.


Alex Cox est l’un des rares metteurs en scène à avoir incarné le mouvement punk au cinéma et ce, dans le sens le plus noble du terme. C'est-à-dire à la fois avec la révolte et l’iconoclasme. Ses deux chefs-d’œuvre, Repo Man et Walker, se redécouvrent, presque 30 ans plus tard, avec un enthousiasme qui dépasse la nostalgie. Qu’il donne des avant-goûts de la SF pop de Richard Kelly, avec ses huissiers psychédéliques, ou qu’il électrifie le cinéma d’Herzog, en donnant à Ed Harris son meilleur rôle, le réalisateur échappe aux classifications réductrices. Ludiques, existentiels, bordéliques, enchaînant les visions inoubliables, Repo Man et Walker relèvent d’un 7e art infiniment libre, aussi bien dans sa narration que dans son illustration.

Dans le premier, réalisé en 1984, Cox révèle ses tendances joyeusement anarchistes en décrivant un monde post-punk, où règne l’individualisme le plus brut. Le dernier des cultes serait celui de la bagnole, symbole matérialiste précaire sur lequel viennent se greffer honneur, amour et rêves. Des extra-terrestres dans le coffre et voilà la réalité prête à basculer. Superbement absurde, Repo Man en dit plus sur les sociétés occidentales que tous les parpaings théoriques.

Encore plus politique, Walker romance la biographie d’un aventurier célèbre du milieu du XIXe siècle et en profite pour cibler les ambitions des USA qui s’imaginent maîtres du monde. Nous sommes en 1987 et sur une musique décalée de Joe Strummer, Alex Cox fait exploser les règles du pensum historique. De vaguement respectueux, le film s’ébat peu à peu dans les anachronismes et les séquences surréalistes. D’une richesse débordante, Walker ne cesse de surprendre, de choquer, de pousser le spectateur à user de toutes ses facultés. Fichtre, que cela fait du bien !

Le corpus d'Alex Cox, réduit, rare et surtout méconnu, n’a pas eu les honneurs des rétrospectives et des réhabilitations mortifères. Raison de plus pour se précipiter sur les DVD, français et quasiment donnés sur le web, ou, mieux encore, la superbe édition Criterion de Walker (excusez du peu). Pour tous les amoureux d’expériences cinématographiques différentes et uniques, impossible d’ignorer ces films.



Un cas délicat que celui de Ridley Scott. Et en même temps non, à partir du moment où l’on remise l’illusoire « politique des auteurs » et qu’on accepte de pouvoir adorer ou détester les œuvres d’un même créateur. Soyons les premiers à célébrer Alien et Blade Runner tout en remarquant la joyeuse nullité de Traquée ou d’Une Grande Année. De même, rejetons les mouvements de masse, qui récusent en bloc toute la fin de carrière d’un réalisateur sous prétexte que rien ne serait « à la hauteur » de ses débuts. Généralement cette affirmation, qui va de Scorsese à Tim Burton sans épargner David Cronenberg, est totalement fausse et profite d’un aveuglement collectif qu’on s’explique assez mal. Il s’y révèle d’ailleurs souvent l'effroi devant la perte des habitudes. Cronenberg n’étant plus assez glauque, il en deviendrait « esclave du système, voire de l’intelligentsia ». On ne pardonnerait pas à Scorsese d’avoir échangé De Niro contre DiCaprio, constatation absurde si l’on note que, malgré la relative indigence de certaines œuvres récentes du réalisateur italo-américain, elles sont toujours mille fois supérieures aux machins que tourne le gros Robert. Et ne parlons pas de Tim Burton car il faudra bien que je me fende d’un dossier pour expliquer une énième fois que, non, tout ne va pas si mal depuis Ed Wood.

Et Ridley Scott dans tout ça ? A lui aussi on ne pardonne guère les faux-pas des années 90. Soyons réaliste, il faut avouer que le bonhomme est difficilement défendable pour qui souhaite embrasser tout son corpus dans un même éloge. De 1492 à Hannibal en passant par Mensonges d’Etat, combien de longs-métrages ambitieux mais médiocres ? Et pour rattraper la sauce ? Des films généralement sympathiques, mais qui n’appellent pas l’enthousiasme débordant (Gladiator, American gangster). Etrangement caché, il y a pourtant le grand film bancal de sa carrière. Kingdom of Heaven, une œuvre souffrant de concours de circonstances qui ont fait pousser un gigantesque arbre dissimulant une forêt enchantée. Sous-Gladiator, Orlando Bloom, version ciné indigeste, tant de défauts qui furent clamés par la critique, mais qui ne font plus le poids aujourd’hui.

De toutes les tentatives épiques de Scott, Kingdom of Heaven (dans sa director's cut) est la plus réussie, se liant au cinéma hollywoodien classique avec une verve approchée par Gladiator mais plus affirmée et maîtrisée. C’est aussi l’un des meilleurs films sur le conflit Irakien, voire sur toute la situation explosive du Moyen-Orient. Bien plus qu'avec le frontal Mensonges d’Etat, Scott effleure ici quelques uns des nerfs de ces guerres interminables. Il en résulte un film épique extrêmement mélancolique, presque absurde, et d’une grande fragilité. C’était déjà la force de Gladiator, avec son Russell Crowe émouvant, c’est ici d’autant plus vrai, tant tous les protagonistes semblent écrasés par l’Histoire. Et l’on sait depuis David Lean, et même avant, que rien n’est plus touchant que les fresques tristes, à l’héroïsme fané, dévorées par le doute. Scott n’est pas Lean, même s’il aimerait en approcher le génie. Néanmoins le réalisateur signe là son meilleur film depuis ses débuts en fanfare. Une chanson de geste pétrie de défauts mais d’une rare intelligence, à redécouvrir.

 
 
 
 
 
 
 
 
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