Match Point

de Woody Allen

       Un grand artiste vieillissant n'est pas forcément la chose la plus plaisante à contempler, ou plutôt à subir. Le Maître se met à ressasser ses fantasmes, à radoter ses thèmes, parfois même il vire totalement de bord et trouve la Foi, n'hésitant pas à contredire ses chefs-d'oeuvre passés. Le génie disparaît peu à peu des mémoires, dès son vivant, de son propre fait, en ne sachant plus vraiment où aller, tout en croyant ne le savoir que trop bien.

        Mais si ce constat s'applique à beaucoup, ce n'est certainement pas le cas de Woody Allen, qui avec Match Point signe à 70 ans l'une des oeuvres les plus audacieuses et passionnantes de sa si prolifique carrière. Premier signe qui ne trompe que rarement chez l'aphoriste à lunettes : il ne joue pas dans son nouveau film. Deuxième signe, il quitte enfin New York pour aller s'ébattre auprès de la bourgeoisie anglaise. Certes, on ne se retrouve pas totalement en terrain inconnu, Match Point étant avant tout une comédie de moeurs des plus acides, doublée au final d'un thriller minimaliste mais très prenant, comme Woody Allen les affectionne.

        Mais ce qui frappe le plus dans Match Point et qui transforme le film quasi routinier en manifeste, c'est sa vision terrible, n'ayons pas peur des mots, oui, terrible, de la vie, de son sens ou plutôt de l'absence de sens. Ni Dieu, ni Destin, et soudainement, le réalisateur abandonne l'existence à la chance seule, au hasard le plus absolu, sans morale, sans but. Et, contrairement à ce que l'on a beaucoup entendu, il n'y a ni cruauté, ni cynisme dans Match Point, ou alors c'est confondre Allen avec ses personnages. Il n'y a surtout pas non plus de "fable morale", l'intérêt de l'oeuvre étant d'échapper totalement aux carcans bien-pensants habituels.

        L'ambition du metteur en scène n'est pas humble, dès les premières minutes il avoue s'essayer à une énième variation autour de Crime et Châtiment, et de l'oeuvre de Dostoïevski en général. Mais à présent, Woody Allen peut se permettre de tels blasphèmes, il est au sommet de son art et contrairement à tous ces tâcherons qui viennent s'abreuver auprès des grands auteurs pour les affadir, le new-yorkais propose sa version, son adaptation, résolument personnelle et d'une richesse de pensée impressionnante. Match Point adopte donc un rythme ample, comme chez l'auteur russe, les scènes de discussions, les dîners et les face à face tendus s'enchaînent pour mener à l'inévitable conclusion où le réalisateur nous prend à contre-pied.

        Cinématographiquement, Match Pointest d'une discrétion quasi totale, à part pour le choix de deux acteurs glamours dont la beauté traduit idéalement les ambitions et les méandres obscurs de l'âme. Mise en scène sobre, airs d'opéra pour seule musique, textes virtuoses, dans sa forme, le film est du pur Allen. Tout le prix de Match Point est dans sa philosophie globale, sa description mélancolique d'un univers où le sens, où la justice, ne sont qu'illusions humaines. La conclusion de l'oeuvre, plus encore que celle d'un Annie Hall ou d'une Rose Pourpre du Caire, serre la gorge, dans sa noirceur résignée, dans son doute clamé jusqu'à la tristesse la plus existentielle. Ainsi, Match Point s'affirme comme l'une des plus grandes oeuvres de Woody Allen et l'un des chocs cinématographiques de 2005.


Palais Royal

de Valérie Lemercier

        Difficile de ne pas aimer Valérie Lemercier, merveilleuse actrice, personnalité attachante, chanteuse amusante, femme superbe et comique irrésistiblement drôle en toutes les occasions. Enfin, en presque toutes les occasions...

        Fort d'un budget aisé, d'un casting de luxe, d'un sujet fédérateur et d'une promotion bulldozer, Palais Royal vient s'imposer par la force, Valérie Lemercier ne serait pas associée de si près au projet que l'on aurait volontiers fait le détour. Mais on y va, pour elle, et sur la foi d'une bande-annonce sympathique, qui une nouvelle fois contient en substance tous les moments à peu près poilants du film. Car voilà, Palais Royal se veut un fourre-tout d'humour de tout genre, où l'on passe du burlesque au (très) mauvais goût au sein d'une même scène, où la cruauté et la tendresse devraient fort bien s'entendre et la bêtise des protagonistes nous les rendre attachants. Mais diantre ! Tant de cynisme finit par rendre le film aussi superficiel que son propos, totalement creux, qui ne fait que reprendre point par point la vie de Lady Diana (avec quelques bouts de Monaco pour lier le tout) et dénoncer lourdement et pour la 25164e fois les travers des princes et princesses people. Cela pourrait donner un sketch télévisuel hilarant, mais sur plus d'une heure et demi, c'est un calvaire.

        Outre une absence de mise en scène assez flagrante et un rythme maladroit (des passages à vide un peu partout et un final expéditif), on pourra s'attarder sur les performances douteuses d'acteurs pas toujours dans le ton. Il sera ainsi très facile de s'en prendre une nouvelle fois à Catherine Deneuve, qui débite des grossièretés dans une certaine indifférence alors que cela semble être l'un des ressorts comiques clefs de ce Palais Royal. Si Deneuve en Reine Mère aigrie est un choix évident, le résultat ne cesse de décevoir, tant son personnage,  ainsi que presque tous les autres, demeure à peine esquissés.

        Les seconds rôles ne font finalement que de brefs passages, en "bons copains" (voir par exemple Bruno Podalydès et Mathilde Seigner qui  n'apparaissent que dans la première demi-heure du film). Le plus décevant dans ce Palais Royal est sans doute l'échec des ambitions pourtant louables de Lemercier, la faute à un scénario qui ne semble jamais savoir où il va, et surtout qui ne sait jamais quel ton employer, entre grosse pantalonnade à la française et satire plus piquante, la réalisatrice échoue à peu près sur tous les plans. On lui pardonne pour cette fois, mais on note clairement le blâme, qu'elle aura fort à faire pour effacer de nos mémoires.


Les Noces Funèbres

de Tim Burton et Mike Johnson

          Il y a longtemps, bien longtemps, dans une galaxie pas si lointaine, Tim Burton s'était dressé seul contre (presque) tous, en véritable alternative à Disney et au système hollywoodien en général. Il était le nouvel espoir, celui qui pouvait à lui seul pirater le plus onéreux des blockbusters et apporter baroque, humour noir et bon mauvais goût aux petits et aux grands.

        A son apogée, il y a déjà une décennie, Tim Burton transformait Batman en chef-d'oeuvre pervers, faisait du plus mauvais des metteurs en scène une icône de cinéma et offrait avec The Nightmare Before Christmas une bible visuelle et thématique à un univers gothique et romantique que le public s'apprêtait à adorer plus que de raison. Puis, peu à peu, celui qui s'élevait contre les franchises et contre l'ordre d'Hollywood s'est laissé couler dans la routine, recyclant avec plus ou moins de bonheur ses images, désormais de véritables poncifs esthétiques, et affadissant jusqu'à l'écoeurement ses thèmes autrefois si passionnants.

        Apothéose de cette décadence, les Noces Funèbres ne provoquent pas le même rejet et la même révolte que le gluant Big Fish. A vrai dire, il était devenu si prévisible que Burton finirait ainsi que c'est avec une certaine indifférence que l'on découvre ce film bien fait mais terriblement vain, qui parachève la dialectique : à présent Burton est devenu Disney à la place de Disney.

         En regardent défiler avec une patience polie les scènes des Noces Funèbres, on s'imagine déjà devant les produits dérivés et, peut-être bientôt, qui sait, le parc d'attraction. Véritable remake, parfois au plan près, de The Nightmare Before Christmas, cette oeuvre capitalise sans grande imagination sur ce que Burton nous a déjà mille fois montré auparavant. Le "making christmas" devient le "making a wedding", Halloween Town devient le Monde des Morts, qui bien sûr, va rencontrer avec catastrophe, humour, puis tendresse, le Monde des Vivants. Je vous l'ai dit, c'est un remake ! Sans évoquer bien sûr le fait que Burton avait déjà proposé une vision délicieuse de l'Au-Delà dans Beetlejuice.

        Il faut ajouter à cela une trame d'une grande fadeur, tournant autour d'une seule bonne idée (la mariée damnée), où tout est  prévisible et où la condensation de l'action à une seule journée renforce l'impression qu'il ne se passe finalement pas grand-chose au sein du film. Victor, le héros doublé par l'indispensable Johnny Depp (ici engoncé dans un personnage très fade), s'agite beaucoup dans une sorte de surplace qui le fait parcourir les décors d'un bout à l'autre, en haut, en bas, dans une urgence qui laisse de marbre.

           On ne vibre jamais devant les Noces Funèbres, tout au plus on s'amuse de quelques détails gore joyeusement incongrus et d'une ou deux séquences fort bien conçues (le réveil de la mariée, son histoire contée avec la verve de Danny Elfman) et on éprouve une tendresse coupable pour un univers que l'on a tant aimé. Avec ces Noces Funèbres, le fan de Tim Burton achève son deuil, il accepte de retrouver le réalisateur pour des visites de politesse, presque de santé. Tim Burton va bien, Tim Burton est heureux, Tim Burton est  papa, il aime faire des films, il aime faire plaisir à son public, on est bien content pour lui. De danger, de subversion, de surprises, il n'y a plus, on se promène dans son oeuvre comme un musée, ou un parc d'attraction (ce qui était d'autant plus vrai avec Charlie et la Chocolaterie). Les Noces Funèbres n'est pas une purge, encore moins un vilain petit nanar, la réussite technique est indéniable et les enfants y trouveront sans doute de quoi s'émerveiller, mais face à une telle débauche artistique, on était en droit d'attendre une autre dimension. On espérait de l'émotion, on espérait une oeuvre mémorable, un coup d'éclat, et l'on se retrouve devant le cadavre animé de la magie burtonienne, un film mort-vivant si froid et déjà si lointain.


The Descent

de Neil Marshall

        Certains films vont bien au-delà de qualités cinématographiques plus ou moins "objectives". Ils ne peuvent se décrire que par l'expérience en elle-même et ce sont les sentiments, les sensations éprouvés dans la salle de cinéma, dans l'immédiateté des images et des sons qui dominent l'esprit critique. Oeuvre épidermique qui chavire physiquement le spectateur par son agressivité et son atmosphère hautement claustrophobique puis bestiale, The Descent procure le même plaisir que le plus violent des Grands 8, certes, en plus subtil, mais aussi en plus intense, en 100 fois plus long et en plus effrayant...

        Six jeunes femmes, adeptes de sports extrêmes, se lancent dans une randonnée spéléologique apparemment sans risque. Bien sûr, rien ne va se passer comme prévu. Dans une première partie de la "descente", la plus angoissante, ce sont les éléments naturels qui vont les mettre en péril. L'étouffement est presque insoutenable, on s'accroche à son fauteuil tant chaque nouvelle épreuve se fait plus impressionnante et un conduit trop étroit suffit à nous terrifier. Dans la seconde moitié, The Descent vire au film de monstres, quelque part entre AlienS et Predator, mais en décuplant la sauvagerie de ce dernier, ce qui laisse songeur mais qui est pleinement avéré à la vision de ces scènes de barbarie extrêmement gores et cruelles. Si l'effroi est toujours présent, il laisse bientôt place à un déferlement de situations primitives, où les héroïnes deviendront peu à peu encore plus inhumaines que leurs assaillants.

        Je m'attendais à un bon film de genre, relativement virulent, avec le bonheur de contempler quelques bimbos ensanglantées. Le choc fut d'autant plus conséquent, The Descent n'étant en rien un divertissement "fun", ce n'est ni sexy, ni plaisant, c'est une sucrerie masochiste, un électrochoc qui offre jouissance dans la douleur. On est secoué, outragé, heureux d'avoir mal devant ces calvaires, ces atrocités délirantes et on est surtout ravi d'avoir à faire à une oeuvre intelligente, bien pensée, bien réalisée, bien interprétée (notamment par l'une des merveilleuses Magdalene Sisters). Les héroïnes ne sont pas de la chair à saucisses complètement stupide, elles se débrouillent, se défendent, réagissent le plus souvent de manière crédible, on s'attache ainsi plus facilement.

        Certes, The Descent est loin, très loin, d'être un film tout public, au contraire, il se réserve aux plus courageux (ou inconscients) d'entre vous. Car outre ses excès sanglants, les plans "garantie crise cardiaque" sont légions (voir pour cela la première apparition de la créature belliqueuse, attendue, prévisible et pourtant totalement affolante). Pour beaucoup les plaisirs éprouvés devant une telle épreuve pourront sembler incompréhensibles. Et pourtant... Pourtant cette épreuve est avant tout une expérience rare, élémentaire, comme un retour vers les craintes les plus inconscientes, les émotions les plus originelles, les plus essentielles. Pouvoir les contempler en face, en une catharsis offensante et exquise, est purement inestimable.


Wallace et Gromit : le mystère du lapin-garou

de Nick Park et Steve Box

        On les a quittés laveurs de vitre, à présent Wallace et Gromit sont les protecteurs des potagers, en vue du concours du plus gros légume, qui se verra récompensé par le trophée de la carotte d'or, offert par les mains de her Ladyship Tottigton herself. Sur ces bases extravagantes, Nick Park et ses créatures de "pattes" à modeler détournent les genres et viennent s'abreuver à toutes les sources du cinéma : de l'épouvante, avec une malédiction très fidèle aux clichés des loups-garous, en passant par la fable écologiste ironique. The Curse of the Were-Rabbit s'avère inclassable, ne parvenant à se définir que sous l'étiquette très vaste de la comédie burlesque et saugrenue, entre parodie et poésie. C'est un divertissement brillant, croisement entre l'expressionnisme du muet grâce à Gromit, chien fée du logis, pur produit canin d'Indiana Jones et de Buster Keaton, et "le sens de la réplique qui fait mouche" grâce à Wallace, inventeur de l'indispensable inutile du quotidien à l'imagination toujours plus débordante.

        Un lapin-garou de garenne s'adonne ainsi à la destruction massive de potagers, dans la grande tradition des monstres aussi effrayants qu'émouvants, il demeure essentiellement attachant. Et c'est son poursuivant, le délicieusement caricatural et perfide Lord Quatremain, qui revêt les oripeaux guerriers du grand méchant, qui accumule les humiliations bien méritées, secondé par un pittbull aussi vindicatif que lâche et idiot (mais au centre de quelques uns des meilleurs gags du film grâce à son antagonisme avec Gromit). Gromit qui, justement, vole tout le film à la moindre de ses apparitions, son dévouement et son ingéniosité ne cessant d'attendrir et d'émerveiller. Les créateurs lui réservent les scènes les plus spectaculaires, les plus palpitantes mais aussi les plus délirantes (il faut le voir incarner l'appât censé aguicher le fameux démon poilu), qui contrebalancent l'amourette entre Wallace et une Lady Tottigton peu avare en propositions innocemment indécentes.

        Le plaisir procuré par The Curse of the Were-Rabbit est rare et immédiat, qui répond exactement aux immenses espoirs que l'on fondait sur le premier long-métrage des deux héros cultes. Si l'on apprécie Wallace et Gromit depuis leurs précédentes apparitions, la magie de cet opus est bien sûr décuplée, les clins d'oeil étant légion et certains détails ravissants (les expressions so british de Wallace, le tricot de Gromit...). Les nouveautés sont largement à la hauteur, en particulier les lapins, dont la simple trogne provoque le sourire, ainsi que les indispensables scènes de poursuite et les grandes envolées surréalistes (le prêtre, "a big trap!"...). Fantastique déclaration d'amour aux légumes géants, aux rongeurs sociopathes, aux miracles du fromage, à l'amitié vraiment interraciale et à l'imagination la plus libre et charmante, The Curse of the Were-Rabbit doit absolument être vu, en salles, et revu, et acheté en DVD, et montré à votre entourage, à vos enfants, à vos petits-enfants, à vos parents, à vos lapins et à vos carottes.


H2G2

de Garth Jennings

        C'est un film de Science-Fiction, avec des extra-terrestres étonnants, des vaisseaux spatiaux, des planètes exotiques, des combats avec des pistolets lasers, des lois physiques incompréhensibles, bref tout ce qui fait le charme du genre. Cependant, dès les premières minutes de H2G2 (sigle bien pratique), on se dit que nous n'allons pas avoir à faire à une oeuvre de SF des plus traditionnelles, car tout débute par une chorégraphie chantée de dauphins, nous annonçant la destruction imminente de la Terre, en entonnant un très lyrique "So long and thanks for all the fish". Alors, oui, tant pis pour le "space-opera", nous sommes là dans la parodie grandiose, la déconne complète, l'humour british délirant, H2G2 peut débuter par l'annihilation de notre planète, peu importe, il n'en sera pas moins hilarant d'un bout à l'autre de son histoire. Énumérer les gags serait criminel, tant tout prend source dans le "nonsense" cher au Monty Python, en s'enveloppant d'ailleurs d'un visuel foisonnant que n'aurait pas renié Terry Gilliam. Il devient donc difficile d'évoquer H2G2 sans trahir certains de ses meilleurs moments.

        En suivant les pas de son anti-héros en peignoir (Martin Freeman, idéalement anglais), nous croisons des personnages indescriptibles : son meilleur ami Ford Perfect (le rappeur Mos Def, plutôt excellent), le président de la galaxie (Sam Rockwell, épuisant de gesticulations burlesques), la craquante Zoey Deschanel en demoiselle plus ou moins en détresse, l'humour cynique d'Alan Rickman prêtant sa voix à Marvin le robot dépressif, John Malkovich en guest star, des aliens procéduriers et adeptes de la torture poétique, des souris, des voyages hautement improbables et bien sûr le guide galactique qui vous conseillera de ne jamais vous séparer de votre serviette de toilette. Tout ce petit monde se lance dans diverses quêtes surréalistes, dont la plus essentielle est la recherche du sens de la vie, excusez du peu. Des réponses il y en aura, d'une puissance comique parfois tordante, le film demeurant toujours imprévisible et relançant l'attention par de nouvelles idées saugrenues et autres références hallucinées. Le 7e Art manque cruellement de comédies de ce niveau, prêtes à utiliser leur généreux budget pour donner vie à des gags idiots, kitsch, extravagants; en ne reculant devant rien ni personne, totalement décomplexé, H2G2 s'affirme comme le film le plus réjouissant de l'année.


Appleseed

de Shinji Aramaki

        Le monde de l'animation se cherche, effectuant tant bien que mal la transition des bons vieux dessins apposés sur une feuille de papier vers la profondeur de la virtualité. Appleseed propose un dispositif inédit en adoptant les critères esthétiques du "cell-shading" popularisés par les jeux vidéo (Jet Set Radio, Zelda The WindWaker...), c'est-à-dire des personnages en deux dimensions, évoluant dans des décors en 3D. Le résultat pourra sembler un peu figé pour ce qui est des expressions faciales des protagonistes, mais cela correspond plutôt idéalement à la nature de ces créatures (essentiellement des androïdes), cependant cette raideur semble se compenser dans la générosité physique des héroïnes, toujours follement girondes. Mais pour ce qui est des environnements, Appleseed s'avère juste sublime, fourmillant de détails, étincelant de couleurs et de nuances. L'intégration des personnages et leurs interactions avec le décor sont d'un rare dynamisme, presque trop fluide par moments, renforçant l'irréalité de l'Utopie qui nous est présentée. Les scènes d'action impressionnent tout en restant parfaitement compréhensibles et toujours superbement chorégraphiées. Visuellement, Appleseed tient ses promesses et propose une expérience originale et fort séduisante.

        C'est sans doute au niveau de ce qui nous est raconté qu'il faut chercher les défauts du film. En effet, Appleseed est à la base un classique du manga, rédigé par le créateur de Ghost In The Shell Shirow Masamune, on ne s'étonne pas de retrouver des thèmes communs (et donc aussi les guerrières aux poitrines mémorables), les questionnements existentiels sur le futur de l'humanité, sur son nécessaire et inévitable (?) remplacement. Mais là où Oshii avait chamboulé les données de base de l'oeuvre littéraire pour ses propres versions de Ghost In The Shell, Appleseed cède à une narration plus évidente et à des passages obligés quelque peu prévisibles. Bref, on a parfois l'impression de déjà connaître l'histoire et de pouvoir en prévoir (à juste titre) la plupart des rebondissements. Néanmoins, l'esthétique du film propose une telle immersion et l'on se prend si facilement au jeu des circonvolutions technologiques et prophétiques, que Appleseed joue finalement son rôle de divertissement épique.


Ma Vie en l'air

de Rémi Bezançon

        Renouveler un genre aussi balisé que la comédie douce-amère, dédiée aux trentenaires immatures en quête du grand amour, est une mission qui flirte plus que largement avec l'impossible. On peut estimer, à juste raison, que le cinéma français nous propose une trentaine de films de ce type par an, faire sa place au soleil tient donc de la gageure. Mais, après tout, pourquoi chercher à tout prix à se démarquer ? Pourquoi faire compliqué quand on peut faire simple et bien ? Ma Vie en l'Air adopte ainsi un schéma tout à fait classique, au déroulement et aux personnages sans surprise, à la mise en scène d'un classicisme assumé (avec une petite touche d'incongruités à la Jeunet pour faire bonne mesure avec les canons actuels).

Notre héros (Vincent Elbaz) est donc un jeune adulte poliment lâche, forcément hésitant, qui traîne son pote boulet mais rigolo (Gille Lellouche) et hésite entre les deux femmes de sa vie (la fausse, vraie brune, Elsa Kikoïne et la vraie, fausse blonde, Marion Cottillard, carrément craquante). On vous l'a dit, ça va être simple, mais pour donner un peu de corps à l'oeuvre, notre camarade Elbaz se trouve doté d'une phobie/fascination pour les avions et leurs accidents. Ses tourments aériens, ainsi que quelques répliques tordantes et sa relation avec son défunt papa (le trop rare Tom Novembre), forment le meilleur du film, qui se révèle doucement insipide mais attachant, en particulier grâce à ses acteurs et à quelques constats fort justes sur les égarements du quotidien.


Broken Flowers

de Jim Jarmush

        L'une des principales qualités du cinéma est de parvenir à romancer la vie pour en tirer le meilleur, le plus exemplaire, le plus divertissant. Le 7e art nous fait croire que l'existence est une aventure extraordinaire, adroitement scénarisée, dont les péripéties trouvent leurs résolutions, le plus souvent heureuses, dans la dernière demi-heure de métrage. Mais tout cela est faux, tout n'est qu'illusions et tournures de style, du héros fantastique à l'anti-héros du quotidien, on nous conte fort rarement la réalité telle qu'elle est. Certes, si l'on veut contempler le monde en lui-même, on se tournera vers un documentaire, et non vers un film de fiction. Cependant, une histoire sans fard peut avoir des vertus inestimables. La dernière oeuvre de Jim Jarmush, sans nier son appartenance au mensonge cinématographique, flirte avec la banalité, avec les incertitudes et les points de suspension d'une vie.

        Don Johnston, quasi homonyme de l'acteur de Miami Vice, est donc un Don Juan sur le déclin, son inconstance sentimentale l'aura conduit aux portes de la vieillesse vers une solitude poliment déprimée. Le choix de Bill Murray (le meilleur acteur dépressif du monde, avec Takeshi Kitano et feu Jean Yanne) est donc une évidence, il suffit de l'admirer quelques minutes, assis sur son canapé, en survêtement, dans un silence abyssal, pour partager sa mélancolie. Murray étant aussi le meilleur acteur muet de son époque, il économise ses mots, choisit avec soin toutes ses remarques, généralement il ne s'exprime que pour offrir un trait d'humour désenchanté, commentaire idéal de toutes les situations incongrues. A l'instant où le parcours de monsieur Don semble se heurter à un cul-de-sac, une lettre anonyme et pourtant très enluminée va le lancer dans une quête intime, une tentative de se réconcilier symboliquement avec son passé, avec son donjuanisme, et surtout une tentative de trouver un sens à son avenir : une probable ex-petite amie lui annonce qu'il a un fils de 19 ans. Encouragé par son adorable et cocasse voisin, Winston, Don Johnston débute son "road-trip" au ralenti, sans doute peu préparé aux nouveaux visages de ses anciennes conquêtes.

        Il serait dommage de déflorer davantage l'intrigue de Broken Flowers, si le film aime prendre son temps, il surprend souvent en proposant des personnages et des situations mémorables. Et si Jarmush exagère parfois un peu le trait, il ne cesse d'envelopper son histoire d'une émotion discrète, contrebalancée en permanence par un humour décalé et des détails insolites. Le suspens est humble et prenant, jusqu'à la dernière image on s'interroge, mais la grande force de l'oeuvre c'est de poursuivre les questionnements au-delà de son final. C'est ainsi que Broken Flowers est au plus proche de la vie en elle-même, en refusant les réponses évidentes, en refusant le lacrymal, en refusant les canons les plus usités de la narration cinématographique; c'est un film qui n'a pas peur de douter, qui a la pudeur de ne pas verser dans le pathétique, et qui fait écho à nos propres errances sans jamais chercher une universalité abusive ou prêcher une bonne morale. Car l'ordinaire chez Jarmush est juste suffisamment extraordinaire pour ne nécessiter aucun artifice, si ce n'est un ultime plan tournoyant, effet de mise en scène aussi inattendu que bouleversant, à l'image de ce film attendrissant de modestie et de justesse.


Les 4 Fantastiques

de Tim Story

        Les adaptations de Comics étant de nos jours le fond de commerce d'Hollywood et les grands noms du genre ayant été presque tous lancés sur l'orbite des salles obscures, le serpent Blockbuster (une belle bête au demeurant) commence à se mordre la queue. On relance les franchises (Batman, Superman), on capitalise sur tout et n'importe quoi (GhostRider, on parle d'un Daredevil 2 que personne n'attend), on torche dans l'urgence de véritables affronts envers des personnages cultes (Catwoman, Elektra, The Punisher, La Ligue des Gentlemen Extraordinaires), et au milieu de ce fatras surnagent quelques réussites (les Spider-Man, les X-Men, les Blade, le mal-aimé mais intéressant Hulk). A présent tout ce qui se rapproche de près ou de loin à un Comics se doit de passer à la moulinette cinématographique. Parmi les grands absents de ces dernières années, les fades Fantastic Four ne nous manquaient pas particulièrement. Ils ont finalement droit à leur long-métrage, qui navigue entre l'insulte pure et simple aux fans du Comics, la parodie décomplexée, le plagiat éhonté des copies des petits camarades (notamment des scènes directement issues des Indestructibles par exemple) et la grosse production pétaradante, décérébrée, mais sympathique. Ce qui fait beaucoup pour des super-héros, fussent-ils quatre...

        Nous allons donc découvrir nos preux chevaliers des temps modernes, aussi charismatiques que des huîtres neurasthéniques, peu gâtés il est vrai, grâce à une distribution consternante. A part Michael Chiklis, idéal dans le rôle ingrat de La Chose, il est impossible de croire une seule seconde à ces scientifiques de haute volée tout droit sortis d'un magazine de mode. Si Mr Fantastik est aussi indigent que dans le Comics, la Torche Humaine devient un djeun dont le narcissisme et la vulgarité apportent une large touche de verve lourdingue assez savoureuse. L'admirable erreur de casting, c'est bien sûr Jessica Alba, aussi crédible en physicienne-généticienne-mathématicienne-péripatéticienne que Jean-Claude Van Damme en Maria Callas. Si le seul terme qui vient à l'esprit pour qualifier le talent de la demoiselle est celui de "bonnasse", il faut reconnaître que son jeu, proche du trou noir, offre quelques instants d'humour involontaire relativement délectable. Bref, toute cette joyeuse bande s'envoie dans la stratosphère (l'un des six mots en plus de deux syllabes prononcé au cours du film), histoire de vérifier si les vents solaires peuvent guérir les petits zenfants diabétiques. Malheureusement, perturbé par le décolleté atomique de la pêche Alba, Mr Fantastik se plante dans ses calculs et tout le monde prend froid dans les courants d'air interstellaires. Ce dramatique incident, non seulement les rend tous flous pendant quelques minutes, mais va leur gratifier des pouvoirs particulièrement ridicules, mais utiles, ce qui prouve bien que ce sont des hommes, des vrais, qui ont créé le concept.

        Revenus sur Terre, nos Fantastiques expérimentent leurs nouveaux attributs. La Torche Humaine invente le jacuzzi express, Invisible Girl en vient à nier tout intérêt au film (à quoi bon débaucher Jessica Alba, si c'est pour ne pas nous la montrer ?), Mr Fantastik laisse rêveur (l'homme caoutchouc, whoooo....) et The Thing se retrouve très moche mais relativement touchant dans son imitation pataude de Hulk et Hellboy, il est la star du métrage. Malheureusement, une fois les présentations effectuées, il ne se passe plus rien, tous les enjeux dramatiques se limitant à savoir si nos camarades vont parvenir à retrouver leur banalité humaine. Car tout est possible, notamment de reconstituer le nuage radioactif précédemment cité dans le confort de son petit F2, cuisine américaine, avec Sdb et WC sur le palier (on ne peut pas tout avoir). En parallèle, un méchant très très méchant, d'une platitude confondante (dont toute ressemblance avec le troll vert de Spider-Man serait purement fortuite), émerge peu à peu, lentement, très lentement, à la vitesse de l'escargot arthritique. Et ce n'est qu'à un quart d'heure de la fin que les Fantastic Four se retrouveront devant leur Némésis attitrée, l'impayable Dr. Doom, ici totalement ridicule.

        En attendant, il faudra meubler tant bien que mal : avec un carambolage fort traditionnel, quoique spectaculaire, qui permettra de constater que Jessica Alba n'a pas des goûts transcendants en matière de lingerie (la meilleure scène gâchée du film, bien sûr) ; avec des concours de vannes entre la Torche et la Chose ; avec une amourette miteuse entre Mr Fantastik et ladite Invisible Girl (mais on se demande qui est le plus transparent des deux) ; avec des considérations scientifiques pouêt-pouêt ; et même des gags tellement primaires qu'ils font inévitablement rire. Avouons-le, entre spectaculaire bourrin et second degré plus ou moins assumé, on ne s'ennuie pas devant les tribulations de ces quatre joyeux drilles. On se réjouit des détails plus ou moins incongrus (les lentilles bleues hideuses de miss Alba, la beauferie galopante de la Torche Humaine, le sort hautement comique réservé à Von Doom...) et on se dit qu'il faut prendre ce long-métrage pour ce qu'il est : une série B déguisée en production de luxe, un réjouissant capharnaüm de références et de maladresses, un divertissement inoffensif mais presque attendrissant.


La Coccinelle revient

de Angela Robinson

Nous étions sans nouvelles depuis tout juste 25 ans. Après seulement quatre films qui avaient suffi à la faire entrer dans la légende, la Coccinelle de Disney tirait sa révérence, tel un ultime vestige des années 60 définitivement. C'est pourquoi son grand retour ne peut sembler être motivé que par la nostalgie la plus obsolète, voire le marketing le plus maladroit. Même si notre enfance fut bercée par les tribulations de Choupette (Herbie dans la VO, un monsieur coccinelle sans ambiguïté possible) on est tenté de laisser sombrer cette résurrection tardive dans un oubli aussi prompt que légitime. On se voit mal succomber aujourd'hui au burlesque suranné et à la guimauve colorée de ces histoires idéales pour un très jeune public mais nettement plus discutables dès que l'adolescence se trouve consommée. Pourtant, on fléchit, on se laisse tenter, on se dit que l'on pourrait bien retrouver là une part d'enfance. Et l'on a raison.

Dès le générique d'ouverture, le film assume pleinement le kitsch de la série, en proposant un résumé de la carrière de Choupette sur fond de couleurs psychédéliques et de musique "bubble pop", pour mieux souligner le déclin de la star oubliée, à deux doigts de terminer en tas de ferraille dans une casse du fin fond du Texas. Mais Choupette n'est pas du genre à se laisser marcher sur les enjoliveurs et en quelques gags loufoques elle vient nous rappeler qu'elle a un caractère d'acier et de la ressource en toute occasion. On remarque aussi très rapidement que la réalisatrice n'hésite pas à utiliser les vieux effets spéciaux qui ont toujours fait le charme suranné de la série, bref, Choupette roule en accéléré, plisse des phares, batifole des essuies-glaces et ne se fait que rarement doubler par des images de synthèse assez mal fichues et pleinement dans l'esprit des trucages du film. L'image de la Coccinelle n°53 n'est donc pas abîmée et même si cette dernière participe désormais à des courses de rue ou à du stock-car, elle préserve son innocence.

L'histoire tient évidemment sur un mouchoir en papier, mais peu nous importe. La gloire oubliée va revenir sur le devant de la scène, bravant toutes les humiliations et triomphant de tous les pièges. Angela Robinson désirant proposer un point de vue plus féminin à cet univers de mécaniques huilées et de moteurs vrombissants, elle place le volant de Choupette entre les mains d'une adolescente intrépide. Le coup de génie de Disney est d'avoir offert la combinaison de pilote d'élite à son ambassadrice, la (éro)dynamique Lindsay Lohan, dont la carrosserie éclipse régulièrement celle de notre Volkwagen (tm) préférée. Très à l'aise dans le registre de la comédie saugrenue, la prometteuse Lindsay est en cela parfaitement soutenue par quelques seconds rôles qui raviront les cinéphiles en herb(i)e, en particulier Matt Dillon en méchant pas gentil et le merveilleux Michael Keaton dont la moindre apparition, même dérisoire, sur un grand écran est devenue un événement. Le film se déroule alors de manière fort prévisible mais dans une bonne humeur communicative, et en réservant quelques scènes purement jouissives, entre tôles froissées et gags primesautiers.

C'est définitivement la nostalgie qui fait pencher notre coeur vers l'adorable voiture, si expressive que l'on est d'autant plus touché par ses multiples calvaires, souvent très destructeurs, et même par son amourette (mais sans oser se demander si la 53 pratique le 69...). Certes il est nécessaire de remiser son cynisme avant d'entrer dans la salle, et il est d'autant plus indispensable de se laisser porter par ces aventures comme un môme ravi. Mais la mise en image, joyeusement rythmée, doublée par une bande son énergique, servent au mieux ces crissements de pneus à répétition et ces scènes ludiques de Choupette en vadrouille. Si de surcroît on s'accroche au regard de Lindsay Lohan (et accessoirement à ses mini-jupes éminemment captivantes), il y a plus que matière à trouver auprès de La Coccinelle Revient le parfait film estival, aussi plaisant que terriblement frivole.


Charlie et la Chocolaterie

de Tim Burton

        Avec Big Fish, nous avions laissé Tim Burton bien mal en point, tiraillé par des questionnements nouveaux (la paternité, la famille en général, être enfin sociable...), qu'il ne maîtrisait pas du tout et qu'il ne parvenait qu'à emballer maladroitement dans une esthétique télévisuelle et un mauvais goût choquants. Le Burton de Beetlejuice semblait bien loin, et on aura pu penser, moi le premier, qu'il venait de disparaître à jamais. Et c'est presque à reculons que je me suis rendu devant Charlie et la Chocolaterie. La surprise n'en est que d'autant plus grande, et meilleure. Car Charlie et la Chocolaterie est un exemple d'adaptation réussie, le metteur en scène parvenant à rester fidèle à l'oeuvre littéraire (peut-être même trop), tout en la modernisant et en y ajoutant des thèmes très personnels.

        Esthétiquement tout d'abord, une fois passé un générique d'ouverture auto-parodique dont les images de synthèse ne remplaceront jamais les décors bien réels d'Edward Aux Mains d'Argent ou la maquette de Beetlejuice, le film est une splendeur de tous les instants. Dans une veine kitsche, bourrée de détails, qui fait écho à Pee Wee's Big Adventure, Burton décrit une chocolaterie en Disneyland sous acide, vaste parc d'attraction aussi sucré que délicieusement inquiétant, à l'image de son propriétaire, Willy Wonka, qui s'inscrit immédiatement parmi les plus beaux "freaks" de l'imagerie burtonienne. Dans le rôle Johnny Depp est génial, quelque part entre le "cynisme" du Hunter Thompson de Las Vegas Parano, l'aspect "poupée" d'Edward et "l'enthousiasme enfantin" d'un Ed Wood. Et si Burton choisit de ne le faire intervenir qu'au bout d'une demi-heure de métrage, c'est pour mieux lui laisser voler presque toutes les scènes. Willy Wonka, qui n'aurait pu être qu'un odieux moralisateur, devient chez Burton un grand gamin solitaire qui ne réalise que tardivement les véritables raisons de sa misanthropie galopante.

        Malheureusement le plus gros défaut de Charlie et la Chocolaterie provient paradoxalement de sa fidélité à l'oeuvre de Roald Dahl. En effet, la pesante morale, qui pouvait encore se justifier en 1967 et dans le cadre d'une comptine pour enfants pas sages, est reprise à l'identique par Burton. Ainsi, Willy Wonka punit cruellement des défauts qui semblaient pourtant très utiles à son possible successeur (la gourmandise, la curiosité, la modernité, l'esprit de compétition, l'énergie...), tout cela au profit de la gentillesse un peu niaise, un peu passive du petit Charlie, dont la famille est une image d'Epinal de l'unité, de la bravoure et de la bonté. Big Fish n'est donc pas très loin et Burton confirme ici ses surprenants élans réactionnaires et passéistes ; velléités d'autant plus choquantes que la méchanceté de Wonka fait plutôt écho aux anciens Burton, comme si le réalisateur avait soudainement dédié son mauvais esprit à l'évangélisation des spectateurs. Si l'on peut donc se réjouir du plaisir immédiat procuré par Charlie et la Chocolaterie, on aura tout naturellement le droit de s'interroger sur l'évolution d'une oeuvre ayant perdu l'essentiel de ses aspects subversifs.

        Mais si Burton offre une transposition sans doute trop littérale du roman (pour le pire, ou plutôt le plus embarrassant, comme nous venons de le voir, et aussi pour le meilleur : la chocolaterie est idéalement majestueuse et bourrée de méandres étonnants), il parvient néanmoins à y ajouter ses thèmes de prédilection (la différence comme mode de vie) et ses nouvelles préoccupations de père de famille. Au début on se dit que la névrose de Willy Wonka est trop voyante pour être honnête, et c'est à force de réminiscences intrigantes que Burton nous offre une psychologie absente du livre. Avec de l'humour ("I was having a flashback"), de l'émotion (l'étrange disparition de la maison familiale) et un énième hommage au grand Christopher Lee, le réalisateur évoque à la fois les responsabilités du père et son absence. A ce niveau, Burton trouve le ton juste et les images qui correspondent au mieux à son univers (les retrouvailles finales, incongrues et maladroites n'en sont que plus touchantes). Et sans trahir quoi que ce soit de la conclusion, cette fois les parias se rejoignent, au sein d'un Eden sucré, qui rappellera évidemment les dénouements de précédents chefs-d'oeuvre du monsieur.

        La réussite de Charlie et la Chocolaterie se situe avant tout dans ses aspects de conte burlesque. Quand s'unissent une féerie décalée (l'usine surplombant la ville, la maison tordue de la famille de Charlie, les salles baroques de la chocolaterie) et un humour saugrenu voire clownesque (les maladresses récurrentes de Willy Wonka, l'attaque des écureuils, les chansons "bubble pop" des Oompas-Loompas, le grotesque piratage de 2001...). Tim Burton apparaît alors totalement décomplexé, laissant Johnny Depp faire son numéro sans chercher à freiner ses excès les plus théâtraux. Certes, tout est ici outrageusement douceâtre, et le cynisme d'antan a fait place à une philosophie nettement moins révoltée et exaltante. La tendresse sous-jacente s'impose avec plus d'évidence, le "happy-end" n'est plus inaccessible, l'univers burtonien s'est apaisé, en trouvant le réconfort là où on ne l'aurait jamais imaginé : dans un éloge de la famille et des valeurs les plus traditionnelles. Cependant l'emballage est si séduisant, le divertissement si sympathique, que l'on en vient à croire que Charlie et la Chocolaterie annonce l'épanouissement de Burton, qui après quelques errances, parviendrait à évoluer sans se renier, et rester à la fois un mauvais garçon, cinéphile et joueur, tout autant qu'un père sensible et rêveur.


La Guerre des Mondes

de Steven Spielberg

        C'est un rêve d'enfance. Un rêve qui ressemble plutôt à un cauchemar. Un émerveillement formidable, aussi fascinant que terrifiant, comme les images qui surgirent dans mon esprit lors de la lecture de la Guerre des Mondes de H.G. Wells, et le désir bien peu réalisable (et heureusement) que ces visions apocalyptiques deviennent réalité. Si la première adaptation cinématographique m'avait relativement comblé à l'époque, même si j'avais déjà été déçu par un final cul-bénit en diable (si vous me passez l'expression), j'espérais toujours découvrir la puissance des Tripodes dans toute sa brutalité dévastatrice, je voulais que l'effroyable sentiment de fin du monde qui imprègne le livre soit enfin à ma portée sur un écran de cinéma, ainsi que la bouleversante force vitale qui habite le héros de cette fable existentielle et hymne à la volonté humaine et à la Nature.

        Malheureusement, avec la version de Steven Spielberg, comme souvent, mes souhaits ne sont qu'en partie exaucés. Le plaisir immédiat est bel et bien présent, en particulier parce que, oui, enfin, les Tripodes trouvent leur plein accomplissement visuel. Indestructibles destructeurs, ils incarnent la plus douloureuse des menaces, l'extermination en marche. En découle les meilleurs moments du film, quand le spectacle se donne tout entier devant la caméra virtuose du réalisateur. Certes, celui-ci ne fait que recycler les aspects "pris sur le vif" qu'il a développés depuis le Soldat Ryan et Minority Report, mais cette maestria n'en demeure pas moins clouante. C'est impressionnant, écrasant, délirant de bruit et de fureur. La guerre totale, en direct, sans trêve et sans espoir. Pour ce qui est de la représentation du chaos, la Guerre des Mondes est une réussite totale.

        Mais c'est au niveau de l'adaptation en elle-même que le film faiblit. Spielberg oblige, le personnage solitaire du roman est présenté comme un père de famille divorcé, campé par un Tom Cruise moyennement crédible dans sa fuite quasi perpétuelle. Ce faisant, le metteur en scène peut faire intervenir ses thèmes habituels, mais sans rien leur apporter de bien neuf. Il faut donc se traîner un ado caractériel (pléonasme), censé incarner la bonne âme belliqueuse américaine, et une môme hystérique et claustrophobe (mais crédible). Si ces ajouts ne sont pas particulièrement étonnants, ce sont les petits arrangements avec le roman, en particulier pour essayer de le "moderniser" qui choquent le plus. Ainsi il est sous-entendu que les Tripodes (qui perdent au passage leur fusion entre mécanique et biologique), étaient déjà dissimulés sur Terre depuis des millions d'années, sans se faire remarquer (en dépit de tous les forages, excavations, et autres tunnels qui parsèment la surface du globe, mais admettons) et mettant d'autant plus à mal la conclusion du métrage. Conclusion qui, si elle s'avère fort juste au sein du livre, tombe ici comme un cheveu sur la soupe, et de manière totalement expéditive, comme si Spielberg n'avait pas vraiment su comment la gérer.

        On se dit alors qu'il a tout misé sur le spectaculaire sans véritablement s'embarrasser d'un scénario compliqué. Pour preuve, il en vient même à resservir quasi plan par plan la scène de la cuisine de Jurassic Park et à l'image de cet auto-plagiat, le divertissement demeure efficace. Et nous offre ce que nous étions venus chercher au départ : un pur film catastrophe, largement au-dessus de ce que nous offre habituellement le genre. Car en mêlant le côté intimiste d'un Signes et le délire pyrotechnique d'un Independence Day, Spielberg remplit très agréablement son contrat. Malheureusement il ne parvient pas à transcender le matériau de base et se contente d'une jolie illustration plutôt que d'une brillante relecture.


Les Bouchers Verts

de Anders-Thomas Jensen

        L'échec public de ce sympathique film danois s'explique par un grossier et flagrant malentendu. En effet, les Bouchers Verts a été présenté sous l'étiquette forcément fédératrice de la comédie noire, avec de vrais bouts de gore et de méchanceté à l'intérieur. Mais en découvrant l'oeuvre, on réalise très rapidement qu'il y a eu tromperie sur la marchandise. Si l'on était vraiment venu dans le but de voir ce fameux divertissement sanglant, le premier sentiment pouvait être la déception. Déception qui s'est poursuivie auprès de nombreux spectateurs, peu préparés à découvrir une comédie de moeurs, brassant les genres avec beaucoup plus d'ambition qu'on ne l'aurait imaginé. Le film s'intéresse donc davantage à ses personnages principaux et à leurs déboires professionnels et familiaux plutôt qu'aux meurtres, qui deviennent presque des détails au sein du métrage. Et s'il y a bien quelques scènes joyeusement macabres, le réalisateur s'attarde sur des thèmes étonnants (en particulier les conséquences d'un accident de la route provoqué par un frère attardé). Plus porté sur l'ambiance et d'excellents acteurs, les Bouchers Verts se veut une fable où l'horreur s'ouvre vers la tendresse et où même les "freaks" ont droit au bonheur. Attachant.


Ray

de Taylor Hackford

        L'exercice du "biopic" n'est pas seulement délicat car il se doit d'illustrer une histoire personnelle qui, bien souvent, rejoint l'Histoire. Non, dans une perspective purement cinématographique, le "biopic&quot ; peut-être un véritable piège car c'est un genre rabâché, et souvent lié au strict académisme le plus contrit, voire le plus ennuyeux. Académisme formel, bien sûr, comme peuvent en témoigner des piles entières de quasi téléfilms dédiés à des flopés de peintres, romanciers et autres compositeurs galvanisés par une poussière peu réactive à l'approche d'une caméra. Académisme narratif, par ailleurs, quand il s'agit de ne pas trop perturber le spectateur en lui présentant une chronologie claire et simple, ainsi qu'une vision pas trop corsée d'existences par ailleurs souvent fort dépravées et pittoresques. Évidemment, les exceptions existent. Mais au vu du nombre fort impressionnant de biographies filmées qui inondent les écrans chaque année (voire chaque mois), ces chefs-d'oeuvre ne sont que goutte d'eau dans l'Océan Léthargique (au nord de l'île de Sumatra).

        Sans être une révolution notable, le Ray de Taylor Hackford est une plaisante surprise. Car lorsqu'il s'agit d'évoquer une icône du rock'n'roll, un nouveau risque se présente au metteur en scène courageux : l'outrance psychédélique, dont le The Doors d'Oliver Stone serait le principal exemple. Il faut alors parvenir à rendre l'énergie de la musique, la passion du musicien, la puissance érotique de l'ensemble, sans pour autant sombrer dans le grotesque. Pour transcender les pièges, certains ont choisi d'y plonger sans retenue pour mieux les dépasser (comme le De Palma de Phantom of the Paradise ou le plus récent Hedwig and the Angry Inch), Hackford préfère la retenue, en favorisant l'histoire de Ray Charles et la performance remarquable de Jamie Foxx. Si la réalisation se permet quelques audaces formelles intéressantes, elle ne vient jamais voler la vedette aux faits et aux protagonistes.

        Le parcours de Ray Charles, frappé mille fois par le Destin, assure une symbiose idéale avec sa musique, tout en permettant à Taylor Hackford de ne pas trop adoucir les aspects les plus sombres du récit. Et si certaines péripéties sont relativement prévisibles, en particulier les rapports de l'artiste avec la drogue et les femmes, d'autres sont plus discrètes et d'autant plus savoureuses. On se souviendra en particulier du moment de l'enregistrement de Georgia On My Mind, le slow grand public du monsieur, perçu selon le point de vue de ses compagnons de longue date, qui voient là une horrible concession commerciale. En demeurant le plus objectif possible, le film est ainsi parfois vraiment critique envers Ray Charles, et redonne aussi toute leur place à ses collaborateurs qui ont souvent eu une influence essentielle dans ses choix musicaux et humains.

        Mais le coeur du film est bien sûr l'évocation de l'enfance de l'artiste, centrée autour d'événements fondateurs (la cécité progressive, la mort accidentelle du petit frère, la découverte de la musique) et de l'image bouleversante d'une mère, véritable incarnation du courage et de la dignité. Brûlés dans des tons ocres frappants, ces flashbacks donnent à Ray le supplément d'âme qui lui permet de sortir du tout-venant du biopic. Certes, le film n'échappe pas à certaines longueurs, à quelques clichés un peu pesants, mais ce ne sont que des détails face à la réussite de l'ensemble. Et au final l'oeuvre parvient à imposer l'homme, Ray Charles, en personnage encore plus intense et inoubliable que sa musique.


Papa

de Maurice Barthélémy

        Quand un membre des Robins des Bois se lance dans le mélodrame, on peut légitimement craindre le pire. Surtout que la précédente collaboration entre lesdits Robins et Alain Chabat (ici acteur principal) est un Rrrrrrr, qui provoque toujours des grognements de mécontentement auprès de la majorité de ses spectateurs. Mais une fois encore, il faut remiser ses a priori très loin dans les limbes de la cinéphilie galopante. Car dès les premières minutes de Papa, on découvre une oeuvre aussi discrète et humble dans son propos que très intrigante dans sa forme. En effet, Maurice Barthélémy a choisi le tournage DV pour rendre au mieux les couleurs de son road movie estival. L'autoroute du Sud affirme son aridité, tandis que les virages verdoyants des montagnes se font plus tendres et mystérieux au fur et à mesure que l'histoire révèle ses nuances. En dosant habilement tragique et humour, le metteur en scène offre à Alain Chabat un rôle d'une rare richesse. On passe ainsi au sein de la même scène du gag burlesque, voire potache, au serrement de coeur délicat. Papa intrigue donc, surtout lorsque surgissent des cauchemars d'une douloureuse intensité, ou des scènes entre père et fils d'une justesse surprenante. Car le réalisateur préfère les non-dits, la pudeur, les silences. Et même si le papa encourage les pleurs comme libération, c'est dans la retenue que l'émotion atteint son paroxysme. Et rarement sujet aussi propre à la niaiserie aura été traité avec autant de sobriété. On rit beaucoup plus que l'on ne pleure et le film en devient d'autant plus sympathique.


Sin City

de Roberto Rodriguez

        Grâce à leurs sorties françaises quasi simultanées, le choc entre les deux très ambitieuses adaptations de Comics a permis de se questionner à nouveau sur l'art et la manière de donner vie aux bandes dessinées. Entre le très littéral Sin City et le nettement plus blasphématoire Batman Begins, deux visions, certes pas complètement opposées, nous sont proposées. Pour Sin City, Roberto Rodriguez, paresseux notoire, a demandé aux créateurs du Comics, le très culte Frank Miller, de tout retransposer à l'identique sur l'écran de cinéma. Les cases dessinées sont donc numériquement recréées et les acteurs, toujours filmés devant un écran vert, sont incrustés dans ce noir et blanc qui souligne lourdement à la fois l'origine crayonnée et l'hommage aux films noirs. Mais passé la surprise visuelle et le petit jeu des références, Sin City devient rapidement très pesant. Les causes du naufrage sont multiples. On pourra reprocher, paradoxalement, la trop grande fidélité au Comics, qui dévitalise une grande partie du métrage. Mais on pourra aussi souligner le conséquent coup de vieux qui a atteint l'intouchable Sin City.

Déjà très caricaturales à l'époque, toutes ces histoires d'anti-héros en quête de rédemption, de putes au grand coeur, de serial killers très très sadiques, d'ultra-violence complaisante, ont été mille fois vue et revues. Et peu importe au spectateur actuel que Sin City ait été une révolution il y a 15 ans de cela. Aujourd'hui, on peut s'ennuyer poliment. Certes tout n'est pas raté, loin de là. Il reste quelques séquences très amusantes, en particulier dans la première (et de loin la meilleure) partie qui concerne la vengeance de Marv (Mickey Rourke, juste génial). Mais dès le second segment, Sin City devient relativement répétitif. Et l'on en vient à y chercher de purs plaisirs de nerds (les plans gores, les demoiselles en petite tenue, les punchlines à foison...), en observant sa montre de temps à autre. Et c'est bien normal tant Sin City manque d'âme et de chair. Et semble avoir été quelque peu bâclé (incohérences à l'appui), en ne se reposant que sur son concept et son casting trois étoiles (même si pour un Clive Owen excellent, on a droit à une Jessica Alba aussi gironde que parfaitement amorphe). Il en résulte un vrai sentiment de monochrome, évident par le visuel, mais aussi par ce qui nous est conté. Aussi plaisant que insignifiant, Sin City demeure néanmoins un divertissement honnête.


Batman Begins

de Christopher Nolan

Batman Begins quant à lui se propose de redonner vie à l'homme chauve-souris, enterré par les deux nanars (donc deux films si délicieusement mauvais qu'ils en deviennent amusants) de Joel Schumacher. Pour cela, Christopher Nolan fait table rase et revient aux sources du mythe. Son approche est partagée entre une fidélité à toute épreuve (le meurtre des parents, Michael Caine parfait en Alfred, le côté système D de la batcave et des gadgets, les névroses polymorphes de Bruce Wayne...) et des trahisons étonnantes (ledit Bruce formé façon Ninja par Ra's Al Ghul, le commissaire Gordon qui forme un tandem quasi instantané avec Batman, l'insipide Katie Holmes en amie d'enfance). Si les points respectueux des divers Comics sont parfois un peu pesants (on insistera bien sur les phobies de Bruce Wayne), d'autres sont réjouissants (Gotham City n'a jamais été aussi belle). Et il y a bien sûr des nouveautés vraiment bienvenues, tels le personnage de Morgan Freeman ou le sort réservé au Wayne's Manor.

Mais si la nécessité de poser autant d'informations et de présenter autant de personnages mène à certains sacrifices regrettables (le superbe Épouvantail fait de la figuration, l'asile d'Arkham n'est que l'ombre de lui-même), Batman Begins tient largement ses promesses au niveau de la résurrection du Caped Crusader, les plus grandes faiblesses du film se situant au niveau des scènes d'action. Des combats à mains nues quasiment illisibles, une virée en batmobile qui pâtit surtout de l'esthétique franchement discutable de la bête et un final en métro aérien qui, bien que très spectaculaire, fait un peu redite après la grande scène de Spider-Man 2. On apprécie alors Batman Begins pour ce qu'il est vraiment : un excellent prologue à une franchise enthousiasmante. Lorsque le film s'achève, on meurt d'envie de découvrir la suite.


Madagascar

de Eric Darnell et Tom McGrath

        Tant bien que mal Dreamworks s'accroche à la queue de l'étalon Pixar et se laisse doucement traîner en essayant de réutiliser les idées qui chutent de la folle cavalcade des génies des dessins animés en images de synthèse, la touche personnelle de Dreamworks se résumant essentiellement à l'utilisation de gags plus ancrés dans des références contemporaines ou des parodies de films à la mode (voire carrément de pubs). Ce qui ne cesse d'inquiéter quant à la pérennité de ces oeuvres... Mais qu'importe, car après tout, quand on va voir un Dreamworks, c'est dans l'espoir fort légitime de rire généreusement. Ce qui avait été le cas avec le très réussi et rythmé Shrek 2, et nettement moins avec le sinistre et sinistré Gang de Requins. Madagascar se situe entre ces deux extrêmes. Parfois radicalement drôle (en particulier grâce à une bande de pingouins pas du tout manchots, qui se réservent LA scène culte du film) et souvent assez laborieux (la majorité des gags consistant encore à faire chuter des personnages ou à les faire se prendre divers objets dans la tête). Madagascar pèche surtout dès qu'il essaie de devenir un peu sérieux. Dreamworks lorgnant cette fois du côté de l'excellent Age de Glace, avec un lion potentiellement dangereux rappelant le tigre à dents de sabre du film de Chris Wedge. Mais les états d'âme des principaux protagonistes ne nous touchent pas vraiment, et l'on se fait peu de soucis quant au dénouement de leurs aventures. On passe un bon moment, on retient quelques répliques hilarantes ("the New York Giants", "..... It sucks!....", "I'm the cat, I'm the cat, I'm the cat", "Foosa hungry"), mais on regrette le laisser-aller quasi général.


Star Wars Episode III - La Revanche des Sith

de George Lucas

        Tout le monde va aller voir La Revanche des Sith. Il serait dommage de ne pas profiter de cette "conclusion" sur grand écran, dans l'ambiance fanatique d'une salle de cinéma pleine d'amoureux transis de Yoda (ou de Han Solo, peu importe!). Et non je ne vais pas essayer d'avoir un point de vue ne serait-ce qu'un minimum objectif sur le dernier volet de Star Wars. Même, et surtout, après la déception de l'Episode I et la réussite relative de l'Episode II, j'attendais encore monts et merveilles de cet Episode III qui promettait tant. Et cette fois, les espoirs ne furent pas (trop) déçus.

        Dès la chouettte scène d'ouverture, on comprend que George Lucas a décidé de tout donner pour le feu d'artifice final. Le début de la Revanche des Sith est une énorme séquence d'action de presque une demi-heure, sans doute la plus spectaculaire de toute la saga. On enchaîne ainsi sans temps mort, un combat spatial, une prise d'assaut de vaisseau spatial, des combats aux sabres lasers, d'épastrouillants moments comiques dédiés à R2D2, de la dramaturgie essentielle pour l'ensemble de l'histoire et la présentation de l'unique nouveau personnage de cet épisode, le Général Grievous. Certes, après cette exposition dantesque, le film ralentit son rythme et se concentre sur les tourments d'Anakin Skywalker (Hayden Christensen, correct) et sur l'opposition entre le Conseil des Jedi et un Chancelier Palpatine (Ian McDarmid) de plus en plus totalitaire.

        On se doute bien que tout cela va mal se finir et on ne donne pas cher du sort de la majorité des protagonistes, même si le film réserve quelques surprises et parvient à expliquer de nombreux "côtés obscurs" des épisodes précédents. Malgré tout, il faut bien reconnaître que Lucas ne retombe pas toujours sur ses pattes, et il ne faut pas chercher bien loin pour trouver des petits problèmes de cohérence, principalement entre les deux trilogies. Mais la dernière demi-heure du film, très touchante, parvient à créer au mieux le pont de près de 30 ans entre la suite... et le début...

        De surcroît cet épisode réserve de meilleurs combats aux sabres lasers, les plus belles scènes de Yoda et d'Obi-Wan (Ewan McGregor, enfin à l'aise dans le rôle), et évidemment de la tragédie et encore de la tragédie grâce à quelques séquences assez intenses. Une manière de rattraper de justesse l'inutilité absolue de cette nouvelle trilogie et de faire oublier, un peu, les plantages apocalyptiques des deux premiers épisodes.


Brice de Nice

de James Huth

        Le cinéma conçu comme produit dérivé. Inversion des postulats. A présent ce n'est plus le marketing qui accompagne le film, c'est le film qui devient merchandising. Brice de Nice est un concept parfois étonnant, où tout ne fonctionne que par slogans et poses publicitaires. Chaque réplique semble avoir été écrite pour être reprise dans les cours de récréation, chaque détail pourrait se transformer en gadget pour les magasins Soho. Les scénettes se succèdent, en essayant tant bien que mal de raconter une histoire. Une histoire ? C'est un bien grand mot. Et pourtant le film voudrait nous intéresser aux aventure dudit Brice, gentil crétin et unique surfeur de la Méditerranée. On voudrait même y aller de son petit couplet émouvant, sur le don de soi, sur l'amitié, sur l'amour, sur la différence. Et toujours le cul entre deux chaises. Entre le surréalisme propre au burlesque et des tentatives de narration plus classique, flirtant avec les films des frères Farrelly. Le résultat tient plus du sitcom que du cinéma.

        Certes Jean Dujardin et Clovis Cornillac sont deux très bons acteurs comiques, certes les intentions du film semblent louables (clin d'oeil parfaitement incongru à The Party à l'appui), mais le résultat semble tellement formaté pour un public déjà tout acquis à la cause de Brice que l'on ne peut que rester sur sa faim. Et trouver fatigant que tous les films comiques offerts à des stars de la TV se fondent quasiment tous dans la même silhouette. Deux ou trois chansons un peu hip-hop, quelques guest stars, un ou deux effets spéciaux numériques mal fichus, des bimbos en bikini, des provocations très sages. Et la bonne humeur, la "cool attitude" en autosuggestion. Brice de Nice, c'est "fun". C'est gravé sur chaque centimètre de pellicule. On va vous le faire comprendre, par tous les moyens. Et parfois, il est vrai, il est difficile de résister. C'est le rire un peu bête, automatique, le hold-up des zygomatiques, le fameux "casse de Brice". Clovis Cornillac bafouille et on se marre. Jean Dujardin adopte la plus belle gueule d'abruti depuis Jim Carrey dans Ace Ventura, et on se poile. Mais dès que les lumières se rallument, on reprend ses esprits, et on se précipite à la séance du Crime Farpait...


Otage

de Florent Emilio Siri

        Monsieur Bruce Willis, star et producteur d'un film d'otages. Sur le papier, cela sent son petit remake de Die Hard. Surtout quand la note d'intention nous entonne un petit air charmeur du style : "Le grand retour de Bruce dans un film d'action violent et sans concessions". A priori, on peut craindre le pire (style Color of Night ou Piège en Eaux Troubles, comme le meilleur (les Die Hard cités plus haut, malheureusement souvent imités, mais jamais égalés). Et si on en vient à résumer le scénario (ce que je vais bien me garder de faire), on entrerait presque dans la salle à reculons. Mais ce qui fait un bon film de Bruce Willis c'est forcément le metteur en scène. Donnez lui un Tarantino, donnez lui un Gilliam, un McTiernan, et le petit Bruce fait des miracles. Dans le cas d'Otage c'est le courageux Florent Emilio Siri, qui, pour son second film après l'excellent Nid de Guêpes (loué ailleurs sur ce site), joue son droit d'entrée à Hollywood en emballant un superbe écrin pour ce cher monsieur Willis.

        Otage réserve donc tout ce qu'il faut en matière de suspens, d'action, de bons sentiments, d'invraisemblances énormes et de méchants très méchants (en particulier un acteur de Six Feet Under, inattendu mais très crédible, dans le rôle du super psychopathe indestructible). Néanmoins et malgré toute la virtuosité de Siri, le film manque parfois un peu d'énergie. En particulier dans sa première moitié, où Bruce passe plus de temps à passer et recevoir des coups de téléphone qu'à distribuer des mandales. D'ailleurs, signe des temps ? Bruce dégaine moins souvent et préfère la discussion (son personnage est un négociateur) plutôt que la manière forte. Même si la dernière demi-heure d'Otage offre de grands instants de pyrotechnie, le film est plutôt fondé sur une tension en retrait, qui ne tient la route que par la force de la mise en scène et le jeu d'un Bruce Willis de plus en plus crédible, et que l'on attend de découvrir, avec une certaine impatience, dans Sin City.

        Même si Otage pourra décevoir les plus bourrins d'entre vous (le film est moins percutant que le très brutal Nid de Guêpes) et qu'il s'adresse en priorité à ceux qui apprécient Bruce, certaines scènes sont extrêmement réussies. Notamment tout le crescendo final, d'une grande violence, et doté de quelques belles idées propres à surprendre le spectateur, qui pourtant connaît tout cela par coeur. Bref, du divertissement délicieusement "ficelé", ce qui est très à propos vu les quelques jolies images de bondage qui parsèment l'oeuvre (à bon entendeur...).


Saw

de James Wan

        Régulièrement on nous annonce le "grand retour du film d'horreur". A tort et surtout de travers. Rien que ces derniers mois entre Détour Mortel, Jeepers Creepers, Haute Tension, le remake de Massacre à la Tronçonneuse, celui de Zombie, j'en passe et des pires. On nous aura fait miroiter monts et merveilles, pour des résultats allant du plutôt très bon au carrément nul. Alors quand le battage médiatique autour de Saw a débuté son petit tintouin, on s'est méfié. On est resté sur ses gardes. Mais, peu à peu, à force d'entendre et de lire des louanges à foison, on s'est laissé aller. On a cru à la perle, voire au chef-d'oeuvre. Enfin un vrai bon thriller malin et méchant. Ah, chic alors ! Pour sûr, on attendait que ça. Avoir la trouille, se faire manipuler, bref, s'enthousiasmer.

        Et comme dirait Lord Dark Vador, il est imprudent d'abaisser sa garde. Car, sans être une purge totale, Saw est très loin de tenir ses promesses. Si le postulat de base, deux hommes prisonniers d'un huis-clos vicieux, est diablement efficace, l'idée est délayée sur l'intégralité du métrage. Pour remplir les trous, le réalisateur offre un remake de Seven, emballé dans une mise en scène d'une rare laideur, qui confond effets de vidéo-clip et intensité. Mais on y croit quand même suffisamment pour s'intéresser à l'essentiel. Qui est le Jigsaw Killer ? Comment nos deux camarades vont-ils s'en sortir ? Qui est le traître ? Bref, on se laisse doucement porter.

        Enfin, le film s'emballe, vire à l'hystérie, ce sont les dix dernières minutes et on se dit que ça valait peut-être la peine de rester jusqu'au bout. Puis survient un twist presque aussi ridicule que celui de Haute Tension (qui demeure un cas d'école dans le genre de ce qu'il ne faut surtout pas faire pour essayer de surprendre son spectateur). Une conclusion à la fois évidente (on se doutait de certaines choses depuis le début), mais aussi parfaitement imprévisible (on ne nous a pas donné les indices nécessaires), qui laisse totalement sur sa fin, en donnant l'impression de s'être fait balader par des petits malins. Ce final plombe radicalement toute envie de revoir le film, ce qui, pour le moins, est fort regrettable. Certes, si l'on est amateur du genre et que l'on goûte au raffinement de certains des crimes, on prendra plaisir à la vision de Saw. Pour les autres, ils peuvent toujours revoir le dernier Clint Eastwood...


Million Dollar Baby

de Clint Eastwood

        Après voir été le paria de la critique pendant de longues années, Clint Eastwood est gratifié d'un consensus quasi unanime. On loue son sens du récit classique, de la mise en scène élégante, dans la grande tradition du cinéma américain taillé dans le marbre. Son oeuvre est empreinte d'une dignité sobre, mélancolique, poignante dans sa pudeur. La force des chefs-d'oeuvre tels que Sur la Route de Madison, Impitoyable ou Honkytonk Man est sans doute de juste laisser entrevoir la sensibilité à la fois délicate et fière d'une icône machiste. Le cow-boy sans pitié, l'inspecteur Harry ultra-violent, avaient donc bel et bien une âme, un coeur. Et comme une manière de se protéger davantage, Eastwood choisit souvent des genres très codifiés et masculins pour, petit à petit, les contaminer par une émotion épidermique. Et que ce soit le western avec Impitoyable ou l'enquête policière dans Mystic River, les données les plus basiques finissent par laisser paraître les blessures les plus profondes.

        C'est en se penchant sur le film sportif, et plus particulièrement sur le film de boxe, dont les incontournables références demeurent Rocky et Raging Bull, que Clint Eastwood vient de signer son oeuvre la plus impressionnante. Sur des bases très convenues, Eastwood dessine avec patience une histoire qui n'hésite jamais à se confronter aux pires clichés pour mieux les sublimer par la force de la sincérité. Car c'est cette sincérité totale, cet amour pour le cinéma et pour l'humanité en général, qui transcendent Million Dollar Baby et permettent ainsi d'oublier les facilités du scénario. Et quand l'oeuvre plonge sans retenue dans le mélodrame le plus lacrymal, le spectateur est déjà totalement conquis par la classe d'Eastwood et de ses comédiens.

        Car il faut encore le souligner, l'interprétation du trio principal de Million Dollar Baby est inoubliable. Clint Eastwood, bien sûr, tout en charisme désenchanté et en discrétion. Morgan Freeman ensuite, sublime d'humilité et de justesse. L'amitié entre ces deux hommes, qui affrontent leur vieillesse comme un ultime combat, est immédiatement touchante. Et bien sûr, Hilary Swank, toujours méconnaissable, qui s'impose comme la Meryl Streep de sa génération. Grâce à eux, Million Dollar Baby trouve le ton juste et déroule ainsi sa trame sans jamais ni ennuyer, ni décevoir. On est venu auprès du dernier Eastwood pour y trouver une certaine épure du cinéma américain, on ressort émerveillé par la grâce de cette oeuvre déchirante, crépusculaire et pourtant lumineuse.


Sideways

de Alexander Payne

        Admettons. Vous êtes un scénariste à Hollywood. Vous êtes un quadra dépressif et vous venez de divorcer. Vous lisez American Splendor et vous êtes un champion de la dépression cynique. Le nombre de films traitant de ce sujet étant à peu près incalculable, le réalisateur a visiblement cherché à noyer le poisson.

        Oui, noyer le poisson. Dans des litres de vin et de banalités pur jus. Du vin californien, le seul que son héros connaisse sur le bout de la langue, sa déprime lui ayant fait développer un certain penchant pour la dive bouteille. On va donc pouvoir raconter la sempiternelle histoire des quadras mal dans leur peau, mais en digressant copieusement sur la piquette (en cubis). A tout bout de champ. Gratuitement. Pour détourner l'attention du spectateur et remplir les deux heures de temps. Pas besoin d'être devin pour envisager l'exact déroulement du film et des déboires de ses anti-héros masculins. Pour incarner l'écrivain raté en pleine dérive sentimentale, il a suffit d'engager Paul Giamatti, toujours parfait dès qu'il s'agit d'être maladroit, touchant et gentiment pathétique. On l'accole (ou plutôt : on l'alcool) à son exact contraire, un bellâtre, acteur raté lifté, aussi ridicule qu'antipathique. On lance les deux zigotos dans les vignobles de Californie, sur une petite musique jazzy, histoire de bien vous rappeler qu'on fait du Woody Allen, l'air de rien.

        Mais le réalisateur  semble avoir oublié que tant va la cruche au breuvage qu'à la fin on se lasse. Car de prémisses alléchantes, nous faisant miroiter un "road-movie" rythmé entre deux potes usés, gérant plus que difficilement les tournants de leurs existences, le film se décante, extrêmement lentement, pour finalement tourner au vinaigre, même pas balsamique. Nos deux compères vont donc croiser des personnages pittoresques, mais en fait non, ce serait trop facile. Ils vont juste croiser deux demoiselles, qui, étrangement se connaissent et leur correspondent parfaitement, comme ça coule de source. Notre camarade Paul Giamatti va donc se perdre dans les jolis yeux de Virginia Madsen, dont c'est le grand retour après une traversée du désert de plus de dix ans. Malheureusement, les sentiments ne cessent de se retrouver plongés dans la vinasse. Et les discussions, loin d'être enivrantes, deviennent rapidement soûlantes. Sideways devient un "Tout Ce Que Vous n'Avez Jamais Voulu Savoir Sur le Pinot Noir et Que Vous n'Auriez Jamais Demandé". Du tanin à l'oxydation en passant par la venaison, vous n'échapperez à rien (sauf peut être au BTS en oenologie). Le "bouquet" final étant de réaliser que ce personnage, soit disant grand esthète en jus de raisin, est avant tout un alcoolique, et que son histoire ne fait que crécher comme un pilier de bar du genre.

        Malgré tout, il surnage quelques arômes d'humour, parfois tordants, mais là encore bien souvent très artificiellement ajoutés à la boisson. Dévoré par la couperose de la complaisance, Sideways n'est certes pas la lie du genre. Mais ce qui se prétendait capiteux, s'affirme au contraire comme vain et migraineux, plus spiritueux que spirituel. La soirée dégustation devient interminable, ne laissant, dès la sortie de la salle qu'un vague souvenir déliquescent. Bref, Sideways se voulait un Château d'exception, mais en définitive cépage la joie...


Rois et Reine

de Arnaud Desplechin

        Après avoir scruté la vie sentimentale des jeunes adultes dans Comment Je Me Suis Disputé, après avoir disséqué les jeux et les masques du théâtre social dans Esther Kahn, Arnaud Desplechin veut dresser avec son très ambitieux Rois et Reine une cartographie exhaustive et nuancée des relations familiales. Et pour cela, le réalisateur gorge ses 2h30 d'une richesse presque déconcertante à la première vision. Si on ajoute une mise en scène nerveuse, essentiellement composée de jump-cuts et autres raccords énergiques, qui permettent à chaque image de surgir avec une justesse surprenante, Rois et Reine veut se présenter comme une somme, un monument qui s'affirme comme une Odyssée intime, une fresque de l'âme qui n'hésite jamais à décrire les aspects les plus cruels de l'existence. Mais, une nouvelle fois, l'émotion contenue et l'humour parfois débridé de Desplechin permettent au spectateur de respirer et de ne jamais se sentir écrasé par la profonde intelligence et la force symbolique de l'ensemble.

        L'admiration que l'on peut éprouver devant Rois et Reine est sans doute aussi complexe et riche que le film en lui-même. Le spectateur peut tout d'abord apprécier le métrage comme un divertissement avec de vastes bouts de psychologie et de philosophie à l'intérieur, mais en même temps immédiatement plaisant par la vivacité et la justesse de ses dialogues et la maestria de sa forme. Puis en se laissant guider sur les pistes de réflexions innombrables, qui rendent la vision du film véritablement palpitante. Au même titre que les oeuvres précédentes de Desplechin, Rois et Reine est un film à suspens, où les enjeux et les drames sont posés lors de la première partie, avant d'être résolus dans la seconde, pour mieux déboucher sur de nouveaux questionnements lors d'un épilogue lumineux. En quelques jours, au terme de leurs aventures, les deux héros auront accompli leurs périples intérieurs et atteint de nouvelles étapes de leurs existences. En faisant face à leurs peurs les plus secrètes, à leurs doutes les plus aigus, en se trouvant confrontés à leurs gouffres sentimentaux, les personnages de Desplechin sont transcendés. Et si l'auteur ne verse jamais dans la niaiserie, c'est pour mieux souligner chaque événement, qu'il soit traumatisant ou minuscule, et lui redonner sa pleine importance dans le mouvement des existences.

        La reine du film, c'est Nora, incarnée par Emmanuelle Devos, que Desplechin dirige et filme avec un amour qui touche à la passion. Dans son meilleur rôle, Emmanuelle Devos s'affirme à chaque scène comme la plus talentueuse des actrices françaises de son époque. Les rois, ce sont les hommes de sa vie, présents, absents, enfant ou père, ils sont le moteur de sa quête. Parmi ses rois, Desplechin offre la part belle à Ismaël, magnifié par le jeu fragile, touchant et énergique du toujours parfait Mathieu Amalric. Grâce à l'acteur, la folie d'Ismaël apparaît comme une attendrissante et excessive franchise qui le transforme en handicapé social, aussi débordant de bon sens et de tendresse que totalement imprévisible et ingérable. Jamais la dépression n'aura été contée avec autant d'allégresse dans la détresse, Desplechin réservant d'excellentes scènes humoristiques à l'histoire d'Ismaël (en particulier grâce à Hippolyte Girardot, irrésistible en avocat speedé).

        En parallèle, le décès imminent du père de Nora (Maurice Garrel, royal) oblige la jeune femme à un terrible inventaire de son existence. Emmanuelle Devos, qui n'a jamais été aussi splendide que perdue dans les aléas des émotions, toujours entre sourire mélancolique et larmes amères, offre au personnage sa puissance et sa vulnérabilité. Petit à petit, son calvaire fait surgir le thème central du film : la responsabilité. Pour Nora et Ismaël, tout gravite autour de leurs implications vis-à-vis d'eux-mêmes, de leurs familles, d'autrui. Que Ismaël voie sa liberté mentale remise en cause lors de son internement en hôpital psychiatrique ou que le courage de Nora soit cruellement ébranlé par la dernière lettre de son père, c'est leur pouvoir de décision qui se trouve contesté. Si Nora s'affranchira plusieurs fois symboliquement de l'image déchirante du père, c'est face à un enfant qu'Ismaël réaffirmera la justesse de ses rapports avec autrui, tel le plus immature et le plus philosophe des souverains. 

        Mais jamais Desplechin ne sombre dans la facilité des résolutions heureuses. Les libérations sont "douloureuses" et ne sont qu'une étape au sein du labyrinthe de l'existence. Et le réalisateur trace peu à peu, avec une infinie délicatesse, un véritable hymne optimiste. En ne reculant jamais devant les vérités les plus déplaisantes, il magnifie chaque progrès, chaque sourire, chaque parole apaisante. Certes, dans sa volonté de tout dire, Desplechin commet quelques petites maladresses, dont une évocation discutable de la maladie d'Alzheimer. Mais ces petites imperfections sont quasiment invisibles au coeur de ce pur chef-d'oeuvre qu'est Rois et Reine. Tant d'évidence dans la complexité des caractères, tant de beauté dans les idées même lorsque celles-ci sont pénibles à affronter, c'est précieux autant que rare.


Ocean's Twelve

de Steven Soderbergh

        Cool et glamour. Les mots d'ordre sont les mêmes. Hollywood dans un bel emballage de film de vacances. Quasiment les stars à domicile, comme le souligne la séquence la plus drôle de Ocean's Twelve où Julia Roberts retrouve soudainement la fraîcheur comique de ses vingt ans. Vos stars préférées comme vous aimeriez les voir. Décontractées, sûres d'elles, avec des petits tourments de "people" (qui a la plus belle meuf, qui est le plus riche, qui a la plus grosse (collection d'oeuvre d'art), etc...). Tout leur semble facile et dérisoire. Même le fait de se retrouver en prison, même le fait de mourir, tout cela les survole à peine. Ce qui compte c'est d'être les meilleurs, les plus classes. Et considérer le monde comme un vaste terrain de jeu.

        La réussite d'Ocean's Twelve est de parvenir, jusque dans sa forme (bordélique mais jouissive), à rendre compte de cette vision du monde. Le film est superficiel de sa première à sa dernière image. Rien n'a d'importance et surtout pas un scénario alambiqué, qui n'est que prétexte à divers morceaux de bravoure et à des tonnes de bons mots et autres vannes. L'humour, omniprésent, part dans tous les sens, souvent pour le meilleur, parfois pour le pire. Mais peu importe, Soderbergh et ses acteurs, parviennent à ressusciter un esprit 60's charmant. Entre James Bond et Thomas Crown, les douze (et quelques) de Danny Ocean ne lésinent pas sur les clins d'oeil pour séduire le spectateur.

    Par contre, bien sûr, mieux vaut avoir vu au moins une fois Ocean's Eleven. Sous peine d'être largué dès le pré-générique. La connivence avec le public joue beaucoup sur le fait que l'on sait déjà qui est qui et quels sont les enjeux essentiels de l'aventure. Dans Ocean's Eleven, Danny Ocean dévalisait Terry Benedict pour reconquérir sa femme. Dans Ocean's Twelve, ce bon vieux George Clooney convoite l'Oeuf Fabergé pour régler ses comptes avec Benedict et dans le même temps rabattre le caquet du prétentieux François Toulour (sacrés français!). Alors on se questionne avec raisons : qui de l'oeuf (Fabergé) ou de la poule (de luxe) présente le plus d'intérêt pour nous, spectateurs exigeants ? Avouons-le, Ocean's Twelve, avec ses aspects gouailleurs et clinquants est encore plus séduisant que le premier film.

        Face à une telle assurance, il n'y a pas de demi-mesure. Soit on entre dans la ronde, soit on se sent méchamment exclu et on maudit ces acteurs imbus d'eux-mêmes et de leur charisme. Sans parler de ce prétentieux metteur en scène qui filme en contre-jour et caméra à l'épaule des concours de gags pesants. Pourtant, Ocean's Twelve est incroyablement sympathique et divertissant. Car ce mélange entre une histoire gratuitement compliquée et la désinvolture des interprètes atteint parfaitement son objectif : faire passer un bon moment aux côtés de George Clooney, Brad Pitt, Julia Roberts, Catherine Zeta-Jones, Vincent Cassell, Matt Damon & Co. On était venu là pour se détendre et on a rarement connu compagnie plus plaisante. Un film de vacances, certes, mais de luxueuses vacances.


Les Désastreuses aventures des Orphelins Baudelaire

de Brad Silberling  

 Comment créer une "franchise à succès" en quelques petites leçons.

Ingrédients de base :

- Jim Carrey en très très méchant oncle/marin/anthropologue/acteur/raton laveur/plus si aff.

- Machin chose bidule dans le rôle de Truc (quelques guest stars au hasard, de préférence sur le retour (Meryl Streep ou Dustin Hoffman))

- Durée de cuisson du spectateur lambda : 2 bonnes heures, Messieurs Dames, à température heureusement pas trop élevée...

Marche à suivre :

- Vous choisissez un genre toujours en vogue, (dans le cas présent l'aventure fantastique familiale avec un peu de méchanceté (mais pas trop) à l'intérieur). Si cela rappelle Tim Burton ou Harry Potter, c'est parfait, et nous allons amplement y revenir.

- Pour ne pas prendre trop de risques, car ce n'est pas le genre de la maison, vous achetez les droits d'une série de livres à succès. Mais vous vous rendez vite compte, avant même que le scénario ne soit rédigé, que lesdits ouvrages sont un chouïa trop noirs et violents pour le public que vous visez.

- Echaudé par l'échec commercial (très relatif) du dernier Harry Potter cinématographique qui prenait enfin les enfants pour des êtres doués de raison et de sentiments, vous édulcorez la potion, tout en préservant vos arrières à prix d'or (mais rien n'est jamais trop beau pour protéger ses fesses) en engageant une star familiale inébranlable. Vous vous doutez que rien que sur le nom d'un certain Jim Carrey, vous avez déjà de fortes chances de rembourser votre (conséquente) mise de départ. Certes, une star fait grimper le budget d'un tel film, au détriment sans doute des effets spéciaux, voire du visuel général.

- Qu'importe. On ne va pas regimber maintenant et on va plutôt dévergonder des artisans de grand talent, plus ou moins laissé à l'abandon dans un placard hollywoodien.

- Là, le petit Emmanuel Lubezki, le directeur de la photographie, il avait offert de jolies images pour Sleepy Hollow. En plus cela tombe bien, c'est du Burton.

- Et le petit Rick Heinrichs, c'est encore mieux, c'était le décorateur/accessoiriste/conseiller visuel du gars Tim depuis son premier court-métrage jusqu'à son éviction pour le vilain Big Fish. Franchement, ça serait dommage de ne pas profiter d'un tel talent en pré-retraite.

- On lie la tambouille par un scénario du monsieur de Men In Black 2, qui fera tout très correctement, sans déborder trop des terrains respectables.

- On se fait produire par Barry Sonnenfeld, réalisateur de la Famille Addams et des fameux Men In Black, qui s'y connaît donc fort bien dès qu'il s'agit d'imiter Tim Burton.

- Et pour ne pas donner trop l'impression que l'on pompe vigoureusement la copie primée du voisin, on n'ira pas engager Danny Elfman pour la musique, mais le très talentueux Thomas Newman, plutôt habitué des drames intimistes comme Salton Sea ou American Beauty.

- Au final, on viendra vous présenter les Orphelins Baudelaire comme une oeuvre audacieuse, qui n'hésite jamais à prendre des risques.  

 

      Des risques ? Quels risques ? Le risque de faire mourir des personnages ? De proposer quelques scènes effrayantes ou violentes ? D'offrir un génial et irrécupérable méchant vraiment très méchant ? De faire planer une ambiance mélancolique, pourtant sans cesse contrebalancée par des gags et une morale familiale lourdement énoncée ? Non, de danger, il n'y a point chez les Orphelins Baudelaire. Les jeunes générations élevées au Seigneur des Anneaux sont depuis longtemps blasées. Et ce ne sont pas quelques sangsues agressives ou une pourtant impressionnante destruction de maison en bord de falaise qui vont les traumatiser.

        Alors que reste-t-il à ces Orphelins si bien entourés ? Forcément, un bel emballage, avec un visuel luxueux. Photographie, décor, costumes, effets spéciaux, gadgets en tout genre, tout est impeccable. De même, Jim Carrey est excellent, autant qu'il peut l'être lorsque le rôle qu'on lui propose correspond au mieux à son énergie comique outrancière. En Louis de Funès plus mesquin et cruel que jamais, il vole tout le film. Les autres personnages sont alors totalement bouffés, même lorsqu'ils ont le capital sympathie de Bill Connolly (Hagrid dans les Harry Potter... on y revient encore). Et les orphelins ? Ils traînent leur tristesse avec une certaine conviction. Même si on se demande si Violet et Klaus sont capables de sourire (autrement qu'en se brûlant avec de l'huile bouillante). Par contre, bien évidemment, la petite soeur pleine de mordant et de borborygmes sous-titrés apporte beaucoup de fraîcheur à ce trio déprimé (certes, cela se comprend).

        Mais le plus grand défaut de ses désastreuses aventures tient en son histoire. Qui se repose sur un rythme fort mal découpé pour mieux flirter souvent avec un encéphalogramme gentiment plat. Trop cynique pour être touchant et trop mielleux pour être vraiment méchant, le scénario ne trouve presque jamais le ton juste. Les morceaux de bravoure s'en trouvent très amoindris et il ne reste plus que les performances dantesques de Jim Carrey pour retenir l'attention jusqu'au final. Il y aura une suite... peut-être... ou pas...


Le Château Ambulant

de Hayao Miyazaki

        Dans l'histoire récente du 7e Art, les films de Hayao Miyazaki semblent incarner le plus justement le concept de contes cinématographiques. Le Château Ambulant, son dernier né, en est un nouvel exemple. On y retrouve tout ce qui fait l'essence des contes. Leur richesse symbolique, qui frappe droit à l'inconscient de chacun, sans distinctions d'âge ou de sexe. Leurs aspects les plus effrayants, voire traumatiques. Leur tendresse, parfois délicatement rassurante. Leurs mystères et leur langage qui semblent souvent totalement nous échapper. Plus encore que le Voyage de Chihiro, le Château Ambulant trouve ses bases sur des références qui nous sont parfois inconnues, à nous occidentaux, mais qui font partie de la culture populaire nippone.

        Et pourtant, on comprend, on sait, on a toujours connu cet univers, ces personnages, cette magie, ces angoisses et ces joies.
Dans la plus pure tradition du cinéma japonais, et asiatique en général, l'oeuvre de Miyazaki se donne d'abord à ressentir avant d'être réfléchie. A l'image de Innocence : Ghost In The Shell 2, il y a peu, Le Château Ambulant est avant tout une expérience esthétique évidente. La grâce des images, la poésie de la musique (sans doute un peu moins variée qu'à l'habitude), les caractères des différents héros, la poésie omniprésente même lorsque d'impressionnants paysages de guerre surgissent à l'écran. Que les héros de Miyazaki soient bons ou mauvais, ils sont toujours attachants. Ils parviennent à exister en quelques plans, souvent sans paroles ou presque. Le Château Ambulant regorge ainsi de seconds rôles inoubliables, de l'épouvantail serviable à l'inquiétante puis vulnérable Sorcière des Landes  en passant par un démon du feu gouailleur. A ce niveau, Le Château Ambulant dépasse la galerie pourtant déjà très impressionnante du Voyage de Chihiro.

        Miyazaki ne s'en cache pas, aime à relire les mêmes thèmes, voire les mêmes scènes. On ne s'étonne donc pas de trouver de nombreux plans aériens, de grands élans écologistes ou pacifistes, et même des silhouettes ou des objets que l'on jurerait avoir déjà croisés dans un de ses précédents films. L'univers de Miyazaki se fait ainsi plus accueillant, plus familier, sans pourtant perdre de ses énigmes. Les ellipses sont nombreuses et les rebondissements très inattendus, et le metteur en scène risque d'égarer le spectateur. Cependant il le transporte, quasi littéralement, au coeur du film par la puissance de ses images, par la drôlerie de ses clins d'oeil ou par l'implication émotionnelle qui se moque bien de la crédibilité des situations. Le sens se laisse toujours deviner, sans avoir recours à de longues explications. Comme dans un rêve...

        Avec le Château Ambulant, Miyazaki nous offre tous les aspects de son oeuvre. Le film est à la fois très dur, souvent violent, mais aussi très léger, très doux. Le réalisateur peut ainsi évoquer aussi bien la guerre que la vieillesse, au sein d'un dessin animé clairement adressé à tous les publics, sans que cela ne soit jamais choquant. On retrouve aussi cet optimisme transcendant, qui, depuis Nausicaa, crée l'espoir même dans les univers les plus proches de l'Apocalypse.

        Le message impose alors son évidence, par-delà toute mièvrerie ou tout sentimentalisme excessif : la jeunesse de l'esprit, la force du coeur, se moque bien de l'âge du corps et des apparences. Tous les films de Miyazaki tendent vers une réconciliation entre le monde des humains et celui des "démons", entre la réalité et la magie. Mais c'est sans doute avec le Château Ambulant que cet idéal trouve son plus étincelant accomplissement.

 

 
 
 
 
 
 
 
 
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