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        Il ne se passe pas une journée sans que le terme "épicurisme" soit traîné dans la boue. Employé, comme "humanisme", à toutes les sauces et essentiellement à contre-sens, l'épicurisme est devenu dans notre monde moderne quasi synonyme de "beauferie". Comme je me permets de considérer le De Natura Rerum de Lucrèce comme l'un des plus beaux ouvrages de philosophie de l'histoire de l'humanité (si ce n'est le plus beau), une telle postérité galvaudée n'a de cesse de m'horrifier. Car l'épicurisme n'a rien de cet abus des plaisirs du monde et cette franche stupidité qu'on lui associe aujourd'hui. Bien au contraire, le système épicurien, tel qu'il nous est raconté chez Lucrèce, est un art de vivre au sens le plus noble du terme.

        Du philosophe Epicure (dont les dates de vie nous sont floues mais s'accordent autour de 341-271 av. J.-C.), il nous reste bien peu de choses. Victime d'un dénigrement qui s'est poursuivi pendant des millénaires, et qui se poursuit sans doute encore, l'œuvre d'Epicure a longtemps été oubliée par les penseurs. Il nous reste essentiellement ses "lettres". Une lettre à Pythoclès, dédiée aux phénomènes météorologiques. Une lettre à Herodote, qui résume avec une rare concision argumentative la physique épicurienne. Et enfin la fameuse lettre à Ménécée qui est un magnifique conseil sur la façon dont il faut mener sa vie au mieux.

        Evoquons très brièvement maintenant quelques grands points de l'épicurisme. On retient de la physique que l'univers est constitué d'atomes, en perpétuelle chute dans le vide. Durant leur chute, les atomes se percutent et forment des mondes. Des mondes aléatoires qui se désagrègent et se reforment indéfiniment. Pour Epicure, étudier la physique et les lois du monde est une source de sagesse. De sa métaphysique, il est nécessaire de retenir certains aspects qui ont changé la philosophie. On ne doit pas "craindre" les Dieux, en tant qu'ils sont des "vivants indestructibles et bienheureux", ils n'interviennent en rien sur le sort du monde, ils sont indifférents à l'homme. Tout ce que nous pouvons tirer des Dieux, c'est un modèle pour mener notre propre existence. Mais nous ne les percevons pas, comme eux non plus ne nous perçoivent pas.

        La mort est une chose indifférente, définie comme "absence de perceptions", elle n'est ni un bien, ni un mal. Comme elle n'est ni souffrance, ni joie, elle peut s'éloigner de notre esprit. Epicure explique fort justement que la mort est la plus grande des frayeurs des hommes et que c'est elle qui les empêche de vivre. Une fois ce travail "d'indifférence" effectué, l'homme peut vivre pleinement. La finalité de la vie bienheureuse "réside dans l'absence de douleur corporelle et dans la tranquillité de l'âme". Chez Epicure il n'y a que deux états possibles : douleur et plaisir. Ce qui lui permet de classer nos désirs. Il y a les désirs vains et les désirs naturels, ceux-ci étant à nouveau classés entre désirs non nécessaires et désirs nécessaires. Les désirs naturels nécessaires sont ceux du bonheur, de l'absence de souffrances corporelles et de survie. Epicure mène ensuite un "calcul des plaisirs" et en vient à prôner l'autarcie et la pratique de la philosophie qui mène à la sagesse. La conclusion de sa lettre à Ménécée nous confirme qu'il n'y a pas de vie de plaisirs sans pratique des vertus.

        Toute la doctrine épicurienne est ainsi exposée dans les lettres rédigées par Epicure. Mais tous ces fragments sont très brefs, et même si leur influence sur la philosophie est immense, c'est Lucrèce qui demeure le plus grand "transmetteur" de l'épicurisme. On connaît encore moins la vie de Lucrèce que celle d'Epicure. On sait juste qu'il a vécu durant le 1er siècle avant Jesus-Christ et qu'il a été contemporain de la peste qui a ravagé Athènes et qui donne au De Natura Rerum sa sublime conclusion. Victime d'une indiscutable cabale chrétienne qui l'a fait passer pour fou pendant des siècles, Lucrèce est le plus fulgurant des philosophes antiques de langue latine. Car le De La Nature se présente sous la forme d'un poème de plus de sept mille vers. Un travail fantastique qui ne trouve sans doute d'équivalent que chez Dante.

        Au fil de ces vers, Lucrèce construit un véritable système philosophique. La forme du poème l'oblige à la concision dans la pensée, sans pour autant renier la force de l'argument. Si on ajoute à cela l'aspect artistique de l'œuvre, on comprendra pourquoi le De La Nature n'a de cesse de fasciner et d'intriguer. Mais dès que l'on entre dans le texte lui-même, on est surtout transporté par le lyrisme et la modernité de l'ensemble. Du moindre détail (la foudre qui apporte le feu aux hommes), aux thèses essentielles (la création continue, l'indifférence aux Dieux et à la mort, la sagesse, la connaissance, la politique...), Lucrèce ne cesse de surprendre le lecteur contemporain par l'audace et l'évidence de ses thèses. La splendeur du style donne à la crudité des idées et des images de l'auteur une portée unique dans l'histoire de la philosophie. Même Nietzsche ne peut atteindre le génie de Lucrèce.

        Le De Natura Rerum risque de vous surprendre, surtout si vous êtes étrangers au monde philosophique et que vous pensez que tous les ouvrages du genre sont aussi austères que certaines œuvres de Hegel ou de Husserl. En fréquentant le De La Nature, on ne peut que reconsidérer son opinion, tant la lecture de l'œuvre est aisée et parfois vraiment clouante, comme lorsque l'auteur évoque la sexualité en des termes d'une crudité qui font encore frémir dans les amphithéâtres de la Sorbonne. Et que certaines de ses idées nous laissent pantois, avec comme exemple cette définition de l'amour, qui a donc plus de deux mille ans :

"De plus, l'habitude nous dispose à l'amour

car les chocs les plus faibles quand ils sont répétés

finissent par triompher de toute résistance.

Vois les gouttes d'eau sur les pierres tombant :

ne percent-elles pas, au long des jours, la pierre ?"

        Le poème de Lucrèce a pour but de nous aider à éloigner les illusions qui nous hantent (la peur de Dieux et de la mort, que nous avons déjà évoquée, ainsi que les désirs vains, le fatalisme, "le sens de l'histoire"...). On pourrait presque voir en Lucrèce un précurseur des Lumières. Je dirais pour ma part qu'il va souvent bien au-delà des philosophes modernes. Le De Natura Rerum est une œuvre extraordinaire sur la vie. Car elle regarde la mort avec un réalisme cru qui choque toujours les lecteurs. Mais ce réalisme est la plus grande des sagesses. Je vais citer l'épilogue du Livre III (dont simplement les titres de chapitre donnent une excellent idée du contenu : "L'enfer n'est qu'une allégorie", "La mort est la loi commune").

"Enfin, pourquoi trembler si fort dans les dangers ?

De quel piètre amour de la vie sommes-nous donc esclaves ?

Un terme est pourtant fixé à la vie des mortels :

impossible d'esquiver la mort, il faut se rendre.

Et puis l'on tourne en rond à rester toujours là

et nul plaisir nouveau ne vient frapper la vie.

Mais tant qu'il nous échappe un objet convoité

semble à tous préférable et, quand nous l'obtenons,

vers un autre aussitôt va notre avidité.

Toujours béants, par la même soif de vivre obsédés !

Et le sort qu'entraîne le temps est incertain

comme les coups du hasard ou la fin qui nous guette.

En prolongeant la vie, nous ne retranchons rien

au temps que dure la mort ; il est irréductible.

Aucune chance donc de disparaître moins longtemps.

Enclos dans une vie autant de siècles que tu veux,

la mort n'en restera pas moins éternelle.

N'être plus ne dure pas moins, que la vie ait pris fin

à l'aube de ce jour ou depuis des mois, des années."

        S'il m'est permis de "juger" une œuvre telle que le De Natura Rerum, et de lancer un cri du cœur bien lointain de la réserve philosophique, je peux vous avouer que le poème de Lucrèce est mon livre de chevet, aux côtés de l'Ethique de Spinoza. De La Nature allie la beauté d'un texte poétique au cachet incomparable, la grandeur d'un système philosophique qui ne cesse d'être d'actualité, la force d'images dont la puissance évocatrice n'est jamais prise en défaut, ainsi que le souffle des œuvres humaines qui changent le monde.

 

Edition conseillée : De La Nature, traduction, introduction, notes et bibliographie José Kany-Turpin, GF Flammarion bilingue, Paris, 1997.

Page rédigée avec l'aide de l'Encyclopédie Philosophique Universelle - Dictionnaire des Œuvres Philosophiques, PUF, 1992.

 
 
 
 
 
 
 
 
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