Lorsque Dario Argento débute sa carrière, la peur au cinéma n'est pas une nouveauté, très loin de là. Mais cette terreur était le plus souvent le règne du non-dit, de l'absence d'effets qui décuple les effets. Les chefs-d'oeuvre du cinéma d'épouvante "pré-gore" sont aujourd'hui encore indépassables. Que ce soit Tourneur, ses ombres, ses sons lointains ou ses malédictions qui écrasent les humains (toute sa trilogie de la terreur, Vaudou, La Féline et Rendez-Vous Avec la Peur). Que ce soit Hitchcock et sa maîtrise du langage cinématographique. Que ce soit Powell et sa folie humaine et donc encore plus traumatisante (le Voyeur). Ou encore La Maison du Diable ou Les Innocents. Depuis on n'a pas fait mieux. Et on pourra mettre tous les effets numériques à la con, tous les violons stridents de la planète, toutes les actrices hystériques de la Californie, rien ne sera plus effrayant que Deborah Kerr seule avec un gamin de 10 ans.

            Puis vint la révolution de l'explicite. La censure se relâche, la violence explose sur grand écran (Bonnie & Clyde, La Horde Sauvage, French Connection), le cinéma de genre se mondialise pour le meilleur (Sergio Leone, Mario Bava...) et j'occulturais le pire (même si on y retrouve parfois aussi les noms de Leone et de Bava). On présente souvent Dario Argento comme le fils spirituel de Mario Bava. C'est une évidence, et c'est devenu un lieu commun. Si j'aborde aujourd'hui Suspiria c'est en essayant de mettre au maximum de côté la cinéphilie pour se retrouver dans la peau d'un nouveau spectateur, qui, profitant de la réédition (honéreuse) en DVD du chef-d'oeuvre de celui qui fut l'un des très grands du cinéma fantastique (le cinéma que l'on aime, donc), va se retrouver pour la première en présence de ce film mythique.

 

        Car Suspiria transporte partout où il passe une aura inaltérable. On se "souvient" (entre guillemets, parce que bon, moi à l'époque, j'étais pas très au courant de ce qui se passait dans les salles obscures) de ses premières projections, dignes de celles de Massacre à la Tronçoneuse. On se souvient de sa distribution en version intégrale (1981, l'année de la "libération", la ruée vers l'or (l'Au-Delà, Zombie, Mad Max & co)). On se souvient de la recherche de copies non charcutées dans cette période sombre que furent les années 90 (officiellement la censure n'existe plus, officieusement les films sont impossibles à trouver). On se souvient d'avoir lu ici et surtout là (dans Mad Movies), combien ce film est un monument du genre, combien son esthétique baroque est toujours aussi impressionante, combien le scénario est simpliste mais diaboliquemment efficace (car transcendé par une mise en scène ciselée). Et même les plus blasés trouveront matière à s'accrocher à leur siège.

        Bon alors, on l'attaque comment cet Everest de la terreur ? Je glisse un mot sur l'histoire, même si ce n'est pas dans mes habitudes. Pour tout vous dire, ceux qui n'ont pas encore vu Suspiria devraient s'arrêter, se précipiter pour trouver une copie (intégrale, la copie, sinon ça vaut pas !) et revenir nous voir ensuite (vous inquiétez pas, ça sera encore ouvert). Donc, mais que se passe-t-il donc d'aussi terrible dans ce film ? Bah, pour tout vous dire, pas grand chose si on le compare aux débauches bourrines des années 80/90/2000. Une jeune américaine débarque dans une école de danse allemande, bon, il se passe des choses bizarres, y a une sale ambiance, ça murmure dans les couloirs, ça soupire dans les dortoirs, ça grince, ça craque, il y a quelques morts violentes, et la tension monte, bah oui, bien sûr, il y a anguille sous roche, la petite américaine est en danger, forcément. Tout cela est on ne peut plus classique et c'est le traitement qui est génial. Argento applique au cinéma fantastique la même recette que pour le film à suspens (le "giallo", le polar à suspens italien, c'est de là d'où vient sa proche parentée avec Mario Bava). On voit tout et on ne voit rien. On sait tout et finalement on ne sait rien. Et toujours, à la fin, quand les révélations attendues (et plus ou moins prévisibles) débarquent et bien on n'est pas vraiment plus avancé. Je vous le dis tout de suite, on ne sait jamais qui sont les meurtriers dans Suspiria. Certes il y a des commanditaires, certes il y a une grande part de pure force maléfique. Mais pourtant, il y a toujours ces mains gantés de noir qui tranchent dans le vif, ces mains sur lesquelles on peut faire toutes les suppositions (c'est forcément le domestique "freak", mais bon, pas forcément, justement). Mais je m'égare, alors que je voulais commencer par le commencement.

 

        On a déjà beaucoup écrit sur la scène d'ouverture de Suspiria. Tellement écrit qu'il ne fait aucun doute que dans 20 ans, ce film sera autant décortiqué que Vertigo l'est aujourd'hui. Il ne se passe rien dans la première scène de Suspiria. Jugez plutôt : Susy Banyon (notre Jessica Harper de Phantom Of The Paradise, on est donc tout de suite très proche de son personnage toujours aussi délicat), la petite américaine qui veut devenir danseuse (toute droit sortie d'un conte de fée, comme on l'a beaucoup dit aussi), débarque à Fribourg, en plein déluge, mais elle n'a pas beaucoup de mal  pour trouver un taxi prêt à la déposer à la porte de l'école de danse. Bah, jusqu'ici, tout va bien. Sauf que tout cela est filmé tel qu'Argento l'a voulu. C'est à dire au niveau du climax d'un film d'horreur classique (et tout le métrage va crescendo, oui c'est de la folie). L'aéroport est filmé comme une chambre des tortures (vous ne pourrez jamais oublier la porte-coullissante). Le déluge est filmé comme un monstre titanesque (il pleut, mais sévèrement, ce n'est pas un technicien qui tient un arrosoir hors-champ). Dès la porte-coullissante franchie, nous sommes, comme Susy, envahit d'un terrible sentiment d'urgence. La menace est partout, de la première à la dernière image de Suspiria, la menace est présente dans absolument chaque plan (même dans la scène du bar tyrolien, un peu plus loin dans le film, c'est dire). Et ce taxi est bel et bien conduit par un tueur en série potentiel, aussi sympathique qu'une porte de prison renforcée. Argento filme le moindre détail comme s'il filmait une décapitation sadique (une bouche d'égoût, quelques plans de forêt qui à eux seuls valent l'intégrale de The Blair Witch Project (film franchement ridicule par rapport au moindre Argento de la grande période)). Pour enfoncer, encore, une porte ouverte, tout cela ressemble à un rêve. Et puis il y a la musique de Goblin.

 

        Prenant au pied de la lettre le titre du film, le groupe Goblin, adepte d'un rock dézingué et auteur de bons nombres de BO chefs-d'oeuvre des années 70, compose une musique qui soupire, littéralement. Il faut aussi absolument faire l'acquisition de la réédition intégrale de la BO de Suspiria (avec des bonus, ce qui est toujours bon à prendre). Cette musique est unique, à la fois indissociable du film et parfaitement "vivante" privée des images. Pour mettre une salle ambiance partout où vous allez, c'est le top. Le film est peut-être un "shocker", la musique est largement aussi traumatisante. Il y a le thème principal, inoubliable, l'un des plus originaux et des plus réussis de l'histoire du cinéma. Une mélodie de boîte à musique monte doucement. Une voix terrifiante (car grotesque) vient accompagner la mélodie, c'est la voix de la Mater Suspiriorum et croyez-moi, faut avoir le coeur bien accroché pour écouter ça tout seul en pleine nuit au casque. Ce thème principal, aussi important que le thème des Dents de la Mer dans l'efficacité du film, reviendra toujours aux moments les plus terrifiants (ne serait-ce que quelques notes, enfin, le procédé est connu). Et ce n'est pas tout, car il y a aussi deux morceaux (en particulier), Witch et Sighs, qui traumatiseront les enfants en bas âge. C'est expérimental, plein de hurlements effroyables, de rythmiques déglingués (le morceau Markos rappelle franchement la musique d'Akira, par exemple), ça murmure, ça gémit, ça ne semble jamais vouloir atteindre un quelconque paroxysme. La musique, comme le film, n'est qu'un long climax éprouvant. Inutile d'en rajouter.

 

        Et sur le pas de la porte de l'académie de danse, Susy croise une autre étudiante. Une étudiante affolée, si fragile au coeur de de la tempête, qui s'enfuit aussitôt dans les bois terrifiants. Elle a bien murmuré quelques mots avant de disparaître, mais il est encore trop tôt pour les connaître (un suspens de plus, dérisoire et fondamental). Et quand Susy sonne à la porte, elle est renvoyée sèchement. Mais Argento est déjà passé à autre chose et suit désormais le sort de l'étudiante en fuite. Nous sommes dans la deuxième séquence du film, monument de suspens insoutenable, de gore cruel et d'esthétisme baroque. Celle-là, je ne vous la raconterais pas, on ne sait jamais.

        Le film est déjà sur orbite, Argento n'a déjà plus rien à prouver, il est déjà en territoire conquis. Il va prendre son temps. Il va nous infliger, pour notre plus grand plaisir, de monstrueuses scènes anthologiques (Suspiria est une suite de scènes cultes). Parmi les plus fameuses, on peut citer la mort du pianiste aveugle ("plagiée" par Fulci dans l'Au-Delà, on pardonne, c'est un autre chef-d'oeuvre), franchement surprenante, non seulement par son dénouement mais aussi par son décor. Autre scène choc, la nuit dans le dortoir improvisé. Rideaux rouges (15 ans avant Lynch), jeunes filles terrifiées, soupirs et ombre menaçante, on n'a jamais eu plus peur devant un film (aussi peur, certes, avec les Innocents ou Prince des Ténèbres, mais plus, j'en doute). D'autres scènes chocs, il y en a un joli nombre. Et je ne parle même pas du dernier quart d'heure, lente montée vers la folie pure (Argento fut un temps le maître des fins de film hystériques et expéditives). Certains spectateurs pourront s'y faire la peur de leur vie de cinéphages. Tant que j'y suis, les dialogues ne sont pas fameux dans l'ensemble (à part quelques répliques franchement cultes, dont l'immortel "Suzy, do you know anything about witches?") et les acteurs ne sont pas tous grandioses, mais évitez sciemment la vf (d'époque, ils doublaient les films d'horreur comme des films porno (c'était la même chose pour la censure, de toute façon)).

 

        L'originalité du film, son ambiance unique, réside aussi en grande partie dans son visuel. Argento magnifie le moindre décor. Et son film semble avoir coûté dix fois plus que son budget réel. Bien sûr les éclairages rougeoyants sont au rendez-vous, bien sûr il y a les trompes-l'oeil et les couloirs distordus, bien sûr il y a les portes mystérieuses, les détails inquiétants, les travelings lourds de menaces, les gros plans hystériques. Mais ce n'est jamais gratuit (ou alors on considère que tout est gratuit et on retourne dormir devant du Rohmer). Comme il sait empiler les faux suspens et les effets de surprise, Argento empile aussi le visuel. Si vous mélangez la musique de Goblin, le visuel grandiose et les effets chocs, si vous secouez bien le tout, inutile de vous dire qu'il n'y a pas besoin de rajouter le courant électrique dans votre fauteuil pour que vous sautiez au plafond. Et comme jeu cinéphilique amusant, vous pouvez aussi comparer Suspiria et Shining et ainsi comprendre ce qui ne va pas dans le Kubrick et pourquoi Romero en est arrivé à dire que Kubrick était quelqu'un de trop "froid et cérébral" pour faire des films d'horreur. Essayez de comparer, vous aller voir, c'est édifiant, ce qui est fonctionne dans Shining est directement "emprunté" chez Argento.

        Suspiria peut aussi être qualifié de film gore, ce qui n'est pas un déshonneur, loin de là. Certes, aujourd'hui, le gore est, soit adopté par le cinéma traditionnel (il y a du gore dans tous les films hollywoodiens ou presque), soit synonyme du gore des années 85/93 (le gore rigolo, avec les sommets que sont Bad Taste et Brain Dead). Mais le gore permet aussi de qualifier les films d'horreur "explicites". Dans Maniac on scalpe en gros plan, dans Videodrome on "communie" avec la technologie, dans Zombie on bouffe de la tripaille, dans l'Au-Delà on s'amuse avec les clous. Ces films ne sont pas des comédies, loin de là, et ils peuvent tous être aussi classés dans d'autres genres (Maniac c'est un bon vieux thriller, Videodrome c'est du cinéma fantastique de même que Zombie, etc...). Mais comme on voit du sang et souvent bien plus que cela, c'est donc aussi du gore. Et Suspiria est un film gore. On y voit quelques petites sucreries bien craignos (un couteau dans un coeur palpitant, de l'empalement, de l'égorgement... essentiellement de l'arme blanche, la marque de fabrique de l'horreur italienne). Mais là encore, ce n'est jamais gratuit, cela fait partie de "l'empilement" des effets chocs (on pense aussi à l'éclatement de tête routier des Frissons de l'Angoisse et à la guillotine laborieuse d'Inferno).

 

        On peut aussi analyser le film comme de braves petits étudiants en cinéma. Avec des thématiques récurentes, des symboles sexuels et que sais-je encore ? Oui, bah non... Ce que l'on veut, c'est s'en prendre plein la figure et on est servi, au-delà de toutes les demandes. 1h40 de trouille non stop, un super grand-huit dans le train fantôme, un exercice de style comme on les adore, un film de genre à fond dans le genre, qui ne joue jamais la carte du second degré et qui atteint tous ses objectifs (et même un peu plus). Et c'est tout ce que l'on demande. Si on veut voir Voyage Au Bout de l'Enfer, on va voir Voyage Au Bout de l'Enfer. Si on veut voir un film d'épouvante avec de la sorcellerie, de la vierge effarouchée, des éclairages rouges et tout ce qui va avec. Et bien on se repasse Suspiria, encore et encore, parce que, et c'est ça qui fait la différence entre la série B réussie et le chef-d'oeuvre absolu, c'est que plus on voit le film, plus on l'aime. "Hein ? Quoi ?", fait le cyber djeun incrédule, "on peut voir un film d'horreur plusieurs fois et y prendre toujours autant de plaisir ?" Bah oui, malheureux ! La preuve !

        On pourrait aussi replacer Suspiria dans l'oeuvre d'Argento, mais cela serait un peu fastidieux. Rappelons juste que c'est la première partie d'une trilogie (les "3 mères", Mater Suspiriorum, Mater Tenebrarum, Mater Lacrymorum). Inferno est la seconde partie de la "saga", avec son extraordinaire Mère des Ténèbres (de l'autre côté du miroir), et c'est d'ailleurs un film qui mériterait largement aussi une pleine page, vu qu'il est à peu près aussi réussi que Suspiria (enfin, disons qu'il est très au-dessus de tout ce que vous pouvez voir d'autre dans le genre. Précisons aussi que depuis Suspiria, Argento est sur la pente descendante. On descend d'abord doucement avec Inferno, Ténèbres (aussi un grand film) et Phenomena (qui vaut, évidemment, beaucoup grâce à la présence de Jennifer Connelly, pour laquelle on a subit de vrais nanars bien pires que le très estimable Phenomena), et puis ça devient peu à peu n'importe quoi (Opera, Troma, Le Syndrôme de Stendhal (pas si mal, mais bon...), Le Fantôme de l'Opéra (terrible déception)). Et à l'heure actuelle, même si le culte est toujours vivace, c'est Asia Argento qui est devienu la star de la famille. Les derniers films d'Argento repoussent les limites du "nanar d'auteur", essayant de jouer sur tous les degrés à la fois. La conclusion de la trilogie des Maters, le catastrophique Mother of Tears, est une preuve parfaite de l'égarement d'un metteur en scène dont les heures de gloire remontent à presque 40 ans.

 
 
 
 
 
 
 
 
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