Qu'est-ce qui me touche le plus chez Kate Bush ? Qu'est-ce qui fait d'elle cette artiste qui m'est si proche qu'il me semble impossible de vivre sans pouvoir ne serait-ce que jeter un œil de temps en temps vers les pochettes de ses albums ? Son côté si féminin, à la fois sensuel et maternel ? Sa voix, qui surgit comme un chant légendaire nocturne, fascinant et rassurant ? Sa musique, qui a sauvé les années 80, parfois follement "autre" ? Ce qu'elle nous raconte, quelques unes des histoires les plus troublantes, les plus tristes ou les plus justes que l'on ait pu entendre ? Toutes ces choses qui font d'elle à la fois un souvenir d'enfance et un éternel présent ? Elle est la mère, la sœur, l'amie, l'amante, bien plus que Siouxsie ou que Debbie Harry, elle est toutes les femmes en une. Elle a la sensibilité à fleur de voix et l'intelligence littéraire et romantique. Aujourd'hui plus personne ne se souvient de Kate. Ou alors elle est un vague écho d'enfance. Souvenirs de Wuthering Heights et des clips de danse qui redéfinissaient la grâce. Kate Bush qui depuis The Red Shoes (1994) est une mère de famille paisible. Kate Bush dont l'influence ne sera jamais pleinement mesurée (de Tori Amos à Sinead O'Connor en passant par PJ Harvey). Kate Bush qui restera notre secret.

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        Pour tout vous avouer, j'ai longuement hésité, et j'hésite encore à vous parler de Kate Bush. Elle est trop personnelle et il s'en trouvera toujours pour faire remarquer que ce qu'elle fait ce n'est pas bien ou je ne sais quoi dans ce style. Ou pour faire remarquer que c'est ridicule de s'investir autant auprès d'une musique qui finalement n'a pas tant d'envergure que cela (ah oui ? ah oui...). Et quelque part, c'est bien normal qu'elle ne fasse pas l'unanimité et que mon attachement soit critiqué. Mais cela fait mal. Forcément. C'est comme si l'on attaquait une amie proche, presque un membre de la famille, quelqu'un pour qui l'on éprouve une affection sincère et discrète. Alors on n'a pas envie de l'exposer en public. On veut la garder rien que pour nous. On ne veut pas partager. Car l'on sait que pour la majorité des gens, cette musique ne sera jamais vitale et ils resteront loin, très loin, de ce que je peux ressentir. Alors, oui, j'hésite. J'ai envie de hurler ma passion et en même temps je me recroqueville silencieusement dans les bras de The Dreaming.

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        On ne peut qu'aimer Kate Bush, car c'est elle qui chante l'amour avec le plus d'intensité. Et ce dès le premier morceau de son premier album (Moving sur The Kick Inside). "You crush the lily in my soul", nous dit-elle. Et on est déjà bouleversé. Mais quelques temps plus tard elle nous parlera du Man With The Child In His Eyes et on pleurera sans bien savoir pourquoi. Et sur la chanson titre on atteint une sorte d'état étrange d'apaisement, un engourdissement mélancolique. On se sent toujours un peu triste avec Kate, mais c'est la tristesse essentielle, et il est bon de la partager avec elle. Kate Bush nous offre la possibilité de n'être jamais seul. Et quand résonne la passion de Running Up That Hill (sur Hounds Of Love), on se sent transporté, dévoré par un feu qui dépasse tous nos petits malheurs. Kate Bush nous traite en adulte et en enfant, en homme avec l'enfant dans ses yeux.

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        Kate Bush a du génie. Elle sait parler des sentiments les plus secrets, les douleurs les plus intenses, avec un minimum de mots et un débordement de sensations. Elle avait même anticipé l'explosion du virtuel sur Deeper Understanding (sur The Sensual World). Nous allumons notre ordinateur pour obtenir plus d'affection, nous passons un coup de fil pour obtenir plus d'attention. Nous nous oublions, nous dépérissons, mais nous avons plus de compréhension. Kate Bush était aussi la féministe par excellence. Femme-enfant, femme forte, femme-mère, épouse et amante, une nouvelle fois on ne peut que constater cela. Entre le mythique This Woman's Work (The Sensual World) ou les accents déchirants de Cloudbusting (sur Hounds Of Love), Kate Bush est vraiment toutes les femmes en une. Et elle en vient à prendre la Terre entière dans ses bras au fil des accents Fantastiques du sublime Hello Earth (sur Hounds Of Love). Ce Hounds Of Love, cet album parfait, ambitieux à la folie (The Ninth Wave arthurienne) et véritable appel à la vie et à l'amour. L'apaisement coule doucement dans le murmure ("Go to sleep little Earth") et dans l'énumération finale de The Morning's Fog ("I'll tell my mother, I'll tell my father, I'll tell my loved one, I'll tell my brothers, how much I love them"). On se sent mieux avec soi-même, avec les autres, avec le monde. Kate Bush nous rend à la vie.

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        Plus pragmatiquement, par où le néophyte doit-il commencer ? Difficile de conseiller l'achat de l'intégrale (This Woman's Work, 150 euros, oui, même si ça les vaut largement). Alors il y a la toute belle trilogie fétiche : The Kick Inside, The Dreaming et Hounds Of Love. Que vient facilement ensuite compléter l'autre sainte trilogie : Lionheart, Never For Ever et The Sensual World. Inutile d'acheter la compilation (The Whole Story), pour le prix de celle-ci vous pouvez avoir deux albums en "mid price", alors... The Kick Inside, le premier album légendaire, n'a pas pris le début de la moindre ride, rien à jeter. The Dreaming est sans doute assez difficile d'approche ; c'est un album expérimental, parfois effrayant, vraiment passionnant, unique, le chef-d'oeuvre de la Dame. Quant à Hounds Of Love, c'est le monument qui sauve l'univers. La musique de la passion.

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        Je ne sais pas ce qui est objectif à propos de Kate Bush. Sa musique a-t-elle mal vieilli ? Son romantisme à fleur de peau est-il "too much" ? En fait-elle trop ? Ridicule ou génial à crever ? Pour tout vous avouer je m'en fous. Mais grave. Et avec virulence. Ou avec indifférence. Je me fous de ce que l'on peut ou doit penser de Kate Bush. Que chacun y trouve ce qu'il voudra bien y trouver. Et nul doute que chacun y trouvera ce qu'il aura amené, ce qu'il aura aimé, ce qu'il aura redouté, ce qu'il aura rêvé. Kate Bush vous déchire, vous recoud et vous laisse loin, très loin, plus près de tout.


1985. Le cœur du Trou Noir des années 80. Cure atteint la notoriété en baissant sa culotte, Madonna cumule les places dans les charts, les Clash sont morts et enterrés dans la fosse commune, la musique électronique ne se remet pas de l'endormissement de Kraftwerk, les tops sont dominés par la pop à base de boîte à rythme et de synthés à bretelles et par le hard rock lourdaud, une génération entière de petits étudiants s'apprête à noyer son désespoir légitime dans les bras des Smiths et de New Order, mais il reste encore de beaux jours aux imitateurs de Frankie Goes To Hollywood, de Queen et de la Ciccone. Au milieu de ce marasme va se glisser, avec un succès commercial imprévisible, l'une des perles les plus sous-estimées et les plus oubliées des 80's. Cette perle c'est Kate Bush, déjà connue pour un sublime premier album (The Kick Inside) et une poignée de jolies choses ayant reçues un bon accueil public et critique. 1985 est l'année Kate Bush. Au moment où les tops croulent sous les horreurs et que commence la dictature de la Madonne, Kate Bush impose au sommet des charts le grandiose Running Up That Hill, profession de foi d'une chanteuse passionnante. Running Up That Hill utilise tous les affreux instruments de son temps (batterie bourrée d'écho, synthés fauchés...) mais de façon totalement inattendue. La batterie résonne avec menace comme sur Pornography de Cure, les synthés deviennent effrayants et au-dessus du chaos règne la voix passionnée de Kate Bush et ses paroles poétiques.

Secondée par un clip de toute beauté, Running Up That Hill est l'une des plus belles chansons des années 80. Elle ouvre l'album Hounds Of Love et la suite ne déçoit pas, bien au contraire, au fil d'un disque concept ambitieux et délicat. Imprévisible, parfois effrayant (Under Ice, Waking The Witch), mystérieux (Hello Earth), romantique, intelligent, enthousiasmant, original, et la liste des adjectifs pourrait s'allonger à l'infini. En particulier pour qualifier la seconde moitié du disque, où s'entremêlent folklore, production démente, chœurs liturgiques, murmures et silences, violence et émotion. Cet album, on vous l'a caché, c'est l'un des plus grands trésors des années 80. On vous a menti au sujet de cette décennie "pestiférée", entre London Calling et Surfer Rosa, il s'est passé plein de choses et pas que des choses vaguement underground ou gentiment cultes, non, au sommet des ventes, il y avait aussi des diamants noirs. Kate Bush, dont on peut aussi conseiller haut et fort le Sensual World, mérite sans l'ombre d'un doute sa place dans la discothèque idéale. A noter que dans les remerciements de Hounds Of Love, Kate cite Terry Gilliam. Et oui, car en 1985, c'est bien la même Kate Bush qui nous chantait "Brazil" dans le chef-d'oeuvre du même nom. Je ne sais pas quoi ajouter pour convaincre les plus réticents, dont je me tais et je le remets dans la platine.


 Comment ne pas décevoir lorsque l'on effectue un retour terriblement attendu ? Plusieurs solutions s'offrent à vous, par exemple vous pouvez verser dans les trompettes et les annonces, la démesure et le bruit, clamer haut et fort que le voilà, il revient Albator, ou Ulysse, peu importe, car c'est un fait avéré, vous allez vous ramasser, comme Michael Jackson, comme les Sex Pistols, comme les Beatles "reformés", vous allez décevoir, voire vous prendre une bonne volée de bois vert, qui certes, justement, ne sera pas forcément volée. Kate Bush, qui nous avait abandonnés en 1994, pour accomplir une vie de famille des plus exemplaires, après un The Red Shoes de très sinistre mémoire, se retrouvait une décennie plus tard dans une situation pour le moins délicate. Ayant connu le succès très jeune et ayant offert quelques uns des disques les plus étranges, envoûtants et admirables des années 80 (en particulier The Dreaming et Hounds of Love), elle n'avait pas été oublié par ses nombreux fans et sa résurrection, sous la forme d'un double album, ne pouvait pas passer totalement inaperçu. Alors, comment ne pas trahir quand tout le monde s'attend à ce que vous ne possédiez plus qu'une valeur nostalgique ?        

Et bien en ne faisant aucune concession et en ne cédant pas à la tentation de "faire plaisir aux fans", en livrant un album exigeant, totalement en marge de la production actuelle. Kate Bush ne commet aucune erreur, aucune faute de goût, prouve que le temps n'a pas émoussé sa sensibilité ni son talent, et que, tout au contraire, sa vision infiniment poétique et très personnelle du monde s'est affirmée et affinée. Et la superbe pochette de Aerial, au sein de laquelle miss Bush n'apparaît que de manière fantomatique, est un monument de sobriété et d'ambiance audacieuse mais immédiatement évocatrice (les disques sont ornés de photographies de linge séchant au vent).        

Le premier de ces disques (A Sea of Honey) est un recueil de chansons, plutôt classiques selon les critères de la dame, qui ne renie jamais les sonorités qui ont fait le succès de ses précédentes oeuvres, mais en optant pour la discrétion, la retenue et la maîtrise, indispensables à la crédibilité d'un univers musical extrêmement riche, foisonnant de détails et d'arrière-plans quasi cinématographiques. Si cette première partie de l'oeuvre est aussi celle qui pourra le plus désenchanter certains auditeurs (à mes oreilles, seul le morceau Joanni est vraiment raté), elle réserve des instants de grâce immédiatement dignes des merveilles d'antan (la tension de King of The Mountain (dédiée à Elvis), le mystère de Pi (dédiée aux mathématiques), la tendresse de Bertie (dédiée à son fils), la rêverie sensuelle de Mrs. Bartolozzi (dédiée aux machines à laver et surtout à toutes les femmes ayant parfois du vague à l'âme (à toutes les femmes donc)), la perfection inquiétante de How To Be Invisible (dédiée aux fans de Kate), l'ampleur mélancolique de A Coral Room (qui annonce la seconde partie de Aerial)...)        

Le deuxième disque compose la description d'une journée, de l'aube jusqu'à la nuit, en une construction savante d'ambiances minimalistes. Du délicat Prelude (où le mélange entre la pureté des sons et la voix du fils de Kate Bush est quasi bouleversant, sans que l'on comprenne bien pourquoi) jusqu'à l'épique Aerial (voisin des grandes heures de The Dreaming), cette ode à la beauté du monde et de l'existence (nommée A Sky of Honey) tient du pur chef-d'oeuvre qui donne fréquemment le frisson. Si ce "ciel de miel" est une idéale musique d'ambiance, son écoute demande une véritable attention et il faut du temps avant d'en apprécier pleinement l'élégance exquise et la complexité de la composition. On pense parfois à de la peinture plutôt qu'à de la musique pop, tant Kate Bush raisonne selon les teintes, les textures, les dégradés, les nuances. Et c'est ainsi, dans cette subtilité qui n'appartient qu'à elle, que la dame peut se permettre des audaces qui chez d'autres seraient immédiatement ridicules, en particulier les nombreuses interventions de chants d'oiseaux au sein de la musique.        

Aerial se découvre, peu à peu, en tant qu'humble ode aux détails du quotidien, aux plaisirs simples, à l'émerveillement face aux nuages ou aux arbres, à la joie intense d'être heureux auprès de ceux que nous aimons, d'être ravi de passer nos soirées à leurs côtés, de partager ce monde avec eux. Disque de mère, de femme et de poète qui se rêverait invisible pour mieux tout connaître de cet univers qui n'a jamais cessé de l'émerveiller, Aerial s'évade des cadres critiques habituels pour toucher à ce qu'il y a de plus secret en nous et de plus universel dans cette intimité, le petit lien du coeur qui nous rapproche, cette fragile conscience du bonheur, cette impression fugitive de ne parfois faire qu'un avec tout ce qui nous entoure.


Ceci n’est pas un disque de Noël. Pourtant c’est peut-être le bel album dédié à l’hiver. Comme Aerial était estival, 50 Words for Snow plonge dans tous les aspects du monde endormi sous un manteau blanc. L’œuvre s’ouvre sur le parcourt d’un flocon de neige, Snowflake, un duo entre Kate Bush et son fils. Elle se clôt avec une ballade dépouillée, Among Angels. Entre les deux, la musique la plus pure, la plus ardue et la plus hypnotique de la sublime discographie de l’anglaise. Le morceau le plus bref monte à 7 minutes, le plus long culmine au double. 50 Words for Snow n’est pas facile d’accès et ne s’apprécie pas pleinement si on le laisse couler en musique d’ambiance (bien qu’il soit tout aussi excellent pour cet usage).

Pour en ressentir les nuances, il faut s’abandonner au plaisir d’écouter. Comme pour mieux rappeler que sans elle il n’y aurait probablement pas de Joanna Newsom, Kate Bush donne des leçons à l’elfe harpiste. Piano et voix, un écho de batterie, une touche de synthétiseurs parfois, quelques invités, pas plus. Les arrangements se fondent sans mal dans la lignée d’Aerial. Ecouter les deux albums à la suite est révélateur. Deux vraies différences : le thème et l’ampleur des compositions. Davantage de silences, des atmosphères plus enveloppantes, des constructions qui prennent leur temps. Ainsi qu’une quête mystique du Yéti et, ailleurs, une histoire d’amour intemporelle avec… Elton John (en duo d’une sobriété et d’une émotion inespérées).

Deux morceaux subjuguent dès la première écoute. Misty et sa passion improbable et totalement au premier degré avec un bonhomme de neige, d’où surgit un final déchirant. Ainsi que la chanson qui donne son titre à l’album, où sont effectivement énumérés 50 noms donnés à la neige, dans presque toutes les langues de la planète. Difficile à décrire sans que cela paraisse ridicule, l’expérience fait partie des plus grandes réussites conceptuelles de Kate Bush, qui n’en est certes pas à son coup d’essai. Si on écoute le disque d’une oreille distraite, tout semblera flotter dans un horizon brumeux et léthargique. Le même problème que si on ne prend pas la peine de vraiment regarder un film comme The Tree of Life.

Mais, même si on reste à la surface l’œuvre, il semble difficile d’en nier l’intense beauté, faussement simple. Une beauté issue de la maîtrise d’une artiste qui n’a plus rien à prouver et qui ne semble créer que pour le plaisir pur. Pour les nombreux amoureux de Kate, c’est le bonheur. C’est approprié, on y boit du petit lait. Sa musique, si évocatrice, est ici à son plein épanouissement. Dans sa douceur soyeuse, dans son émotion retenue, cet album est aussi audacieux et exigeant que les instants les plus aventureux de The Dreaming et de la deuxième face de Hounds of Love. C’est surtout la bande son rêvée des matins frileux, des soirs crépitants, des reflets de la lumière sur la neige, des flocons qui tourbillonnent et de ces hivers qu’on préfère traverser avec joie plutôt qu’avec tristesse.

 

 
 
 
 
 
 
 
 
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