Renaud – Rouge Sang

        Il y a des disques, comme ça, qui provoquent des cas de conscience inattendus. Difficile de ne pas vouloir parler du nouvel album de Renaud après la belle résurrection qu’était Boucan d’Enfer, mais en même temps le fiasco désolant qu’est Rouge Sang donnerait plutôt envie de se taire et de passer silencieusement son chemin. Si on avait déjà l’habitude de la pauvreté musicale de l’univers de Renaud (des gros rocks de variétés ici, des petites mélodies au piano là, un peu de folklore pour les chansons vaguement ethniques), on est davantage surpris par le désert littéraire de textes parfois embarrassants (les douloureux Bobos, le gâteux J’ai Retrouvé Mon Flingue, le vulgaire Leonard’s Song). Pire, la majorité des chansons reposent sur des enchaînements de lieux communs et de rimes primitives, le néant qui déborde de Elle est Facho, Nos Vieux, Pas de Dimanches ou bien encore A la Teloche s’avère rapidement exaspérant. Lorsque Renaud pastiche Souchon sur le bien nommé Sentimentale Mon Cul, ce n’est plus de la gêne qui nous saisit mais une vague pitié. Le chanteur se donne en spectacle de manière embarrassante, radotant des bêtises sur sa nouvelle copine ou s’autoparodiant jusqu’à plus soif. La liste des griefs étant interminable, je réalise que le silence est finalement la plus sage des solutions. Oubliez l’existence du dernier Renaud, vous éviterez un gros coup de blues.


Be Your Own Pet - Be Your Own Pet

        Ah, avoir 15 ans à nouveau… Et considérer que les chansons de 2 minutes menées tambour battant, avec des guitares partout et une jeune et fraîche demoiselle qui hurle par-dessus, et bien, il n’y a rien de mieux. En plus, elle dit des gros mots, la demoiselle. C’est vous dire si l’album éponyme de Be Your Own Pet peut aussi bien servir de madeleine proustienne que donner un énorme coup de vieux à l’auditeur qui n’a plus 15 ans depuis longtemps. Bref, ça va vite, ça crie (mais pas trop), ça toc-toc badaboum la batterie, ça fait des petits larsens mignons avec les guitares et il y a même un morceau qui s’intitule Fuuuuuuuuun. Que demander de plus ? Dans le genre, c’est beau comme du Ramones d’époque, un joyeux bordel léger et rigoureusement inoffensif. Bon, pour l’auditeur ayant dépassé l’âge difficile de la puberté, c’est un peu l’impression d’entendre 15 fois le même morceau, joué à des vitesses plus ou moins différentes. Amusant, pour les réveils difficiles, ou comme cadeau à votre petite cousine de 13 ans qui n’écoute que la Star Ac’.


Neil Young – Living With War

        Neil Young est un enfant des années 60. Élevé à la protestation et à la contestation, il lui faut des polémiques et des drames pour que sa verve musicale atteigne des sommets. De la chanson Southern Man (qui s’en prenait au racisme ancré dans le Sud des Etats-Unis) à l’album Tonight’s The Night (qui évoquait les ravages de la drogue dans son entourage) en passant par Sleeps With Angels (autour du suicide de Kurt Cobain), l’artiste n’est jamais aussi inventif et touchant que lorsqu’il évoque un thème tragique. On se souviendra donc aussi de la tournée Weld du début des années 90, en pleine guerre du Golfe, où la rage du musicien vibrait comme jamais. Depuis une décennie, Neil Young s’était peu à peu trouvé à cours de sujets de révolte et délivrait des albums apaisés, peuplés de chansons fleuves, parfois très belles, parfois ennuyeuses, mais l’approchant toujours davantage de la retraite dorée qu’il avait bien mérité. Mais, à 60 ans passés, le chanteur s’est trouvé un nouveau cheval de bataille à la hauteur de sa vindicte : la politique désastreuse de George W. Bush Jr. Jamais depuis les heures noires du gouvernement Nixon l’Amérique n’avait connu une telle Némésis et comme au cinéma, quand le méchant est réussi, le reste suit.

        Neil Young a donc enregistré son nouvel album en une semaine, avec un chœur plus ou moins improvisé de 120 personnes, avec une production rustre rappelant ses meilleurs disques des années 70. Le résultat déborde d’une sincérité brute, d’une urgence bienvenue, Living With War est direct (on entend des fausses notes, tout le monde n’est pas toujours en rythme), un peu naïf (des paroles un peu simplistes mais efficaces) et d’une puissance réjouissante. Le cœur du disque se nomme Let’s Impeach The President, hymne à la gloire de la destitution de M. Bush Jr., ponctué par des déclarations consternantes du bonhomme et scandé par un refrain irrésistible. Le « protest song » retrouve tout son lustre au fil de chansons telles que After The Garden, Shock and Awe ou Flags of Freedoom. Neil Young parle surtout de la guerre en Irak, avec des serrements dans la voix qui rappellent à quel point le traumatisme de la génération sacrifiée du Viet-Nam est encore présent à sa mémoire. Le mélange entre colère sans fard et sagesse de vieux routard de l’existence donne à cet album un impact d’autant plus salvateur. Le final sur la reprise de America The Beautiful s’avère particulièrement émouvant, et même si le disque ne pourra sans doute s’apprécier pleinement que dans le moment présent, sa force et son utilité le rendent indispensable.


Asobi Seksu – Citrus

        L’année dernière, j’écrivais en ces pages à peu près ceci : « un groupe de rock actuel sur deux sonne comme un rejeton de My Bloody Valentine ». Dès les 17 secondes d’introduction de Citrus, cette affirmation est une nouvelle fois de mise : mur de guitares qui font des vagues, production grandiloquente, maelstrom sonore à l’horizon, tout est là. La chanson d’ouverture, Strawberries, confirme largement l’impression première, la chanteuse japonaise a une petite voix qui convient très bien à une imitation du groupe de Kevin Shields. Certes, Asobi Seksu ne va pas se placer sur le terrain de l’originalité, mais plutôt sur celui de l’efficacité en faisant dériver de manière fort bienvenue la déprime du genre vers une pop bondissante et souvent purement réjouissante. Le final de Strawberries avec ces « na na na na » l’annonce, et c’est le très décomplexé New Years qui le confirme, Asobi Seksu adapte les sucreries japonaises aux codes du gros rock planant. On est déjà charmé, mais le juste merveilleux Thursday nous achève, il y a de la mélodie, du panache, un lyrisme rêveur, tout ce qui transforme une chanson aux oripeaux traditionnels en un petit trésor. Les arrangements ont beau être surchargé, le batteur cogner comme un damné, le groupe trouve toujours le petit détail qui vient faire respirer, qui fait s’envoler.

        Sur Strings la chanteuse Yuki Chikudate s’élance dans les aigus, flirtant avec la rupture de ton et le crime lèse-tympans, elle s’en approche sans jamais tomber dans le désagréable. Pink Cloud Tracer ressemble sans doute trop à ses modèles avoués (My Bloody Valentine, donc, mais aussi Jesus & Mary Chain) et c’est la longue progression hardcore de Red Sea qui vient donner un coup de fouet à l’album. Après cette errance bruitiste, le groupe enchaîne avec la plus évidente gâterie pop de l’album, le fantastique Goodbye, et nous voilà alors plus proche de Blondie que de l’assaut sonore. Le très posé Lions and Tigers, le bondissant Nefi+Girly et la jolie ballade Exotic Animals (qui s’épanche elle aussi dans un final criard) concluent l’album. La dernière chanson, le très court Mizu Asobi est à nouveau un miracle de légèreté énergique et primesautier. Asobi Seksu réinvente avec Citrus le plaisir du désordre, la grâce du bruit et redonne de la mélodie dans l’univers du discordant, avec pour résultat l’un des disques de l’année.


I’m From Barcelona

Let Me Introduce My Friends

        Le classicisme musical n’a pas que des torts, à partir du moment où la petite étincelle qui met le feu au disque est présente. L’énergie, qui fait une grande partie de l’attrait de la pop, n’est pas en manque sur le premier album de I’m From Barcelona (ils ne le sont pas, ils sont Suédois). Dès l’ouverture, sur la cavalcade de Oversleeping, tout le potentiel du groupe nous saute aux oreilles, il y a là tout ce que l’on aime, ça rebondit, ça part un peu dans tous les sens, mais sans jamais quitter le droit chemin de la mélodie entêtante. Dès l’hymne We’re From Barcelona, tout est confirmé, le mot d’ordre sera : générosité. Une chorale de feu de camp, des clappements de main, du ludisme, une grande impression de bonheur, pas besoin de chercher plus loin le secret de la réussite. La chanson suivante, merveille du disque, Treehouse, ne fonctionne que sur une succession de gimmicks immédiatement inoubliables. La formule se répète un peu dans la seconde moitié de l’album, mais les trois chansons de conclusion, Barcelona Loves You (adorable), le bizarre mais formidable The Saddest Lullaby et le morceau « caché » Untitled (interprété en suédois) affirment l’impression générale. I’m From Barcelona donne sans compter et compose une bande son rêvée des journées ensoleillées.


Midlake - The Trials of Van Occupanther

        Des albums comme le Trials of Van Occupanther de Midlake, il me semble en écouter une demi-douzaine par mois. Des disques propres, bien faits, avec juste ce qu’il faut de guitares, de voix à la Thom Yorke, un peu de planant, un peu de virulence (mais pas trop), bien écrits et bien équilibrés. La musique de Midlake est ainsi fort plaisante, mais extrêmement classique, même les quelques aspérités ne parviennent pas à tirer l’auditeur de son confort. Parfois, à trop vouloir verser dans le lyrique tout public, le groupe en vient à flirter dangereusement avec la soupe façon Coldplay (le charmant Head Home). Même lorsque les grosses guitares sont de sortie, comme sur In This Camp, Midlake ne dépasse jamais le cadre du mignon. Incapable de s’échapper d’une formule à présent connue par cœur, le groupe offre un album doté de qualités indéniables mais dont l’absence de génie et la prévisibilité ne peuvent que le rapprocher de l’anecdotique.


The Pipettes – We Are The Pipettes

        Année 2006 de notre ère, le voyage temporel fonctionne enfin, une courageuse équipe de producteurs musicaux sont envoyés en 1964 pour sauver de la disparition le plus grand « girl group » de l’histoire, les Shangri-Las, et les ramener dans le présent. Malheureusement au cours du voyage de retour, des mutations sont intervenues et les Shangri-Las du 21e siècle, désormais surnommées les Pipettes, ont subi des changements, pas forcément évidents aux premiers coups d’oeil et d’oreille, mais indéniables. Déjà, elles ont abandonné leurs thèmes morbides pour une approche encore plus frontale de la sexualité (One Night Stand, Dirty Mind, Sex) sans pour autant renier leur verve (Your Kisses Are Wasted On Me, Why Did You Stay). Les Pipettes ont la vindicte collé au corps et aucune intention de se laisser marcher sur les pieds. De là à y entendre un renouveau du « girl power », marotte des années 90…

        L’emballage aussi a un peu évolué. Le mur du son de l’époque s’est affiné avec les techniques modernes, mais les échos et les déferlements de cordes sont toujours de mise. En fait, la véritable différence d’avec les années 60 résiderait dans un subtil changement d’ambiance, tout est pareil qu’à l’époque (ou presque), mais on sait que ce ne sont pas les Shangri-Las, on sait que l’innocence est perdue depuis longtemps et que les Pipettes sont des demoiselles de leur temps. Alors la fête est irrésistible (le monstrueux Pull Shapes, en piste pour le titre de single de l’année), on est charmé par la personnalité des filles (la chanson éponyme) et il y a même matière à s’émouvoir (Judy, la conclusion toute simple de I Love You). Bref, la machine à voyager dans le temps est parfaite, c’est aujourd’hui hier et l’on se délecte de la résurrection des clappements de mains en chœur.


Frank Black – Fast Man/Raider Man

        C’est devenu annuel, comme Noël, le 11 novembre et les films de Woody Allen, Frank Black sort son disque de country-rock. Mais comme le monsieur est gourmand, en 2006, l’album sera double, sans commettre l’erreur du diptyque Black Letter Days/Devil’s Workshop (qui avait divisé les ventes par deux), et donc en insérant les deux disques dans le même boîtier. On ne reviendra plus sur les vieilles litanies selon lesquelles il fut un temps (désormais très lointain) où Charles Thompson était le sommet de la créativité, tout cela n’a plus lieu d’être depuis au moins une décennie. A présent, Frank Black est devenu un label qualité en matière de rock’n’roll à l’ancienne, sans âge, un peu country, presque folk par moment, avec du rockabilly ici et des solos de saxophone comme chez Bruce Springsteen. Avouons-le, le songwriting du monsieur, associé à sa voix toujours aussi belle, nous offrent de très grands moments. La première moitié du premier disque de Fast Man/Raider Man est ainsi fort réjouissante, avant de sombrer peu à peu dans le répétitif. Il devient ainsi inévitable d’aborder l’œuvre par fragments, pour mieux apprécier la personnalité de chaque morceau, certains d’entre eux tenant du petit chef-d’œuvre (If Your Poison Gets You, Johnny Barleycorn, Elijah, Dirty Old Town, End of the Summer…).

        27 chansons, bien sûr, c’est trop, beaucoup trop, surtout que le second disque n’est pas du niveau du premier et que si on essaie de tout écouter d’affilé, cela tient du masochisme et on passe à côté des perles, noyées dans la masse. Frank Black pêche une nouvelle fois par complaisance, délitant son chef-d’œuvre dans une précipitation et une quantité qui prouvent une nouvelle fois qu’il se fait plaisir, mais qu’il se moque un peu du résultat final. Si Fast Man/Raider Man se bonifie au fil des écoutes, il lui manque l’étrangeté, le souffle, bref la flamme qui lui permettrait d’accrocher durablement l’auditeur. De la musique infiniment respectable, bien fichue, mais poliment ennuyeuse, gentiment inutile.


El Perro Del Mar - El Perro Del Mar

        Sarah Assbring est la chanteuse la plus triste du monde. Sa voix semble charrier des torrents de déprime, une résignation infinie devant les travers de l'existence, un renoncement face à la cruauté de l'amour. On peut se dire alors qu'avec un nom tel que El Perro Del Mar, ce disque est un grand moment de chants hispanisants pleins de douleur a cappella et de tangos coupants, et il n'en est pourtant rien. Sarah Assbring est suédoise, amie de Jens Lekman, et ne conçoit la musique que sous la forme de la pop la plus légère dans ses oripeaux et la plus acide dans son propos. Mais dès l'intro du premier morceau de l'album, on comprend: ce tambour qui scande le rythme, c'est un peu une version ralentie, dépouillée, du Be My Baby des Ronnettes. La voix surgit, fantomatique, comme une confession au bord du suicide, ça sent la solitude et les coeurs brisés, mais quand arrive le refrain ("She's gonna get some candy...") tout devient gracieux, aérien, frais comme l’insouciance. C'est ici que réside toute la beauté inestimable de ce disque: Sarah Assbring donne toujours l'impression de chanter en ayant à la fois les larmes aux yeux et un délicat sourire aux lèvres.

        À la deuxième chanson de l'album, le juste sublime God Knows, on se retrouve encore plus clairement dans l'univers des "girls groups" des années 60, avec cordes, saxophone, échos, choeurs et petit rythme onirique et sautillant. Sarah Assbring redéfinit les contours de la mélancolie en parvenant à nous faire croire qu'il est parfois très agréable d'être triste. Et c'est sans doute la morale de El Perro Del Mar, en particulier lorsque la chanteuse nous affirme que "This loneliness ain't pretty no more" avant de s'élancer sur les "la la la la la" du naïf et enthousiasmant It's All Good. La pop nordique, la plus pure et la plus décomplexée du monde (avec la pop japonaise, certes) n'est jamais aussi touchante que lorsqu'elle ajoute un peu de chagrin dans ses bulles de Champagne.

        Le second album de El Perro Del Mar est ainsi composé sur un équilibre d'une fragilité rare, car on n'a jamais entendu la ligne "Come on baby, there's a party going on" entonnée de manière aussi dépressive, Sarah Assbring parvenant à tirer la plus grande noirceur des clichés les plus niais et à enluminer les idées les plus ténèbreuses (comme avec le lancinant "All the feelings you have for me, just like for a dog"). Et il suffit de juste une demi-heure pour transformer ce recueil à l'atmosphère envoûtante, adorable et déchirante en un petit chef-d'oeuvre.


Danielson – Ships

        Voilà, le « buzz » est formel, le disque de 2006 c’est celui-ci. La preuve ? Danielson est un pote de Sufjan Stevens (qui fait un brin de figuration sur Ships), un multi-instrumentiste comme le petit gars du Michigan, un brave garçon un peu timbré qui fait de la pop comme on construit un grand 8. Bref, on est en plein carnaval, en pleine fête foraine, dans un délire parfaitement maîtrisé mais relativement imprévisible, qui fait se percuter plusieurs chansons en une seule, quitte à les faire exploser de l’intérieur. Ecoutons donc l’hallucinant Bloodhook on the Half Shell, les ambiances se chevauchent gaillardement, ça accélère, ça ralentit, on ne distingue plus vraiment la profusion d’instruments trop divers pour être catalogués, c’est drôle et un peu inquiétant à la fois, ça crie : « Chef-d’œuvre ! » pendant 5 minutes. Ships fera-t-il pour autant l’unanimité ?

        Non, parce qu’il y a un léger problème, Danielson a une voix fort particulière, aigue, acide, qui n’hésite pas à en faire trop, et qui provoquera sans nul doute des rejets aussi évidents que face au plus beau disque du monde, le Aeroplane Over The Sea de Neutral Milk Hotel. Si on n’adhère pas au timbre du chanteur, Ships risque de dissimuler sa splendeur mélodique et sa passionnante profusion d’idées toutes plus folles les unes que les autres. Mais qu’il est dommage de s’arrêter ainsi aux portes de cet album qui ne cesse de surprendre et d’inoculer d’excellents gimmicks. A ce niveau, l’euphorisant Did I Step On Your Trumpet pourrait bien devenir l’un des hymnes de 2006, et l’intro de Two Sitting Ducks est si bêtement drôle et entêtante qu’elle en devient jouissive.

        Ce mélange entre complexité des chansons et un sens de l’humour assez percutant (comme sur la conclusion hilarante de Five Stars and Two Thumbs Up) désamorcent complètement les possibles accusations de prétention à l’encontre de Danielson. Le bonhomme sait ainsi débuter un morceau dans le chaos quasi-total pour mieux l’apaiser, le déconstruire et le transformer en une perle rock adulte et tourmentée (Kids Pushing Kids) ou venir moucher Supergrass sur le terrain de leur Road To Rouen (He Who Flattened Your Flame). On réalise au fil des écoutes que Ships n’est pas un fourre-tout immature mais bien une pièce d’orfèvrerie musicale, très accessible, mais qui ne révèle ses secrets qu’au fil de nombreuses écoutes.


Scott Walker – The Drift

        Il est bien loin le temps où Scott Walker avec ses « faux » frères était un des minets crooners les plus populaires des années 60. Elle est bien loin aussi l’époque où le monsieur popularisait Jacques Brel auprès des anglo-saxons et délivrait des albums élégants et juste un tout petit peu bizarres. Depuis son « retour » en 95 avec le fondamental Tilt, Scott Walker a définitivement largué les amarres et n’évolue plus qu’au sein de son petit monde à lui. Un univers unique, un genre à lui tout seul, qui se résume à l’écoute de The Drift à une tentative de renouveler les musiques de films d’horreur.

        En effet, la « musique » présente sur cet album est un vaste montage de nappes atmosphériques, de rythmes fantômes, de bruits blancs et d’incantations du chanteur, qui déclame des textes abscons, tel un prêtre vaudou en pleine transe mystique. L’écoute est rapidement aussi fascinante que souvent terrifiante, en particulier lorsque l’on jurerait qu’une créature invisible et rigoureusement maléfique tente de traverser la structure des enceintes pour s’extirper de la « chanson » Psoriatic, ou qu’une voix grotesque, directement empruntée au black métal, s’immisce dans la conclusion de The Escape. Le rejet peut être massif et évident, et on se demande comment un fou furieux ayant dépassé l’âge de la retraite peut trouver une force créatrice suffisamment puissante pour contenir musicalement de tels démons. Dans son ensemble, l’album semble plus accessible que Tilt, plus « rythmé », plus directement agressif, plus clair dans ses intentions terroristes.

        A la lecture de ces lignes, on peut évidement se demander quelle inconscience peut nous pousser à nous infliger cette « pop concrète, atonale et hideuse », mais justement c’est parce que d’effets de surprise effroyables à de longues atmosphères lancinantes chargées de menaces que l’on n’ose point nommer, The Drift travaille l’auditeur au niveau de l’inconscient que l’on n’a cesse d’y revenir. On est envoûté, vampirisé, on s’y noie, on s’y perd, des abîmes sans équivalent dans la musique actuelle s’ouvrent sous nos oreilles, l’expérience devient exaltante et dévoile une beauté malsaine digne des plus immenses œuvres d’art. Et surtout, bien sûr, surtout, The Drift est le meilleur film d’épouvante (sans images, mais qu’importe) de ces dernières années…


Neko Case - Fox Confessor Brings The Flood

        La country est un genre qui, de notre côté de l'Atlantique, a tendance à faire fuir l'auditeur avant même la première note. Considérée, souvent à juste titre, comme le "musette" des États-Unis, la country-music évoque immanquablement quelques cow-boys caricaturaux, à la voix nasillarde, aux banjos incontinents et aux violons grinçants, ainsi que des hymnes de l'Ouest poussiéreux ou de la mélancolie des rodéos péquenots. Mais se contenter des clichés, c'est évidemment oublier que le genre, de Neil Young à Frank Black en passant par Johnny Cash, aura offert des chefs-d'oeuvre inattendus, souvent échafaudés sur de subtils mélanges et de fragiles alchimies, quand le rock et le folk viennent prêter main forte à des archétypes fatigués. Certains éléments sont encore plus essentiels, car la country est une musique "de proximité", qui se conçoit auprès du feu de camp, dans un bar enfumé ou dans le réconfort d'une cabane isolée mais rassurante. Dans ses plus belles interprétations, cette musique a besoin de chaleur et de contact, et ne survit qu'à la force du charisme du chanteur, à l'âme qui habite les morceaux, à la puissance ou à la délicatesse de ce qui est conté. Le quatrième album de la chanteuse Neko Case regorge de toutes ces qualités requises, et s'affirme comme l'une des plus grandes réussites modernes du genre.

        Neko Case est loin d'être une inconnue en ces lieux. En effet, elle apparaît sur les albums studios des New Pornographers et elle a déjà transcendé certaines perles du groupe telles que The Laws Have Changed, The Bones of an Idol, The Bleeding Heart Show ou Stacked Crooked. Mais surtout, Neko Case, c'est une voix inoubliable, tétanisante, quasi inhumaine, pouvant aussi bien plonger dans des graves abyssaux que s'envoler dans des aigus cristallins, passer de la douceur à des trémolos imitant naturellement les artifices du "vocodeur".

        Ce qui trouble chez Neko Case c'est l'impression de puissance retenue qui habite chacune de ses notes, une force qui ne s'exprime que rarement, avec d'autant plus d'impact. La chaleur de son timbre, la maturité de sa sonorité et l'élégance de sa diction en font sans doute la plus fascinante chanteuse de la pop actuelle. Sur les 35 minutes de Fox Confessor Brings The Flood, la voix de Neko Case ne cesse de surprendre, de révéler des qualités toujours plus envoûtantes, idéalement servies par une production "cathédrale" qui enveloppe l'auditeur et le laisse... sans voix.

        Prenons par exemple la piste n°4, a Widow's Toast, une minute et trente secondes quasi a capella, Neko Case s'y dévoile sans détour, mais son chant, dénudé, n'est jamais vulnérable, au contraire, il domine, il surplombe l'auditeur dans son omniprésence et sa simplicité. La musique présente sur Fox Confessor Brings The Flood est toujours forgée dans les arrangements les plus classiques, qui brillent par leur discrétion et leur dévotion aux standards du genre, et pourtant ce sont les aspirations mélodiques et les circonvolutions parfois désarçonnantes des compositions qui élèvent l'écrin de la voix au niveau de cette dernière. Sur That Teenage Feeling, on navigue entre insouciance et inquiétude lointaine, sur l'irrésistible Hold On, Hold On, Neko Case réinvente l'épopée du western en même pas trois minutes et un solo de "steel guitar", sur la chanson éponyme ténèbres et éclaircies se mettent au service d'une histoire qui échappe totalement aux canons de la country, sur l'admirable Star Witness la chanteuse s'approprie les codes des pires rengaines pour les plier sous sa voix, et les accents les plus abruptes se font soyeux.

        C'est bien à une nouvelle forme de volupté musicale que nous invite la flamboyante rousse. Si la mélancolie est parfois palpable comme sur At Last, Fox Confessor Brings The Flood est avant tout un disque heureux, ludique, jamais étouffant ou complaisant. Pour preuve, le "tube de salles de billard", John Saw That Number, qui d'un thème religieux et d'une déférence absolue aux codes de la country parvient à éveiller un plaisir inédit. La conclusion sensuelle et nerveuse de The Needle Has Landed semble directement issue de la BO de Kill Bill tout en préservant l'aura de Neko Case, qui tout en donnant sa voix toute entière au plaisir de ses auditeurs épargne son glamour et son mystère. Mieux que n'importe quel autre artiste, l'américaine semble avoir trouvé la formule pour faire entrer un genre désuet dans une nouvelle jeunesse, entre respect et petites expérimentations. En jouant sur des paroles surréalistes et une imagerie décalée, Neko Case offre avant tout un généreux recueil de chansons faussement simple et la plus sublime démonstration de ses saisissantes prouesses vocales.


Euros Childs – Chops

        C’est avec intérêt et même un certain enthousiasme que l’on entame l’écoute du premier album solo de Euros Childs, chanteur et leader des excellents Gorky’s Zygotic Mynci, autrefois adorés en ces lieux pour leur chef-d’œuvre How I Long to Feel That Summer in my Heart. On ne fait donc pas vraiment attention à la petite introduction de moins d’une minute, Billy The Seagull, vague comptine enregistrée en vitesse comme une démo, et on préfère se dire que l’enjoué Donkey Island sera plus représentatif de l’ensemble de l’album. On se trompe. Car les petits interludes vont en fait s’intercaler entre quasiment chaque chanson, comme autant de « possibilités », et l’on doit se contenter de morceaux inachevés, que l’on zappe rapidement tant leur intérêt se révèle extrêmement restreint. Quitte à nous faire payer le prix d’un album, autant que ce soit pour des chansons en bonne et due forme et pas seulement les idées de leurs créateurs, vaguement jetées sur un magnétophone. Le disque ne faisant qu’une demi-heure, il ne reste finalement que 25 minutes finalisées, et sur ces 25 minutes, huit sont occupées par un seul morceau, First Time I Saw, clef de voûte imparfaite de ce Chops. On se retrouve avec à peine un Ep, où les quelques perles se trouvent noyées dans ce remplissage incompréhensible. Il reste des instants de grâce comme sur Circus Time et Surf Rage, mais rien qui ne vienne justifier l’existence de ce disque honteusement anecdotique de la part d’un compositeur habituellement si talentueux.


AFX - Chosen Lords

        Richard James, alias The Aphex Twin, alias AFX, alias une bonne dizaine d'autres pseudonymes divers et variés, aura été l'un des précurseurs et surtout l'un des plus grands artistes de la musique électronique des années 90. Après les grands succès critiques et les succès relatifs vis-à-vis du public de son Richard D. James Lp et deux singles mémorables (Come To Daddy et Windowlicker), il a peu à peu abandonné le devant de la scène, en particulier après un double album, Drukqs, qui le révélait en pleine panne d'inspiration et tournant de plus en plus en rond. Ces cinq dernières années, le trublion n'aura sorti qu'une poignée de maxi-singles, dont une sélection est proposée sur ce Chosen Lords. Dès les premiers instants de Fenix Funk, on se souvient de ce que l'on appréciait tant chez Aphex Twin à l'époque de sa grandeur : sa faculté à organiser le plus vaste des chaos rythmiques et sonores en un terrain de jeu ludique, déroutant, parfois inquiétant, totalement imprévisible et hautement accrocheur. On retrouve Richard James exactement là où il nous avait abandonné il y a plus d'une décennie, à l'époque des Analog Bubblebath et I Care Because You Do, en pleine veine de destruction des règles musicales. Expérimental, déjanté, insaisissable, son travail sur les 11 singles "Analord" semble aussi obsolète tout en s'assumant totalement ainsi. Etrangement, ce sont les prémisses de l'inévitable "revival" de l'electronica des années 90 qui se font déjà entendre sur ces morceaux aux sonorités datées mais à la verve et à la folie toujours aussi avant-gardistes. En prenant son temps comme jamais auparavant dans sa carrière, Richard James a recentré son inspiration, cultivant son petit jardin immédiatement reconnaissable, délaissant une inaccessible reconnaissance du grand public pour mieux déverser son trop plein d'idées dans des ébauches de fresques de cinq minutes qui rebondissent dans tous les coins des enceintes, d'improbables monstres musicaux titubants sous le poids d'une inventivité étourdissante.


The Fiery Furnaces - Bitter Tea

        Après le très (trop) exigeant Rehearsing My Choir, on attendait des Fiery Furnaces qu'ils reviennent à une musicalité plus évidente, sans rien perdre de leur folie douce (voire furieuse). Matthew Friedberger l'avait annoncé, Bitter Tea serait plus direct, carrément plus "rock'n'roll" et à l'écoute du disque on se rend compte que le concept de rock chez les Friedbergers est très éloigné de celui du commun des auditeurs. Si on se retrouve assez loin de l'élitisme sonore de Rehearsing My Choir, ce nouvel album n'en demeure pas moins totalement à part, avec des chansons très distinctes les unes des autres, comme sur le chef-d'oeuvre Blueberry Boat, mais avec aussi, de plus en plus, cette volonté de ne pas rester sur place plus d'une minute, et de changer de style, d'ambiance, d'humeur, plusieurs fois au sein d'un même morceau. En clair, si vous n'avez jamais accroché à l'univers des Fiery Furnaces, il y a peu de chances que Bitter Tea vous fasse réviser votre jugement, même si, comme nous allons le voir, la musique du duo ne cesse d'évoluer et se montre parfois ici sous ses dehors les plus abordables.

        Dès les premières mesures de In My Little Thatched Hut, on se retrouve en terrain familier, électronique préhistorique, instruments en liberté, et la voix, sublime, merveilleuse, d'Eleanor Friedberger qui surnage. Mais dès que survient le premier break, guitare acoustique et échos aériens, et bien... la musique change à nouveau, puis encore... De prime abord, cela décontenance, on se perd, on ne sait où se poser, ici un piano, là des pouêt-pouêts électriques, ailleurs des vagues d'on ne sait trop quoi, en 3 minutes les Fiery Furnaces ont déjà fait preuve de plus d'audace et de créativité que sur l'intégralité du dernier album des Liars. Surgit alors ce qui sera la grande figure du style de Bitter Tea : le chant inversé, ici pendant une poignée de secondes, mais ce qui est aussi admirable chez le duo, c'est de l'entendre chercher et trouver, quasi en direct, et créer, juste pour nous, de véritables pièces d'orfèvres faites de bric et de broc. Le vindicatif I'm In No Mood surgit alors, entre tango minimaliste et comptine, c'est ludique, mais déjà poind un aspect inattendu, comme une part de noirceur, déjà présente sur Blueberry Boat mais qui semble ici vouloir prendre le devant de la scène. Par ailleurs, ce second morceau, développant en son milieu ce "chant à l'envers" qui trouvera plus loin son plein accomplissement, est l'une des chansons les plus recommandables pour essayer de s'initier au monde des Furnaces...

        C'est avec la chanson suivante, Darling Black-Hearted Boy qu'une émotion inattendue fait son apparition, la voix d'Eleanor n'ayant jamais été aussi mélancolique. Mais rien n'est simple dans une création des Fiery Furnaces et la mélopée est interrompue par une mélodie électronique aigue, aussi incongrue que comique, avant de replonger dans la noirceur de profondes notes d'orgues. Une ballade triste chez les Friedbergers échappe à tous les lieux communs, à tous les clichés, à toutes les routines, qu'on se souvienne du tétanisant Spaniolated de Blueberry Boat. Le milieu du morceau est entièrement "à l'envers" et dégage une douceur et une beauté que l'on n'aurait jamais cru concevables, les Fiery Furnaces prouvant à nouveau qu'ils sont capables de tirer les plus splendides résultats des expérimentations les plus saugrenues. Bitter Tea se poursuit avec la chanson éponyme où le groupe n'a jamais autant sonné "comme une fête foraine", ou comme un jeu vidéo particulièrement primesautier, passant de la folie électrique à la rythmique bondissante, avant de s'élancer sur de conquérants passages martiaux aussi insolites qu'efficaces. Nous sommes en pleine montagnes russes, car si les morceaux de cet album sont plus courts que sur Blueberry Boat, ils semblent aussi d'autant plus condensés, il est donc facile de se perdre en route, surtout lors des premières écoutes.

        Nouvelle ballade dissolue avec Teach Me Sweetheart, petite histoire déchirante comme seule Eleanor Friedberg sait les interpréter, couplets noyés dans des ondes électriques presque liquides, refrains accrocheurs, la construction de la chanson est presque "classique"... presque... Il n'empêche que le résultat est immédiatement touchant. Le duo nous entraîne ensuite dans le slow le plus déstructuré que l'on puisse imaginer, Waiting To Know You, idéal pour emballer les androïdes dans les "boums" du 22e siècle. A noter que cette sucrerie est ce que Bitter Tea proposera de plus "normal", malgré un final gravement décalé... Vient ensuite ce qui pourrait bien être le monument du disque, l'hallucinant (et halluciné) The Vietnamese Telephone Ministry, atonal, minimal, quasi intégralement déroulé à l'envers, traversé par des éclairs donnant l'impression d'écouter plusieurs stations de radios simultanément. A priori, rien pour séduire l'auditeur, mais c'est la passion et l'étrangeté de la voix d'Eleanor qui transcendent l'oeuvre. D'hypnotique la chanson devient épidermique, puis déchirante dans sa dernière partie, sans que l'on comprenne bien ce qui crée cette impression, et une simple litanie de nombres de devenir l'instant musical le plus original et aussi le plus troublant de ce début d'année.

        Oh Sweet Woods semble donc nettement plus classique de prime abord, surtout lorsque Matthew Friedberg s'inspire de la rythmique de Billie Jean pour emballer ses troupes, entre deux passages de guitare acoustique qui tournent en boucle comme un fauve en cage. Le résultat est un génial "disco acoustique", avec les claps et les basses qui remuent des hanches. Bien évidemment, rien n'est aussi simple et dans son final, entre chant inversé et bruitages vicieux, Oh Sweet Woods nous aura déjà abandonné dans ladite forêt sans nous laisser de petits cailloux pour retrouver notre chemin... Off To Borneo est une cavalcade déjantée, forcément déjantée, qui traite par l'hystérie musicale l'ennui évoqué dans les lamentations d'Eleanor, le résultat s'avérant aussi jouissif qu'impossible à décrire en quelques mots. La gouaille très directe du court Police Sweater Blood Vow est fort désarçonnante tant on est ici auprès d'une chanson qui pourrait presque passer pour traditionnelle. Mais Nevers nous remet immédiatement dans le petit monde des Furnaces, Matthew et Eleanor se partageant le chant à raison d'un mot ou d'un bout de phrase chacun, le résultat est aussi cocasse que bondissant et séduisant, transformant l'expérimentation en une adorable frivolité.

        La seule chanson pouvant être considérée comme une "pièce montée" sur cet album serait Benton Harbor Blues, qui débute sur une rythmique concassée et étouffée qu'on jurerait sortie d'un album de Tom Waits, avant de s'élancer sur un thème qui nous suivra presque sans relâche jusqu'à la fin du disque. La chanson se révèle très narrative, mais sans agressivité dans les ruptures, presque douce, à part pour quelques inévitables coupures oniriques qui conduisent toujours les Fiery Furnaces sur les berges du surréalisme. Ici se trouve ce que le duo a produit de plus évidemment beau et surtout d'attachant. Malheureusement pour les néophytes, Matthew Friedberger n'est pas du genre à abaisser si facilement sa garde et Whiste Rhapsody risque d'achever les oreilles les plus sensibles, car si les prémisses sont rassurantes, en plein coeur du morceau surgit un affreux sifflement heureusement fort bref. Peut-être est-ce là le genre de détails "de trop" qui maintiendra le groupe loin du grand public et loin de beaucoup d'auditeurs ? L'album s'achève alors sur une reprise du coeur de Benton Harbor Blues et sur une note apaisée, légère, amicale, qui renforce l'immense affection que l'on ressent à chaque nouvelle chanson des Fiery Furnaces.

        Enfin, que je ressens, plus exactement, car avec le temps j'ai bien réalisé à quel point une musique aussi... étonnante (pour le moins) ne trouve pas facilement grâce auprès des conduits auditifs peu enclins à s'émerveiller devant les expériences rigolotes, les mélanges grandioses et la mélancolie ludique qui font le prix d'un disque tel que Bitter Tea. Le style des Fiery Furnaces est toujours aussi clairement reconnaissable, et Bitter Tea est moins bouleversant (et sans doute moins définitif) que Blueberry Boat, il n'empêche que l'on demeure témoin d'une oeuvre bouillonnante, toujours en quête, mais jamais absconse pour le seul plaisir de sa différence. Chez Matthew et Eleanor, plus que jamais, ce qui compte c'est l'amusement, la joie de bidouiller, de tout démonter pour reconstruire du jamais entendu. Avec Bitter Tea, ils nous offrent peut-être le plus accessible des disques difficiles (ou l'inverse) et avant tout le nouveau chapitre d'une carrière musicale unique en son genre.


The Knife - Silent Shout

        C'est toujours quand on pense avoir tout écouté, tout entendu que l'on tombe sur une musique qui réveille notre curiosité, qui titille nos sens, qui s'immisce dans notre discothèque quotidienne sans forcément faire beaucoup de bruit mais avec une flagrante efficacité. Ce début d'année 2006 fut très riche en disques de grande qualité et en découvertes enthousiasmantes, le troisième album du duo suédois de The Knife étant peut-être le plus électrisant du lot. Pourtant, lorsque l'on expose le "concept" autour de Silent Shout, il y a de quoi rester perplexe. Un disque d'electro dans son aspect le plus basique, voire le plus daté, où ce qui compte avant tout est la manière dont les rythmiques techno-disco vont s'amouracher des bruitages électroniques et de la voix toujours déformée de la chanteuse Karin Dreijer Andersson. A priori, ça n'a rien de très engageant, même si, précisons-le, comme The Fiery Furnaces, le duo de The Knife est familial, la musique étant composée par Olof Dreijer, le frangin de la première citée. Et oui, un tel détail peut être un gage de qualité, ou du moins intriguer davantage l'auditeur "people".

        Et ne l'épargnons point plus longtemps, notre lecteur/auditeur favori et lançons-le au coeur de Silent Shout, par exemple directement sur la piste 4, We Share Our Mother's Health. Des "bips" et des "blips" rebondissent dans les enceintes avant de former une curieuse base rythmique qui s'épanche en une irrésistible mélodie de "GameBoy" schizophrène. Lorsque la voix de Karin surgit, on sait que chez The Knife on a depuis longtemps perdu de vue les bornes du grotesque et que l'on oeuvre définitivement "ailleurs". A tel point que parfois on pourra se croire face à une musique déjantée de film d'horreur très conceptuel ou carrément dans une partouze de morts-vivants, comme sur le génial et purement jubilatoire One Hit ("Oh oh oh oh, wooo wooo wooo wooo"). Ce qui permet d'évoquer le plus grand paradoxe de Silent Shout, celui d'être un disque plutôt sombre, voire glauque, tout en demeurant hautement et volontairement léger et comique.

        Le clip du premier single et chanson éponyme, Silent Shout rappelle les expérimentations de Chris Cunningham pour Aphex Twin et c'est bien d'Aphex Twin qu'il s'agit ici car l'on pense plus d'une fois à l'humour aussi sordide que burlesque du créateur de Windowlicker. On oscille donc entre un premier degré pleinement affirmé comme sur ce Silent Shout d'ouverture particulièrement envoûtant, ou un second degré totalement inattendu, comme lorsque la belle errance "ambient" de The Captain se drape d'accents japonisants incongrus. Sur cet album, aucun morceau ne ressemble à celui qui l'a précédé, et la liberté de ton de The Knife ne cesse de ravir. Le duo se permet tout et même franchement n'importe quoi, de la berceuse aux dents aigues de Na Na Na à une chanson presque normale telle que l'entêtant Marble House qui s'effondre doucement sur l'un des refrains les plus accrocheurs de ce début d'année. On croisera même de la sensualité perverse au détour d'un From Off To On et un final digne d'un train fantôme où le frère et la soeur entament un duo aussi terrifiant que touchant.

        L'oeuvre de The Knife ne ressemble VRAIMENT à rien d'autre et risque de laisser plus d'un auditeur pour le moins dubitatif. C'est pourtant sur Silent Shout que l'on peut se régaler de la musique la plus bizarre, la plus créative mais aussi peut-être la plus jouissive de ce début d'année ; une bande son idéale pour danser, rire, se faire peur, s'amuser, s'interroger, s'abreuver de sensations extraordinaires.


Liars - Drum's Not Dead

        C'est la grande sensation du moment, les Liars, sympathique groupe de trublions ayant débuté sa carrière par un album de punk-pop bondissant avant de virer complètement de bord pour un second disque abstrait et bruitiste pas totalement maîtrisé, nous reviennent avec un monument sonore qui ne ressemble (presque) à rien et qui vient inonder nos enceintes par ses vagues électriques ombrageuses. Le menu est ambitieux, le résultat n'en est pas moins tétanisant, car au-delà de l'expérience auditive, Drum's Not Dead se présente sous la forme d'un concept-album laissant la parole à deux personnages antagonistes et complémentaires, le timoré et mélancolique "Mt. Heart Attack" et le vindicatif et sûr de lui "Drum".

        Dès l'ouverture du disque (Be Quiet Mt. Heart Attack) on saisit l'ambiance. Des accords lointains de guitare électrique comme canevas, avec quelques bidouillages de production pour attirer l'oreille, on n'est pas très loin de, comme toujours, My Bloody Valentine ou les Flaming Lips (nous y reviendrons). Puis surgit la rythmique, l'élément clef de l'album, toujours très en avant, parfois martiale, souvent tribale, les percussions veulent en découdre. La voix quant à elle, bourrée d'échos, sera presque toujours distante et pourtant enveloppante. Le crescendo de ce premier morceau enchaîne directement sur la claque de Let's Not Wrestle Mt. Heart Attack, un choc sonore voisin du Riding To Work sur le Zaireeka des Flaming Lips. Ici le son de guitare rappelle... un digeridoo et le chant est assez similaire à ce que l'on a pu parfois croiser chez Animal Collective, ce qui donne une bonne idée du maelstrom qui englobe l'auditeur, un tsunami toujours transcendé par l'omniprésence des rythmes sauvages. On est cloué sur son siège, et ce n'est que le début.

        Sur le morceau suivant, le personnage de Drum est introduit par de glorieuses percussions et une atmosphère menaçante qui s'évanouit sur le très planant Drum Get A Glimpse, dialogue entre Mt. Heart Attack et Drum, voisin musicalement aussi bien de Animal Collective dans son usage des voix que des Flaming Lips dans ses explosions de cymbales errantes. Les percussions tribales ressurgissent sur It Fit When I Was a Kid, sorte de musique techno primitive, hypnotique et inquiétante. L'étrange The Wrong Coat For You Mt. Heart Attack n'est pas sans rappeler certaines expérimentations des premiers Siouxsie and the Banshees (A Kiss In The Dreamhouse en particulier) et Hold You, Drum lorgne sur la splendeur passée d'un Aphex Twin en plein Selected Ambient Works 2. Entre onirisme et transe, les Liars créent un paysage sonore captivant, qui déroute et surprend sans cesse.

        Un nouveau choc nous attend au tournant, après l'instrumental It's All Blooming Now Mt Heart Attack, car Drum and the Uncomfortable Can est un formidable trip abstrait, dont la longue introduction conquérante n'est que l'arbre qui cache la forêt. Pas la peine de vous en faire la description, tentez donc l'écoute, vous saurez très vite si cette musique vous parle ou vous révolte. Après un petit interlude flottant, les Liars en finissent avec le personnage de Drum sur le lancinant To Hold You, Drum, avant de se fendre d'une ballade de conclusion, l'étrangement apaisé et angélique The Other Side of Mt. Heart Attack. Ainsi s'achève Drum's Not Dead, l'album dont vous entendrez forcément parler en 2006, à la fois élitiste et propre à apporter de nouvelles perspectives à un plus large public. On se dit qu'une petite révolution ne demande qu'à surgir des élucubrations des Liars, leur croyance en un rock en perpétuelle mutation intrigue et séduit, car cette musique n'est jamais inaccessible ou inécoutable (même si pour certains elle semblera facilement entrer dans les deux catégories). Et on se dit avec une quasi certitude que les Liars n'en sont qu'au balbutiement de leurs recherches et que la suite de leur carrière sera tout aussi passionnante.


Jens Lekman - Oh You're So Silent Jens

        Jens Lekman est un romantique. Que dis-je ? Un Romantique, avec une belle et grande majuscule, un écorché vif tout entier drapé dans la politesse du désespoir. Parfois, Jens Lekman chante exactement comme Morrissey, les mêmes intonations, la même emphase, le maniérisme un peu distant, tout en alignant des paroles déchirantes, ironiques, élégamment déprimées ou franchement désespérées. Car Jens Lekman n'a pas de petite amie et son Oh You're So Silent (compilation de singles et autres morceaux égarés de son oeuvre) est une vaste lamentation sur le sort des célibataires ultrasensibles. Il y a donc facilement de quoi se moquer dans les textes de ses chansons, en particulier lorsque l'auteur s'épanche dans le lyrisme adolescent ("If you don't take my hand, I'll lose my mind completely, madness will finally defeat me") ou dans la candeur la plus totale ("Oh Julie, meet me by the vending machine. Oh Julie, I'm gonna buy you a wedding ring.").

        L'un des plus remarquables tours de force de cet album est donc de parvenir à transformer des clichés du discours d'amoureux transis en de merveilleuses chansons, d'une douceur, d'une élégance mélodique, d'une beauté à la fois sophistiquée et vaporeuse, que l'on ne peut que succomber à leur créateur. Il peut ainsi tout se permettre, le festif A Sweet Summer's Night On Hammer Hill, des ballades aussi suaves que Sky Phenomenon ou la reprise du Someone To Share My Life With des cultissimes Television Personalities (peut-être le plus discret des plus grands groupes du monde). Lekman invente la machine à remonter le temps parfaite avec l'extraordinaire Maple Leaves et nous revoilà dans les 60's charmeuses ("She said it was all make believe. But I thought she said maple leaves."). Plus tard on le retrouve ludique (avec des accents de Will Oldham dans la voix) sur le vibrant Pocketful Of Money ou dans le quasi silence éthéré du fragile Another Sweet Summer's Night On Hammer Hill (qui va donner des frissons à certains d'entre vous).

        Notre dandy suédois ne semble pouvoir composer que des perles, vu que les cordes de Rocky Dennis' Farewell Song ou la version celtico-folk de Julie sont aussi des sommets admirables. Mais le chef-d'oeuvre du disque serait peut-être le glorieux Black Cab, un récit de solitude dont le verbe coupant ("You don't know anything, so don't ask me any questions. Just turn the music up and keep your mouth shut") se trouve contre-balancé par la classe infinie de la musique. Trop gracieux Oh You're So Silent Jens pourra paraître mièvre à certaines oreilles, peu habituées à une telle affectation musicale. Permettez-moi de plaindre ces conduits auditifs qui ne parviendront pas à apprécier le lyrisme épidermique de Jens Lekman et son talent frappant pour créer des bouquets de mélodies à faire se pâmer le plus endurci des coeurs. Dans un monde idéal, ce disque mériterait le même succès que le Sufjan Stevens de l'année passée, cela semble possible, on va croiser les doigts, doucement, aimablement, le petit suédois nous fera tous fondre.


Grandaddy - Just Like The Fambly Cat

        Ceci est le dernier album de Grandaddy, tout autant le dernier en date que l'ultime opus du groupe qui vient juste d'annoncer sa séparation. Difficile de rester objectif, lorsque, comme moi, on a tant aimé la musique de Jason Lytle, même si à l'écoute de ce disque on comprend aisément ce qui a pu motiver la séparation de Grandaddy. En effet, Just Like The Fambly Cat incarne ce que l'on craignait finalement depuis l'aérien Sumday : une stagnation définitive et une exploitation jusqu'à épuisement des recettes qui ont fait tout le charme du groupe.

        L'introduction avec What Happened To The Fambly Cat est pourtant du meilleur tonneau et laisse espérer le retour des grandes émotions qui submergeaient l'insurpassé The Sophtware Slump, en particulier parce que l'enchaînement sur l'énergie monstrueuse de Jeez Louise rappelle les grandes heures de The Crystal Lake ou de Now It's On. Mais dès Summer It's Gone, on comprend le problème : on connaît déjà tout cela par coeur. Le moindre break, le moindre effet électronique décalé, le moindre riff, la moindre ondulation de la voix de Jason Lytle. Bien sûr, le charme n'a pas totalement disparu, on ne devient pas du jour au lendemain un has-been lorsque l'on a tant tutoyé les cieux. Mais si dès le sixième morceau, le pourtant assez nerveux Rear View Mirror, on commence à s'ennuyer, il y a de quoi s'inquiéter. Car l'album est de surcroît assez (trop ?) long et que la redite se ressent parfois d'une chanson à l'autre, comme c'était déjà le cas sur le Ep Todd Zilla. Le remplissage n'est d'ailleurs jamais loin non plus, comme avec le plombant mais redondant The Animal World ou l'instrumental rigolo mais franchement inutile Skateboarding Saves Me Twice.

        On a ainsi parfois l'impression que Jason Lytle fait le grand déstockage avant fermeture, ce qui renforce l'aspect dépressif d'un disque qui semble pourtant nettement moins mélancolique que les trois albums précédents, comme le prouve le petit interlude punk de 50%. Mais la fin de l'oeuvre s'embourbe très souvent, comme avec les indigents Where I'm Anymore, Guide Down Denied ou Campershell Dreams. Grandaddy a cependant de beaux restes et on tombera facilement amoureux du ludique Elevate Myself et du sympathique Disconnecty. Enfin on appréciera que le meilleur ait été gardé pour la conclusion, car This Is How It Always Starts et la coda de Shangri-La sont les plus gracieux instants du disque. Même si là encore l'impression de déjà connaître tout cela sur le bout du tympan est omniprésente. Just Like The Fambly Cat apparaît donc comme un testament bancal, enluminé de quelques vestiges des trésors d'antan, mais comme dépouillé de l'âme qui faisait de Grandaddy l'un des groupes les plus essentiels de son époque.


Girls Aloud - Chemistry

        Alors, voilà, c'est une histoire incroyable et pourtant on me demande de me pencher sur ce tissu de sornettes, d'aller vérifier par moi-même, de faire une nouvelle fois don de ma personne pour le progrès de la recherche musicale, bref de vous confirmer que, oui, non, vraiment, la Real TV ("télé réalité" in French) aurait donné naissance à un bon groupe. Rien que de l'écrire, on frémit, on s'indigne, on lutte de toute sa raison contre une possibilité aussi peu envisageable. L'émission "Popstar" de nos voisins britanniques aurait permis la formation du meilleur "girls group" depuis... euh... All Saints ? Les Spice Girls ? Disons plutôt les Sugababes, le plus grand des produits sonores féminins de ces dernières années. Bref. Girls Aloud, on me l'a dit : c'est bien.

        A priori, non, ce n'est pas bien, nous avons là cinq bimbos, pour certaines vraiment sorties d'un catalogue de vente par correspondance quelconque, cinq demoiselles réunies par l'amour de la musique, une flopée de producteurs sans scrupules, un marketing titanesque et la "magie" de Star Academy du coin. La réussite (commerciale) est à la clef, car Chemistry est déjà leur troisième album, il doit donc y avoir un minimum d'efficacité derrière la chose, n'en doutons point.

        Cela débute d'ailleurs plutôt bien avec l'amusant Models qui nous fait revenir une bonne décennie en arrière du temps où tout le monde "wannabe their lovers". Ça continue encore mieux avec le très sympathique single Biology et le très correct Wild Horses, mais dès que survient la grosse ballade bien gluante, See The Day on commence à sortir de l'album. On a déjà entendu cela combien de fois avant ? Les restes proposent pourtant quelques petites perles à l'image du vindicatif Watch Me Go, le très rythmé Waiting, l'impressionnant Swinging London Town et l'amusant Racy Lacey. Chemistry s'avère donc au final loin du chef-d'oeuvre, et sans doute pas franchement impérissable, mais hautement sympathique et définitivement d'un tout autre niveau que ce que la Real TV & co a pu nous proposer jusqu'à présent, en France en particulier où l'on n'a jamais croisé un tel degré d'exigences musicales pour vendre un produit aussi calibré.


Boris - Pink

        Que se passe-t-il lorsque votre groupe de rock favori se prend les doigts dans la prise du 220V ? Que peut-il arriver lorsque l'on joue de la guitare électrique sous la pluie ? Pourquoi est-il déconseillé de frotter ladite guitare contre un ampli de 25000 Watts ? Tout simplement parce que dans tous les cas le résultat pourrait bien ressembler au nouvel album des quasi vétérans du métal expérimental que sont les japonais du groupe Boris. Ne vous fiez pas au patronyme presque mignon de leur Pink, on vous dira que c'est leur oeuvre la plus abordable, mais tout est relatif... Si vous n'avez jamais goûté aux délices des premiers opus d'Hüsker Dü ou aux errances les plus conceptuelles de Mayhem, ce n'est même pas la peine de vous approcher de ce disque, le morceau d'ouverture consistant en 7 minutes 30 secondes de larsens et autres vagues électriques sur un bon gros rythme lancinant hérité de Black Sabbath.

        Ensuite, l'Enfer (pour les fans des Smiths) ouvre ses portes. Et badaboum, et badabang, on hésite entre "hardcore", "speed métal" et autres joyeusetés aux noms pittoresques qui font la joie des experts en "thrash atmosphérique symphonique". Certes, ici, rien de symphonique, mais juste un déchaînement cathartique de riffs bourrins, de batterie épileptique et de solos de guitare dont on ne sait s'il faut les prendre au premier ou au second degré. Le seul élément sans doute immédiatement comique consistant en la voix, celle d'un pauvre petit minet qui ne parvient que difficilement à s'extirper de ce fouillis auditif et qui donne l'impression par instant d'entendre le chanteur de Green Day pris au piège d'un savant fou adepte de la torture sonore.

        Malgré quelques changements rythmiques comme sur le plus "planant" cinquième morceau, qui pourrait presque évoquer certains instants inoubliables du Spiderland de Slint, Pink est un disque extrêmement répétitif et l'on est rapidement en peine de distinguer qui est qui et où est quoi. Étrangement, des plaisirs surgissent parfois, là où on les attend souvent le moins, comme sur le toujours aussi violent morceau final où l'on devine une mélodie, et son épanchement de conclusion n'est pas sans rappeler les véléités onanistes les plus charmantes de Sonic Youth. Néanmoins, Pink est à réserver aux oreilles averties (qui doivent en valoir au moins deux), car ses nuances se dissimulent derrière un mur du son difficile à percer et une énergie relativement étouffante.


Belle and Sebastian - The Life Pursuit

          Peu de groupes actuels peuvent se vanter d'avoir une carrière d'une qualité aussi constante que celle du groupe de Stuart Murdoch. En variant des détails sans jamais perdre l'essentiel, Belle and Sebastian emballe la plus légère et la plus belle des musiques "pop" depuis une décennie. Sous une très fausse simplicité et des échos à présent de plus en plus lointains de grands anciens, tels que les incontournables Smiths, le groupe ne s'est (quasiment) jamais arrêté en chemin et se renouvelle sans cesse. Après la production spectaculaire de Trevor Horn sur Dear Catastrophe Waitress, The Life Pursuit se fait plus humble dans son écrin sonore, pour mieux se focaliser sur les mélodies et surtout sur les textes, The Life Pursuit nous parlant de foi et de quêtes existentielles (voire de pertes existentielles) avec autant de discrétion que de force.

        Lorsque l'on écoute cet album pour les premières fois, on ne retient sans doute que les thèmes accrocheurs, les refrains irrésistibles, les perles du calibre du sublime Another Sunny Day qui ferait pâlir de jalousie aussi bien Lennon que McCartney. Ces mélodies sont en fait là pour nous pousser à revenir auprès du disque, l'écouter, le réécouter, de loin, puis de plus en plus près, jusqu'au moment où l'on viendra se pencher sur les atmosphères, sur les textes, et où l'on comprendra que Belle and Sebastian est bien plus qu'un divertissement luxueux. The Life Pursuit déborde d'âme et il n'y a pas besoin d'être un critique perspicace pour ressentir toute la délicatesse d'un Dress You Up (et son solo de trompette juste divin), l'ironie pétillante de Sukie In The Graveyard, le débordement bondissant de We Are The Sleepyheads, la perfection du single Funny Little Frog, la grâce bancale de Act of the Apostle II et la bienheureuse béatitude de For The Price of a Cup of Tea qui s'épanouit dans la mélancolie insondable de Mornington Crescent.

        On pourra aisément affirmer que The Life Pursuit résonne comme le plus maîtrisé et le plus admirable album de Belle and Sebastian depuis leur chef-d'oeuvre fondateur If You're Feeling Sinister, comme l'apothéose provisoire d'un style qui ne cesse de se métamorphoser tout en demeurant immédiatement familier, inévitablement proche, entre enthousiasme d'une éternelle jeunesse et cicatrices du temps qui passe. 

 

 
 
 
 
 
 
 
 
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