Fou, Werner Herzog ? Non, certainement pas. Un malin génie, sans doute, mais pas un dingue. Il suffit de voir à quel point il joue de son image dans Incident at Loch Ness pour le comprendre. Herzog est fasciné par la démence humaine, par l'absurdité de l'existence, par notre univers guidé par aucun dieu, ni aucune destinée. Alors il cherche, crée ses propres règles pour mieux les abolir. Herzog n'est pas Aguirre sur son radeau, se rêvant démiurge au milieu des singes. Herzog c'est Kaspar Hauser et Hias, le héros de Cœur de Verre, réunis. A la fois naïf trop conscient du monde et clairvoyant marginal, le metteur en scène préfère créer sans limite.


Herzog aura repoussé les frontières du cinéma à une époque où l'on se permettait d'aller trop loin. Se ruiner pour des visions sublimes et inutiles. Dans Aguirre, le réalisateur s'épuise à placer un bateau au sommet d'un arbre, pour un plan aussi génial que vain. Dans Fitzcarraldo, faire franchir la pente au navire est le clou délirant du périple. Conquérant de l'inutile, Herzog ? Non. Obsessionnel et avide de splendeur, comme ses personnages, il ne se perd jamais tout à fait en chemin. Suffisamment sensé pour tenir la barre jusqu'au port, il rapporte des témoignages à nul autre pareils.



Sa seule folie, peut-être, c'est celle de considérer le cinéma comme un art total. C'est une évidence ainsi qu'il se lance dans un remake de Nosferatu, le film fondateur du vampirisme propre au 7e art. Fascination pour les descriptions biographiques (dans Kaspar Hauser), ambitions picturales (toujours, mais en particulier dans Coeur de Verre), tentative de s'accaparer le théâtre (dans Woyzeck, mais avec plus de réussite dans Aguirre), toujours ce travail affolant sur les ambiances sonores (on se dit que sa passion pour l'Amazonie repose à l'origine sur un envoûtement auditif), Herzog n'a jamais cessé de chercher l'œuvre cinématographique idéale.


Contrairement aux créateurs trop appliqués, qui façonnent la perfection justement dans l'absence de défauts et d'aspérités, Herzog fait partie de cette catégorie de réalisateurs qui ne conçoivent leur travail que traversé par les chocs, que cisaillé par les incongruités. Un glorieux chaos. Voisin de ceux, si faussement glacés d'un Tarkovski ou d'un Cronenberg. Un cinéma du transcendant qui ne quitte pourtant presque jamais la plus tangible réalité. Même dans ses aspects les plus étranges, des détails relatifs à la physique, à la biologie, à la psychologie la plus évidente, nous ramènent au monde.


Car Herzog n'aime rien tant qu'à mêler le réel et le mythique. Quand il s'attaque à l'Histoire c'est pour la mener vers les abords du Fantastique. S'il en est un qui pouvait effleurer le monstre du Loch Ness, c'est bien lui. On y croirait presque, comme on croirait sans mal aux légendes qui entourent son œuvre. Les indiens ont-ils vraiment voulu assassiner Kinski sur le tournage de Fitzcarraldo ? Le jeu si particulier des acteurs de Cœur de Verre a-t-il été obtenu par l'hypnose ? Bruno S., l'interprète anonyme de Kaspar Hauser et de Bruno, a-t-il passé sa vie entre HP et prisons ? Dissocier vérité et mensonge chez Herzog n'est pas la meilleure manière d'aborder son travail. Le cinéma est avant tout illusion, qui crée du danger là où il n'y en a pas et qui semble dissimuler des méandres rugissants dans le calme apparent.


Que l'on pense à la langueur inoubliable de Aguirre, où seuls les yeux fous de Klaus Kinski scandent la vraie violence omniprésente. Mais non, Herzog préfère filmer l'univers tel un panthéiste apaisé. Les flèches filent en silence, les impacts ne s'ébruitent pas, les corps tombent hors champs, personne ne semble vraiment mourir. Chacun est en perpétuelle stupéfaction. Kinski le premier, presque trop heureux de trouver un décor et un rôle à sa démesure. Vision fascinante du conquérant sans royaume, du tyran sans peuple. Le final de Aguirre n'a que peu d'équivalents et on pensera par exemple au récent There Will Be Blood, même conte de la folie mégalomane, qui semble contenir toute l'humanité en un seul être.

Les litanies de Cœur de Verre, qui mêlent art, artisanat et un mysticisme qui n'appartient qu'à cet univers clos, se déroulent sans jamais s'offrir pleinement à nous. Le film se fait abime, ouverture infinie sur l'interprétation. La conclusion de l'œuvre est peut-être la plus belle de la filmographie d'Herzog. A la fois hommage au romantisme pictural allemand et interrogation philosophique sans réponse (ou en ayant une multitude), le départ vers le bout du monde semble exploser les limites du cinéma. C'est au-delà du film, dans une boucle ? dans le vide ? vers les monstres ? que se jette Cœur de Verre, et le spectateur avec lui. Le récit, dépassé par lui-même, se tait et s'achève en suspend sur des lignes de texte. Herzog n'a pas trouvé ce qui se situe au-delà de son chef-d'œuvre, mais il en a ressentit l'existence. Son cinéma, à son apogée, se construit ainsi, dans la liberté des lectures, dans l'espace au-delà des sensations données, au-delà des sens et du sens. Un cinéma à redécouvrir, à réhabiliter et sur lequel on aimerait sans cesse revenir. A suivre, bien sûr...
 
 
 
 
 
 
 
 
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