From Hell

        Mettons les choses au clair dès le début. De tous les Comics qu'il m'ait été donné de lire, de toutes les BD qu'il m'ait été donné d'avoir entre les mains, From Hell est le meilleur. C'est un chef-d'œuvre digne des plus grands classiques de la littérature, et c'est sans doute le livre récent le plus passionnant et le plus intelligent que j'ai lu ces dernières années.

        Dans le Comics qui fait office de postface au monument, Moore nous avoue qu'il n'avait que la vague envie de rédiger un scénario autour du thème rebattu des serial-killers. Il n'était pas vraiment tenté par le trop classique Jack l'Eventreur, mais en fouillant petit à petit dans les œuvres innombrables des "ripperologues", il s'est pris de passion pour le sujet. Et un Alan Moore passionné, ma foi, c'est un monstre en marche. Synthétisant ici toutes ses obsessions et toutes ses intuitions psychologiques, mystiques et philosophiques, Moore pète littéralement les plombs et, tout comme son Jack, se prend pour Dieu. Il n'est pas le seul à avoir ce genre d'ambitions, mais, heureusement pour lui et pour nous, il devient Dieu l'espace d'un peu plus de 500 pages comme vous n'en lirez pas deux fois dans votre vie.

        L'histoire de Jack l'Eventreur n'est qu'un prétexte, et l'aspect reconstitution minutieuse des faits n'est pas ce qu'il y a de plus intéressant dans l'ouvrage. Non, ce qui traumatise dès les premières pages, c'est la faculté de Moore à aller toujours plus loin dans sa psychose des complots et des machinations. Chez Moore, le monde entier, l'histoire, la vie même, ne sont qu'un gigantesque complot où rien n'arrive par hasard. Tous les faits sont liés dans un univers que l'on pourrait de qualifier de Spinozisme négatif. Comme si le Dieu omni-substantiel de Spinoza était mauvais. Pas seulement indifférent ou neutre, non, vraiment mauvais. Et c'est ce que sous-entend Moore dans un incroyable final que je ne devrais pas vous dévoiler ici. Si, l'espace d'une page, il nous rappelle que tout cela est le fantasme d'un esprit définitivement fou (celui de Jack et peut-être aussi celui de Moore), que la vérité est encore ailleurs et qu'il y a toujours de l'espoir ; l'ensemble de From Hell nous fait tellement douter, nous met tellement mal à l'aise, que l'on finit par être rongé par le pessimisme terrifiant qui hante le livre.

        Dès le début de l'ouvrage, le piège se referme et il est impossible de s'en échapper. Même lorsque Moore se laisse aller à des fulgurances baroques incroyables (la date du premier crime de l'Eventreur qui correspond à la nuit où aurait été conçu Hitler, les visions prémonitoires de Jack, les délires sur l'architecture de Londres...). On retrouve l'obsession de Moore pour une vérité totale qui dépasserait toutes celles que nous connaissons. Si ce thème est traité de manière plus légère dans Promethea, dans From Hell il est totalement terrifiant. Tant on a rapidement l'impression que tout ce que nous croyons savoir est faux, qu'au-dessus de tous les êtres humains, du plus misérable au plus puissant, du plus "éclairé" au plus inculte, il y a un autre univers impossible à connaître où tout fait unité. Le rêve d'une unité parfaite à la fois subjective et objective, une unité impossible, intime à notre esprit et absolument transcendante. Le monde féerique de Promethea, l'univers que le docteur Manhattan des Watchmen vit dans son esprit, et cette conscience omnisciente qui semble guider tous les rouages et toutes les existences de From Hell.

        En renvoyant dos à dos toutes les religions, tous les mythes, toutes les théories philosophiques, en traçant des correspondances folles entre toutes les époques, tous les faits historiques, en nous perdant dans un monde où tout fait sens, où chaque acte, chaque lieu, chaque geste est un rouage infime d'une machine infinie, From Hell crée le plus formidable des vertiges. On sort de la lecture malade, ébranlé, persuadé que les lignes tracées dans le ciel par les avions possèdent une signification indicible. From Hell est une expérience limite, qui possède à la fois la force évocatrice de la littérature (le non-dit, le non-montré, les terres de l'imaginaire) et la puissance de la représentation (les dessins de Eddie Campbell sont des tableaux d'une beauté incomparable).

        Ne me demandez pas de vous expliquer From Hell, je ne le peux pas et je ne le veux pas. Sachez simplement que le film du même nom avec Johnny Depp n'entretient aucun rapport avec le Comics. Ce sont deux œuvres totalement différentes. Et ne cherchez pas à les faire entrer dans le même moule, ce serait comme comparer Les Misérables et la comédie musicale qui en a été tirée. Vous devez absolument acheter From Hell. Vous ne devez pas essayer de le lire à la va-vite dans une Fnac (c'est un crime !!!), vous ne devez pas l'emprunter à la bibliothèque (vous devez l'avoir chez vous pour toujours). Même si vous ne devez avoir qu'une seule BD dans votre bibliothèque, faites que ce soit celle-là. A tout prix, immédiatement. Croyez-en un spécialiste, From Hell est le seul ouvrage de philosophie de ces dernières années qui arrivent à nous parler de manière originale de métaphysique, de morale, de psychologie et finalement d'humanité. Et c'est accessoirement esthétiquement l'un des plus beaux Comics. Tellement monumental que j'en perds mes mots. Ce livre est le grand tout.


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        Bien avant From Hell, Alan Moore s'était imposé comme le plus grand des scénaristes de Comics grâce à ses mythiques Watchmen. Participant avec Frank Miller au renouveau des thèmes "superhéroïques" dans les années 80, il signe avec cet album l'errance de super-héros la plus géniale du genre. Revisitant l'histoire du monde en y intégrant les super-héros (dont seul l'un d'entre eux est vraiment doté de super-pouvoirs), Moore crée un univers parallèle au notre et lui offre une multitude de détails à donner le tournis (fausses coupures de presse, extraits d'ouvrages entièrement fictifs, fausses pubs, jusqu'aux faux Comics etc... tant de procédés qu'il ne cessera de réutiliser par la suite). Dans ce monde, juste un tout petit peu différent, il fait s'entre-croiser plusieurs générations d'hommes de loi au-dessus des lois, des "super-héros" terriblement humains, tourmentés par leurs phobies, leur sexualité, leur passé, leurs aigreurs, leur âge... D'une richesse psychologique qui défie même les plus grands romans, The Watchmen laisse épuisé par un tel déferlement d'informations et d'intrigues. Chaque personnage existe avec une réelle force et certains atteignent une réelle dimension mythique (Rorschach, le plus psychopathe et le plus émouvant des "Gardiens", et le docteur Manhattan, en particulier).

        Avec V Pour Vendetta et The Watchmen, Moore faisait entrer le Comics dans un âge nouveau, où ce qui comptait était moins la maturité des thèmes et des personnages, que le soucis du détail et du réalisme. L'obsession de Moore pour les complots et le "sens du monde" atteint avec les Watchmen une dimension épique formidable. L'image des rouages de la montre est la clef de l'œuvre. Tous les éléments épars de l'histoire s'emboîtent lentement mais inévitablement, comme le sang qui se répand sur la page de titre. Comme dans From Hell, le premier final du livre est un pétage de plombs en règle, sans doute l'un des plus impressionnants et inattendus de l'histoire du Comics. Mais l'épilogue est tellement en demie-teinte et mélancolique que Watchmen nous laisse en mémoire une sensation d'œuvre intime et désabusée.

        Les faux super-héros des Watchmen pensent changer le monde, mais ils ne font qu'égratigner la surface de l'histoire. Et ce sont leurs traumatismes et leurs désirs bien humains, même pour les plus exceptionnels d'entre eux, qui les guident et les conduisent à leur perte ou à leur tristesse insondable. Humain, trop humain les super-héros de Moore ? Bien sûr, c'est même la première et la plus évidente définition de toute l'œuvre de l'auteur : de l'humanité dans l'extraordinaire et de l'extraordinaire dans l'humanité. En cela, c'est peut-être Promethea qui poursuit au mieux et encore plus loin les thèmes des Watchmen, mais j'y reviens plus loin.

        Les Watchmen se savoure de la première à la dernière page, sans relâcher la tension ni encore moins l'attention du lecteur. Brillant de la première réplique à la dernière image (l'inévitable boucle symbolique), le scénario de Moore est parfaitement secondé par le dessin classique mais admirable de Dave Gibbons. Considéré par beaucoup comme le meilleur Comics de tous les temps, The Watchmen ne peut pas vous décevoir, que vous aimiez le genre ou non. Mentionnons aussi que l'adaptation de ce chef-d'œuvre inadaptable fut longtemps le rêve de Terry Gilliam. Après une décennie de travail, le grand Terry a sagement considéré que The Watchmen ne pouvait pas exister hors des planches de Moore et Gibbons. Il ne vous reste donc plus qu'à vous plonger au cœur du monstre et à vous laisser emporter. Pour ne jamais revenir.


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        Le monde tel qu'il est. Un peu différent ou pratiquement le même ? Cela revient à la même chose me direz-vous. Mais c'est bien là la clef des œuvres d'Alan Moore. Ces univers semblables aux nôtres et pourtant toujours si éloignés. Si lointaine ? Si proche ? L'Angleterre de V Pour Vendetta pourrait être n'importe quel pays du monde, à n'importe quel moment du 20e siècle et désormais du 21e. L'inspiration de Moore surgit aussi bien du Maître du Haut-Château de K. Dick que de 1984 d'Orwell, mais surtout, oui, surtout, c'est à Shakespeare que l'on pense le plus souvent. Un drame shakespearien que ce V Pour Vendetta inclassable ? Sans le moindre doute.

        Est-ce une histoire de vengeance ? Un pamphlet lancé à la face du fascisme "quotidien" ? Une tragédie romantique ? Un thriller politique d'anticipation bouillonnant ? Une fable poétique ? Un chant d'amour à l'humanité qui se cache toujours derrière d'innombrables masques ? Moore est sans cesse à la recherche de la vérité. Il essaie, comme tout bon philosophe, de revenir au vrai et à l'unité. Que ce soit la vérité historique dans From Hell, la vérité mythologique dans The Watchmen et carrément la vérité de l'univers tout entier dans le Comics le plus ambitieux qui soit, Promethea. Dans V Pour Vendetta, cette quête est sans doute la plus complexe de toute l'œuvre de Moore. On ne cherche pas tant l'homme derrière le masque de "V", mais bien ce qu'incarne "V".

        D'un chapitre à l'autre, "V" change totalement aux yeux du lecteur, celui-ci cherchant toujours à appréhender la psychologie d'un "héros" qui lui échappe totalement. Comme les autres personnages de l'histoire, le lecteur n'est qu'un jouet de "V". Un jouet ? Ou un ami ? "V" est-il la folie ? L'anarchie ? La vengeance ? La liberté ? L'amour ? Le père disparu ? L'humanité endormie ? Moore se garde bien de donner les réponses, faisant de son V Pour Vendetta un 2001 L'Odyssée de l'Homme, où le monolithe aurait été remplacé par un terroriste théâtral. Si Moore va s'approcher du divin dans From Hell et carrément s'en affranchir dans Promethea, son V Pour Vendetta préfère rester au plus près de nous. Pas de super-héros, pas de délires mystiques, pas de voyages spatiaux ou dans l'Imateria, V Pour Vendetta nous parle directement. Et dès que l'on descend dans la rue, son influence se fait sentir. Et nous rêvons soudainement qu'un Zorro philosophe et comédien surgit au coin de la rue pour nous libérer de notre engourdissement.

        Comme toutes les œuvres de Moore, V Pour Vendetta pousse son lecteur à la remise en question. Remise en questions de nos petites certitudes, de nos poussiéreuses opinions, de nos très relatives valeurs. V Pour Vérité ? Certainement pas ! Moore offre au final aux humains le plus beau des cadeaux : la liberté absolue. Pas l'anarchie non. Comme le dit admirablement "V", l'anarchie est peut-être une étape obligatoire pour certains, mais elle n'est qu'une étape, elle ne doit être qu'une poignée de jours. Et après le monde se reconstruit. Des hommes livrés à eux-mêmes qui ont besoin d'un guide. Qui sera leur guide ? Le secret se transmet peu à peu. Nous pouvons et devons tous être "V".

        Bouleversant le thriller politique et œuvrant dans une philosophie que l'on pourrait qualifier tout à la fois de politique mais aussi de "critique de la raison pratique", Alan Moore nous donne avec V Pour Vendetta des pistes de recherches. Il ne nous apporte pas la lumière, il nous fait entrevoir des rayons du soleil. Il parle aussi bien à notre intelligence qu'à notre cœur. Œuvre morale au sens le plus noble du terme, œuvre sur l'honneur, sur la force de l'amour de l'humain même lorsque que l'on est devenu inhumain, V Pour Vendetta est peut-être, et j'en suis même quasiment certain, le Comics le plus émouvant de Moore. Et sans doute de toute l'histoire du genre. Diable d'homme que ce mystérieux et névrosé Alan Moore ! Chaque fois que l'on croit avoir tout vu de lui, qu'il ne pourra plus nous surprendre, il nous cloue à nouveau.

        V Pour Vendetta est un chef-d'œuvre de la littérature contemporaine. Bien plus intelligent, prophétique, humain, drôle, touchant et tout ce que vous voudrez que tous les Houellebecq, Nothomb, Duras, Easton Ellis, Ellroy (si, si) & co de la planète. Alors forcément, c'est un Comics. Vous savez, Spider-Man, X-Men, les 4 Fantastiques, toutes ces choses honteuses pour adolescents frustrés. Le Comics en plus, c'est tellement ringard, les Manga y a que ça de vrai ! Sans remettre en question une seule seconde le génie de certains Manga et sans non plus nier la nullité de la majorité des Comics actuels (Hitchblade, Tomb Raider, ce genre de choses), Alan Moore n'œuvre pas du tout dans le même monde. C'est un peu comme si vous compariez Laurent Ruquier et Molière, Robert Hossein et Shakespeare. Et s'il y a un Shakespeare vivant au 21e siècle, vous pouvez ne pas me croire que je vous dis qu'il est encore anglais et que vous êtes sur la très modeste page que je lui ai dédié, mais lisez V Pour Vendetta et je pense que vous ne verrez plus les choses de la même manière. D'ailleurs, lisez V Pour Vendetta et vous ne serez plus le/la même.

        Dans un monde au bord du gouffre tel que le nôtre, quand on ne sait plus quel camp choisir et que l'on se dit qu'une nouvelle guerre mondiale semble de plus en plus envisageable dans les 50 années à venir (en échos au final de From Hell), la lecture de V Pour Vendetta est peut-être l'un des actes les plus engagés, les plus utiles et les plus justes. Lancez une brique si vous le voulez, mais lisez du Moore d'abord.


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        Après s'être fait connaître par son V Pour Vendetta, Alan Moore s'est vu proposé une franchise en chute libre. La Créature du Marais, Comics d'épouvante, n'avait jamais brillé d'une grande réputation, ni d'une grande imagination. On l'avait vaguement confrontée aux monstres traditionnels de cinéma fantastique, tout en l'affublant d'un background très banal. En gros, c'était l'histoire de Alec Holland, scientifique victime d'un attentat dans son laboratoire, laissé pour mort et qui resurgit sous la forme d'un monstre verdâtre bizarre. Histoire d'amour impossible et autres amitiés trahies étaient au menu. Classique. Quand Moore survient sur la série, c'est le Big Bang. Il fait table-rase du passé ou le réinterprète totalement à sa manière. On apprend ainsi dès le premier épisode que la Créature n'est pas Alec Holland, mais un végétal qui se prend pour Alec Holland. Un amalgame de plantes imprégnées de l'esprit, de la mémoire d'Alec Holland. A partir de cette révolution, Moore va exploiter toutes les possibilités offertes. Jusqu'à la révélation finale qui nous montrera une Swamp Thing en "earth elemental", quasi invulnérable, en symbiose avec la planète entière, capable se déplacer en quelques minutes d'un bout à l'autre du monde, capable, aussi, de contrôler la nature.

        Entre temps, nous aurons assisté à quelques unes des histoires les plus effroyables, émouvantes ou métaphysiques du monde des Comics. De l'errance d'extra-terrestres pacifiques au surgissement de démons terrifiants dans notre univers. De vampires sous-marins en passant par un voyage en Enfer, la Créature du Marais ne cesse d'explorer les limites de l'imaginaire fantastique. Moore ose tout et même plus. Comme par exemple une bouleversante histoire d'amour entre une femme humaine et la Créature. Il ose aussi dans la saga clef de la série, montrer un affrontement entre les forces du "Bien" et les ténèbres primitives, antérieures à la naissance du monde. Un récit affolant, angoissant, métaphysique, parmi ce que Alan Moore a écrit de plus profond et de plus juste.

        Bouleversant, The Swamp Thing l'est jusqu'au bout. Avec pour exemple ce "paradis bleu" dont je ne parlerais pas ici, car j'en ai déjà trop dit. Loin d'être une œuvre "de commande" ou de jeunesse, le travail de Moore pour la Créature du Marais a sa place aux côtés des Watchmen et de From Hell. Essentielle, cette saga a bouleversé le monde du Comics et a sans doute aussi bien mieux vieilli que les révolutions de Frank Miller. Car Moore est définitivement hors du monde, ressuscitant les mythes contemporains pour mieux les transformer, les approfondir, les plonger dans l'avenir. Avec la Créature du Marais, Moore s'affirmait tel qu'on le connaît désormais : le plus talentueux des créateurs de mythologies de notre époque.


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        Aussi connu sous le nom de "Souriez !" et sous le titre original "The Killing Joke". On le sait depuis The Swamp Thing, dès que Moore se met en devoir de reprendre une série, d'en écrire un chapitre voire d'en offrir une conclusion (Whatever Happened To The Man Of Tomorrow, la dernière histoire de Superman, rien que cela !), cela devient un moment Historique avec une majuscule fort méritée. Ce Batman ne fait pas exception à la règle. Il aurait été tentant de s'engouffrer dans la veine à la fois nostalgique et ultra contemporaine qu'un Frank Miller venait juste de tracer avec son Dark Knight. Moore évite avec brio la copie et préfère une introspection anti-spectaculaire. L'affrontement entre Batman et le Joker tourne, dans Rire et Mourir, à un jeu d'échange de masques, comme le démontre la longue digression autour du casque qui transforme un pauvre gars en sosie du Joker. Cette fascination de l'un envers l'autre, qui se retrouve aussi bien chez Miller que chez Burton, touche avec ce Comics à la psychiatrie pure et simple.

        En effet le récit débute sur un long monologue intérieur de Batman, répétant mentalement les mots qu'il s'apprête à avouer à son ennemi/double le plus acharné. S'ils ne cessent pas de se pourchasser, ils vont finir par s'entre-tuer. C'est inévitable, écrit dans le marbre comme une tragédie. Mais le Joker s'est déjà enfuis, une nouvelle fois. Et une nouvelle fois, la tragédie se met en place. Une page seulement du vaste mythe contemporain qu'est devenu Batman, mais une page parmi les plus sombres. Barbara Gordon y perdra l'usage de ses jambes et son père sera amené au bord de la folie lors d'une séance de torture psychologique en parc d'attractions, qui s'inscrit parmi les moments les plus grandiosement sadiques du Joker. La confrontation finale entre ce dernier et Batman tient toutes ses promesses. Pendant que le Joker débite sa folie à grands coups de blagues et de provocations, Batman se répète la litanie du début de l'histoire. Le face à face de conclusion se déroule certes sous la pluie, mais autour d'une des plus vieilles histoires drôles du monde. Et le héros et sa nemesis finissent par se rejoindre autour d'un rire littéralement fou, unis dans une hystérie, un relâchement et une intimité, qui leur offrent à cet instant la plus grande part d'humanité possible.

        On pourra dire que Moore fait encore une fois la même chose, il refait The Watchmen en offrant à des héros de Comics des caractères humains, trop humains. Mais il n'en est rien. Son interprétation est d'une fidélité telle à l'œuvre de Bob Kane et de ses successeurs, que son Rire et Mourir s'intègre à merveilles dans la mythologie de Batman. Là où Miller choisissait la voie de l'affrontement physiquement destructeur entre les deux ennemis lors d'un monstrueux chapitre de Dark Knight, Moore choisit de préserver ses personnages en les liant encore plus intimement. Le Joker et Batman existent dans le seul but de s'affronter. Ni l'un, ni l'autre ne peut mourir. Leur destin est de satisfaire les fans du Comics, aussi longtemps qu'il y en aura. Le génie de Moore est de chercher à comprendre comment des héros de fiction peuvent concevoir cette providence qui les dépasse. Comme dans Promethea, on s'attend à les voir se retourner vers nous et à nous questionner du regard dans une mise en abîme affolante.

        L'âme dans le personnage de fiction, c'est ce que cherche Moore, quels que soient les caractères de ce héros qui ne cesse de lui échapper. Ces mythes qui existent par la seule force de l'imagination, de l'inconscient collectif. Cette déesse qui change le monde par la seule force de sa légende, ce tueur en série qui aurait très bien pu ne pas exister et qui ne cesse de donner du sens à des centaines de vie, ces supers-héros qui auraient pu changer l'histoire du monde, ces policiers d'une Terre d'une dimension parallèle qui ne sont qu'une possibilité d'univers parmi l'infinité des univers possibles, ce vengeur à jamais sans visage qui peut tout aussi bien être vous que moi. Tous ont en commun leur lien rapproché avec leur créateur et avec leur lecteur. Indéniablement, Moore se prend pour un démiurge, un créateur de mondes, un Dieu. C'est cette folie qui lui permet d'amener notre imagination et notre sensibilité au plus près de personnages finalement ridicules. Mais ils sont loin d'être ridicules ses Rorschach, ses "V", ses Batman, ses Jack The Ripper, ses Smax, ses Halo Jones, ses Promethea, ses Tom Strong, ses Mina Murray, non, ils sont nos Héraclès modernes, nos Hamlet, nos Petit Chaperon Rouge, nos Faust, nos Lancelot. Ambitieux Alan Moore ? Au-delà du raisonnable, lui qui veut nous offrir des pans de mythologie contemporaine, sans être le moins du monde raisonnable. Mystique, poète, tragédien, amuseur, Moore veut tout conquérir. A vous de décider s'il parvient à ses formidables fins. Selon moi, aussi incroyable que cela puisse paraître, il les dépasse...


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        Œuvre de "jeunesse" de Moore à l'époque où il travaillait pour 2000 A.D., The Ballad of Halo Jones est peu reconnue à sa juste valeur. En France, si je ne m'abuse, ce Comics n'a même jamais été traduit. L'oubli est grossier, voire totalement impardonnable. Car contrairement à D.R. & Quinch ou même au délicat Skizz, Halo Jones est un récit ambitieux, inachevé mais unique. Les premiers chapitres donnent un ton léger à l'aventure. Nous sommes dans les Comics SF des années 80. La parodie n'est jamais loin et l'environnement se doit d'être pittoresque et gorgé de détails. En cela, Moore excelle, il est le génie de la création d'univers dingues mais crédibles. Juste un peu différents des nôtres, un tout petit peu. Juste ce qu'il faut pour donner naissance à des milliers de possibilités. Donc Halo Jones commence en plantant un décor de Cité géante et fermée sur elle-même dans un futur chaotique mais parfaitement possible. Du moins si les extra-terrestres finissent par apparaître un jour.

        Halo Jones a 18 ans, elle a quelques amis, elle s'ennuie, elle est pauvre, l'environnement social est au bord de l'explosion, elle vit sous un régime belliqueux qui ne cesse de faire des guerres aux quatre coins de l'univers. Elle rêve de voyager, de piloter son propre vaisseau. Des choses classiques pour débuter un récit d'apprentissage. Et pendant de nombreuses pages, le récit reste descriptif et surtout comique. Quelques éléments cruels ou effrayants surgissent par endroit, mais rien de bien grave. On est fasciné par la caractérisation merveilleuse et par ce monde si complexe et référentiel. Mais il manque peut-être quelque chose pour que l'on accroche vraiment au récit.

        A l'instant où l'on est prêt à considérer Halo Jones comme une œuvre mineure, l'héroïne prend son destin en main, cesse d'être un second rôle et se fait engager comme hôtesse dans un vaisseau de croisières. Le ton du récit évolue alors doucement mais sûrement. Les amis disparaissent ou trahissent, les nouveaux compagnons sont plus étranges, plus intéressants. Comme l'inoubliable garçon-fille qui n'existe pas (sans doute l'une des meilleures et plus émouvantes créations de toute l'œuvre de Moore). Après ce voyage dont je me dois de taire les moments clefs, Halo Jones se retrouve livrée à elle-même. Et elle devient soldat. Soldat pour les simulacres de guerres du Viet-Nam ou des Malouines qui se déroulent dans l'univers. Et soudain, le Comics révèle son vrai visage. Celui d'une variation autour du Voyage Au Bout de l'Enfer de Cimino. Car le ton léger du début, comme dans The Deer Hunter, n'était là que pour appuyer les horreurs de la suite.

        Le premier récit de guerre fait clairement référence au Viet-Nam. Halo Jones et ses co-équipiers attaquent des indigènes dans des forêts dont ils ne peuvent pas maîtriser les dangers. De plus en plus cruel et touchant, le récit nous fait vivre les épreuves de son héroïne de plein fouet. Là encore, je ne peux pas en dire trop sinon ce serait un crime. Après une courte pause qui nous montre une phase de déchéance de Halo Jones, virant au bord de la folie psychopathe, la guerre reprend. Mais cette fois l'environnement devient extraordinaire. Sur une planète où la gravité est gigantesque, les combats se font dans des combinaisons de protection géantes et impossibles à manœuvrer. Mais surtout, le temps y est lui-même compressé. Cinq minutes de combat dans "the crush" équivaut à plusieurs semaines du temps normal.

        C'est dans cette dernière partie que le Comics prend son plein essor et devient littéralement bouleversant. Halo Jones a maintenant 30 ans, elle a perdu ou est en train de perdre tous ses amis, tous ses espoirs, toutes ses illusions. L'omniprésence de la mort (atroce, car on finit en bouillie) la hante. Elle essaie de devenir insensible, indifférente, le temps passe encore plus vite que dans la vie réelle. L'horreur à son paroxysme et aussi l'une des plus originales et puissantes dénonciations des absurdités de la guerre. Le final du Comics ? Loin de moi l'intention de vous le raconter. Mais je tombe d'accord avec je ne sais plus quel internaute qui disait que c'était sans doute l'une des plus belles fins de l'histoire du Comics. La plus belle, d'après ce lecteur de bon goût. Un autre internaute allait jusqu'à prétendre qu'il tenait là le meilleur Comics de tous les temps. Je n'irais pas jusque là, mais rarement Moore aura été aussi émouvant et proche de nous.

        Moins érudit et complexe que les grands chefs-d'œuvre d'Alan Moore, Halo Jones n'en est pas moins tout aussi indispensable. Aussi traumatisant que les plus grands récits écrits ou filmés sur la guerre, ce Comics cache fort bien son jeu. Moore parle de la mort, de la solitude et du temps qui passe comme peu l'ont fait avant lui. Il utilise son environnement de SF pour évoquer au mieux nos terreurs les plus quotidiennes. Ne vous laissez pas détourner par le dessin daté et la première partie presque comique du récit, The Ballad Of Halo Jones vaut de l'or. Vous ne pourrez jamais l'oublier.


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        Comme bon nombre d'entre nous, Alan Moore a été frustré par E.T., le gigantesque succès de Steven Spielberg. Car il  y avait de quoi rêver devant cette histoire d'extra-terrestre pacifique qui se perdait sur Terre. Il y avait de quoi rêver devant ce mélange de réalisme et de conte. Mais non, la niaiserie de l'ensemble, l'américanisme étouffant parfois cher à Spielberg, l'aspect vraiment enfantin du film, tout cela ne pouvait pas toucher tous les publics. Voilà pourquoi Moore a écrit Skizz. Une œuvre mineure en apparence, car elle reprend les grandes lignes de l'histoire de E.T. Mais ce serait faire erreur de limiter Skizz à une version "adulte" du film de Spielberg. Skizz offre de la maturité à une histoire trop ciblée pour les enfants et s'inscrit dans une réalité sociale très anglaise mais bien plus universelle au final que celle de E.T. De même, les personnages sont bien plus attachants, en particulier ce traducteur extra-terrestre, Skizz, qui nous est immédiatement plus touchant que la fade marionnette de Carlo Rambaldi. Et pour ce qui est des protagonistes humains, la comparaison avec E.T. joue encore plus en défaveur du film. Ne serait-ce que par la présence du terriblement émouvant Cornelius, gentil géant colérique qui "a sa fierté".

        Skizz parvient ainsi à offrir une variation virtuose et inattendue d'une histoire désormais connue de tous. On se rend compte que l'on pouvait aller bien plus loin que ne l'était allé Steven Spielberg et surtout que l'on pouvait être bien plus bouleversant sans user des mêmes effets larmoyants. La réussite de Moore, dans cette œuvre en apparence assez éloignée de ses projets habituels, est d'avoir augmenté le réalisme pour mieux le dépasser au final. Plus proche de nous, son Skizz nous amène ainsi plus près des étoiles.

 
 
 
 
 
 
 
 
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