The Clientele - Strange Geometry

        Il est parfois si délicieux de retrouver le goût des choses simples. Et en matière de musique, d'oublier les expérimentations bordéliques et les nouveautés pétaradantes pour revenir auprès des bases les plus plaisantes.

        En ce sens, le Strange Geometry de The Clientele pourrait bien être le plus beau recueil de chansons pop de l'année. Une simplicité déconcertante dans la construction des morceaux, basse, guitare, batterie, quelques fioritures discrètes (des cordes ici ou là, qu'on entend à peine, un orgue électrique tout aussi humble), couplets et refrains, parfois un brin de fantaisie comme sur la narration quasi Pulpesque de Losing Haringey, une forme épurée qui offre la part belle aux mélodies et aux ambiances. D'où un tour de force exceptionnel en ce sens que ce ne sont que les chansons et rien que les chansons qui sortent triomphantes de cet album, toutes aussi séduisantes les unes que les autres elles débordent d'un charme unique, tout en rondeurs aguichantes, en étrange géométrie qui rend évidentes les mélodies les plus recherchées.

        Tout ici n'est que pureté et bienveillance, sans jamais tomber dans le niais ni la fadeur, bien au contraire. Si de prime abord l'album peut paraître répétitif voire ennuyeux, dès la deuxième écoute, on se surprend à fredonner, à se repasser certaines chansons, à folâtrer, à remarquer ce qui nous plaît tant au sein de cet univers, à noter les aspérités qui renforcent la personnalité de The Clientele (une guitare qui s'énerve toute seule sur E.M.P.T.Y., une berceuse au bord de la dissonance (Step Into The Light)).

        Esprit du critique oblige, on se demande comment faire partager un enthousiasme apaisé pour un disque aussi discret, il ne faut pas faire de bruit, ne pas sortir l'artillerie des superlatifs et des comparaisons écrasantes, juste essayer de guider le lecteur et la lectrice qui aiment la pop qui coule de source et dont le groupe favori n'est pas Slipknot. Il faut les guider vers The Clientele, déjà des amis de la maison, toujours les bienvenus, qui ne feront jamais la une de la presse, qui ne tourneront pas en boucle sur MTV ou NRJ, qui ne rempliront pas les stades et qui pourtant pourraient bien devenir des incontournables de nos futures discothèques idéales.


Animal Collective - Feels

        Chouchous de la critique, Animal Collective est un groupe qui tient ses promesses, du moins qui est tout à fait à la hauteur de son patronyme, en ce sens que leur musique donne l'impression d'entrer au coeur d'une ménagerie en délire où s'empilent grognements, hurlements, piaillements et autres borborygmes qui feraient passer Bjork pour une adepte de l'ascétisme vocal.

        Dès le premier morceau, Did You See The Words, on retrouve exactement le même emballage sonore que sur Sung Tongs, leur précédent album, un flot psychédélique flou, à mi-chemin entre les premiers Mercury Rev et l'empilage vocal façon Beach Boys. On a l'impression d'assister à un concert sous-marin des Flaming Lips. Evidemment, c'est très comique et c'est le but, Animal Collective ne se prenant jamais au sérieux et assumant pleinement son aspect de cirque magique ayant abusé de toutes les drogues concevables. On pense à la scène des éléphants roses de Dumbo, c'est un peu effrayant, mais l'on est fasciné. Malheureusement, comme sur leurs deux premiers opus, la lassitude triomphe. Une fois que les bases sont connues, la musique du groupe s'avère extrêmement répétitive et on ne s'émerveille plus de toutes ces imitations de la basse-cour. Il suffit d'écouter par exemple les 8 minutes de Banshee Beat, entre poules pondeuses et pigeons roucoulants, juste avant de plonger dans un Daffy Duck totalement soporifique.

        Nos amis les bêtes s'agitent davantage sur le final, en particulier sur la conclusion totalement cartoonesque de Turn Into Something, joyeux bordel pour fanfare de chimpanzés alcooliques et autres mouettes rigolardes. Mais si Animal Collective et son panthéisme polymorphe font revivre les 60's défoncées mieux que n'importe quel autre groupe sniffant quotidiennement sa ligne de Lennon/McCartney, le résultat a de quoi laisser perplexe, trop barrée pour être une musique d'ambiance et trop fatigante pour une écoute attentive, leur oeuvre ne dépassant que rarement le cadre de la performance aussi vaine qu'intrigante.


Sufjan Stevens - Come On Feel The Illinoise

        Sufjan Stevens est fou, sans doute, merveilleusement dingue, délicieusement hors du monde. Sufjan Stevens désire dédier un disque à chaque états des USA, même si cela doit occuper toute sa carrière, ou peu s'en faut (le monsieur a 30 ans). Peu lui importe, il a une ambition délirante, même s'il envisage de la revoir un petit peu à la baisse (certains états n'auront peut-être droit qu'à un single, voire une chanson). Mais l'objectif donne déjà une bonne idée du personnage, imposant par les thèmes qu'il aborde et d'une délicatesse, d'un raffinement, d'une intelligence exquise dans le traitement desdites thématiques. Ce qui surprend dès l'ouverture du monumental Illinoise (74 minutes, 22 morceaux, des chansons flirtant souvent avec les 6 minutes), c'est que la richesse des idées, la complexité des arrangements, s'effacent toujours derrière une émotion à fleur de peau, principalement véhiculée par la voix fragile de Sufjan, par des coeurs féminins très présents mais jamais déplacés, et par des sonorités qui charment l'oreille dès la première écoute. Flûtes, hautbois, trompettes, violons, banjos, la musique présente sur Illinoise regorge de détails et depuis les plus belles pages de Eels, on n'avait pas entendu chansons aussi humbles et aussi grandioses dans le même temps. Se pencher sur l'instrumental The Black Hawk War pour bien comprendre les bases de l'oeuvre.

        Il n'aura pas fallu plus de quatre minutes pour que Illinoise mérite tous les superlatifs. Pourtant, ce n'est que le commencement de la première partie. La chanson titre défie la description si l'on veut essayer, pour une fois, de garder un peu de mesure pour ne pas dégoûter le futur auditeur par une déferlante d'enthousiasme pourtant totalement méritée. Un immense refrain de 7 minutes, précis et évident, dansant et évocateur, regorgeant d'un charme rare. Les trompettes virevoltent, une guitare électrique limpide s'en mêle et l'on se perd dans une fiesta désenchantée qui s'accomplit dans une seconde moitié de chanson d'une beauté entêtante ("Are you writing from the heart ?"). C'est si parfait, si inattendu que l'on se sent prêt à faire tourner en boucle ce morceau alors qu'il en reste 17 derrière, tous aussi magiques, voire davantage!

        Comment rester dans la retenue critique en découvrant John Wayne Gacy Jr., évocation aussi troublante que pleine de pudeur du plus terrible serial-killer de l'histoire contemporaine ? Une guitare acoustique à la Nick Drake, un piano qui retient ses larmes, cette voix angélique mais pas trop, et un texte à des lieux de tous les clichés, cela suffit à Sufjan pour créer une chanson inoubliable. Jacksonville dépoussière 20 ans de "country" pépère, ladite country trouvant une certaine apothéose sur l'impeccable Decatur dont l'atmosphère permet de se retrouver au temps des premiers chemins de fer rien qu'en fermant les yeux. Puis vient un incommensurable chef-d'oeuvre (et je ne veux rien savoir sur mon abus de louanges), Chicago. Depuis quand la beauté d'une chanson ne vous a-t-elle pas émue jusqu'aux larmes ? Donnez sa chance à ce Chicago, vous risquez d'en revenir transfigurés. Cela dure 6 minutes et c'est si court que l'on se sent physiquement, spirituellement, immédiatement obligé de la repasser dès sa fin. On cherche vaguement à comprendre comment Sufjan Stevens parvient à composer des morceaux aussi évidents, aussi accrocheurs, aussi saisissants, et on abandonne bien vite. On se laisse porter car rarement on sera tombé aussi passionnément amoureux d'une oeuvre sans même l'avoir encore écoutée en son entier...

        Casimir Pulaski day évoque tout autant Eels que Neil Young, dans son dépouillement un peu bancal, dans sa fragilité qui n'a pourtant pas froid aux yeux. Et après un petit interlude, Sufjan reprend son envol pour tutoyer les étoiles avec The Man of Metropolis. Pour ainsi dire, non, il ne les tutoie pas ces étoiles, il danse avec elles, peut-être même les raccompagne-t-il dans leur demeure éternellement nocturne une fois l'aube venue, cet homme a été touché par la grâce, il n'y a pas d'autre explication. Alors, que vous dire de plus ? Nous sommes à un peu plus de la moitié de Illinoise et il reste encore tellement de trésors et de moments transcendants : le final cristalin de The Predatory Wasp of the Palisades, la puissance de They Are Night Zombies, le lyrisme déchirant de The Seer's Tower, l'apothéose de The Tallest Man, The Broadest Shoulders...), l'album semble peut-être même trop généreux de prime abord. Alors on ne cesse d'y revenir, d'en admirer les audaces et les attraits.

        Trêve de litanie d'éloges, j'espère simplement vous donner l'envie de découvrir la musique de Sufjan Stevens, qui n'en est pas à sa première oeuvre, le tout aussi recommandable Michigan date de l'année dernière, mais quoi qu'il en soit, le coup de foudre est sans échappatoire. Sufjan devient d'autorité l'un de mes artistes favoris, avec tout ce que cela suppose d'émerveillement mais aussi d'exigences, et la suite de son extravagant projet devra être à la hauteur. Aussi incongru que cela puisse sembler, je le crois tout à fait capable de maintenir un tel niveau. En attendant je m'empresse de revenir dans les bras de cet Illinoise, que l'on savoure sans trêve, que l'on redécouvre à chaque instant, que l'on admire sans cesse plus intensément.


Goldfrapp - Supernature

        Tchac-boum, tchac-boum, la bombesque Alison Goldfrapp n'a toujours pas décidé de quitter les pistes de danse et poursuit son périple dans la veine "electro-clash" du précédent opus. Dès le morceau d'ouverture, le basique mais efficace Ooh La La, on a tout compris, ce ne sera pas original, mais ce sera amusant. Le nombre de groupes produisant ce type de musique est désormais incalculable, écouté de loin, impossible de ne pas confondre avec du Garbage ou du Add'n To (X). Avouons-le, même si l'ensemble est plutôt répétitif à la longue, cela demeure relativement jouissif car l'aspect disco est pleinement assumé. Tous les morceaux ne sont pas inoubliables, la majorité d'entre eux manquent d'une véritable personnalité ou d'un refrain vraiment irrésistible, parfois cela sent le remplissage un peu facile. Sur Fly Me Away, on est carrément chez Kylie Minogue, troublant de la part d'un groupe qui a débuté en clone de Portishead et il arrive que Alison Goldfrapp dépasse les limites du supportable et touche les territoires de l'horripilant (le vrillant Koko). Et vers la fin de l'album, on tourne poliment en rond (Satin Chic, remake du Ooh La La du début), il demeure même un vestige trip-hop plutôt réussi (Time Out From The World). Supernature s'écoute aisément mais sans enthousiasme, parfait pour danser proprement et gentiment. Tout le contraire de la danse, donc...


Alain Souchon - La Vie Théodore

        La plus grande surprise de ce nouvel album d'Alain Souchon est son morceau d'ouverture, le très vindicatif Putain Ca Penche, litanie de marques qui fonde toute son efficacité sur l'accumulation et le crescendo musical. De la part de Alain le pré-retraité, on ne s'y attendait pas et on est séduit par une ouverture aussi combattante. Mais dès la chanson suivante, le mignon J'Aimais Mieux Quand C'était Toi, on retrouve le style Souchon dans sa simplicité et ses aspects les plus charmants. Simple, voire simpliste, Souchon se prend immédiatement les pieds dans Françoise Sagan avec le consternant Bonjour Tristesse qui réserve des lignes de texte désolantes ("Comme je suis l'homme élégant, pour conduire je mets des gants, dans les bolides extravagants de Françoise Sagan"). Heureusement, la chanson titre, prévisible mais touchante, redonne un peu de clinquant au disque. Sur un rythme de reggae de variétés, En Collant L'Oreille Sur l'Appareil est un remake décevant de Foule Sentimentale où l'on a l'impression que Souchon radote, même si le propos, lui, demeure forcément d'actualité. A Cause d'Elle est agréable, mais le morceau étonnant demeure Et Si En Plus Il n'y a Personne, co-écrit avec l'incontournable Laurent Voulzy, la musique est kitsch et lyrique mais les paroles font tout le prix de l'oeuvre, avec leur athéisme sous-jacent et leur critique polie mais efficace de toutes les dérives religieuses. La dernière partie du disque est moins impressionnante malgré la très belle conclusion de Lisa. Au final La Vie Théodore est un bon album, doté d'une poignée de morceaux qui méritent leur place parmi les meilleurs instants de la carrière d'Alain Souchon.


Serena Maneesh - Serena Maneesh

        Les fantasmes musicaux suscités par My Bloody Valentine (en pré-retraite depuis 15 ans) et Jesus & Mary Chain (un seul véritable album révolutionnaire mais un culte jamais démenti) ne cessent de hanter les jours et les nuits de beaucoup d'aspirants rockstars. Les très séduisants Serena Maneesh viennent donc puiser leur son et leur inspiration auprès de ces éminentes figures tutélaires, en clignant aussi de l'oeil aux plus méconnus, mais non moins brillants Slowdive, ou aux incontournables prophètes de Sonic Youth. Les connaisseurs auront déjà bien saisi le style de Serena Maneesh, du bruit mélodieux, entre "shoegazing" et rock expérimental, des murs de guitares bourrées d'échos, de larsens et de réverbérations, une rythmique martelée et conquérante, et une voix fragile et envoûtante qui survole paisiblement ces territoires en fusion. Et même lorsque les cieux deviennent terriblement tourmentés, comme sur l'agressif Beehiver II, il suffit d'un choeur féminin lointain pour apporter une touche de grâce qui fait respirer l'auditeur parfois un peu écrasé par la richesse sonore de l'ensemble. Ce premier album est donc de très grande classe, mais sombre malheureusement parfois dans la complaisance (de longues parties atmosphériques légèrement pesantes, des solos de guitares longuets) et dans le répétitif, voire le prévisible (Her Names Is Suicide est la plus troublante imitation de My Bloody Valentine depuis la disparition quasi totale de Kevin Shields). Malgré ces petites réticences, Serena Maneesh est extrêmement recommandable, voire incontournable en cette fin d'année, le brio de l'exécution ainsi que le plaisir procuré par cette musique foisonnante et parfois fascinante de rêveries alambiquées (Sapphire Eyes High, Don't Come Down Here et le tétanisant Your Blood Is Mine) ne cessent d'éblouir.


Supergrass - Road To Rouen

        Supergrass qui se fait vieux, faut avouer qu'on ne s'y attendait pas, du moins on aurait juré qu'ils seraient les derniers à atteindre la voie de la sagesse. Pourtant ce très calme et classique Road To Rouen désarçonne immédiatement, avec une belle mais longue intro sur Tales of Endurance, doté d'un riff plus Rolling Stones que jamais. Le single pépère St Petersburg vient confirmer cette première impression, Supergrass se prend pour Frank Black (encore et toujours) et fait un tour dans le "laid-back", dans le rock à papa qui swing gentiment en regardant défiler le paysage de la campagne française. Sad Girl est tout aussi ronronnant et adorable et ce sont les 6 minutes de Roxy qui viennent apporter un peu de surprises à l'album, le seul vrai gag du disque viendra du rigolo mais anodin Coffee In The Pot. La chanson titre propose un groove insidieux particulièrement plaisant annonçant une dernière ligne droite légèrement plus passionnante. Kick In The Teeth rock doucement, Low C folk bravement et le joli Fin s'endort paisiblement. En juste 35 minutes, Supergrass accouche d'une oeuvre aussi élégante que particulièrement dérisoire, il ne se passe rien et par moments on apprécie ce rien, comme un paysage dépouillé mais embelli par les lueurs du soir. Exactement comme le dernier opus de Frank Black, Road To Rouen offre une petite musique de nuit, du rock câlin pour songes rassurants.


Robyn - Robyn

        Contrairement à Annie en 2004, Robyn ne peut pas véritablement s'appeler "la nouvelle sensation venue du froid". Certes la demoiselle est jeune (26 ans) et suédoise, mais cela fait déjà de nombreuses années qu'elle pose sa voix sur des singles pop souvent fort réussis. Mais une nouvelle célébrité s'offre à présent à elle avec la sortie de son meilleur album, intéressant mélange de pop pour "dancefloors", de r'n'b torturé et d'électronique perverse. L'album débute par une longue intro peu engageante avant de prendre son essor sur un Who's That Girl pas franchement transcendant. A partir de Handle Me on se dit que Robyn et sa voix de gamine ont un certain potentiel. Mais c'est le quasi générique de dessin animé Robotboy qui séduit enfin, ça sonne bien, ça sonne grand et c'est plein de sous-entendus triviaux. Et c'est le génial Be Mine qui nous fait tomber tout cuit dans les bras de l'album, c'est rythmé, nerveux et imprévisible, on adore. Crash & Burn Girl chasse sur les terres de Kylie Minogue avec un certain brio, même si l'ensemble est bien trop classique pour vraiment enthousiasmer. Heureusement le délirant Konichiwa Bitches, petit chef-d'oeuvre cartoon du disque, vient réveiller notre attention, et ce juste avant le sommet de l'album, l'adorable ballade bancale Bum Like You. Le reste est moins captivant, en particulier le vilain Should Have Known, r'n'b formaté pour MTV. Malgré ces quelques fautes de goût et pour une poignée de chansons fantastique, on recommandera l'écoute de Robyn.


Wolf Parade - Apologies To The Queen Mary

        Parfois l'incompréhension me gagne face aux éloges offertes à certains nouveaux groupes. En général, je partage (ou tout du moins je comprends), ces enthousiasmes, mais il m'arrive de demeurer extrêmement perplexe. C'est le cas avec le premier album de Wolf Parade, loué un peu partout comme un véritable chef-d'oeuvre, et qui ne m'apparaît que aimablement sympathique, plutôt routinier dans le paysage sonore actuel et relativement loin d'être inoubliable. Les chansons, assez similaires les unes aux autres, sont d'efficaces hymnes punk-pop idéalement inscris dans l'interminable revival "new wave" qui nous aura offert aussi bien The Arcade Fire que The Rapture et Franz Ferdinand. Mais en cette année 2005, et après l'album de Clap Your Hands Say Yeah (autrement plus palpitant sur des bases quasi identiques), la musique de Wolf Parade sent le réchauffé. Tout y est prévisible, et même si l'exécution est impeccable, on finit rapidement par s'ennuyer, en espérant jusqu'au bout croiser le morceau qui parviendra à nous surprendre, à nous secouer les tympans. En vain, malgré le final épique de This Heart's On Fire, l'écoute s'effectue avec plaisir, mais aussi avec une indifférence respectueuse, les Wolf Parade ont d'indéniables qualités, ils méritent toute notre estime, mais il leur manque la petite étincelle, le petit quelque chose qui réussirait à les faire sortir du lot, l'aspérité qui viendrait nous accrocher, l'émotion qui nous saisirait avant que nous ne passions au disque suivant. Mais il est déjà trop tard...


Grandaddy

Excerpts From The Diary of Todd Zilla

        Avec ce généreux Ep (7 morceaux pour un peu plus d'une demi-heure), Grandaddy souhaite nous faire patienter jusqu'à la sortie de leur prochain album. Mais autant l'intention est forcément louable, autant le résultat, bien loin de rassurer, provoque une immense inquiétude quant à l'état de l'inspiration du génial Jason Lytle. Photocopies plus ou moins ultra conformes d'anciens standards du répertoire du groupe, les chansons du Diary of Todd Zilla s'avèrent bien peu palpitantes même si certaines d'entre elles, comme le girond At My Post et le rigolo Florida, conservent un éminent capital sympathie. La routine est omniprésente et ce dès le Crystal Lake du pauvre, Pull The Curtains qui ouvre le disque, grosses guitares et voix angélique ne surprennent plus. Et même si At My Post demeure charmant, ses circonvolutions, ses "aaaah aaaaah" aériens et ses bruitages électroniques sont d'une banalité attristante. A Valley Son flirte avec l'indigent (selon les critères d'exigence Grandaddyesque) ; Cinderland est une énième ballade robotique certes fort belle mais terriblement convenue ; Fuck The Valley Fudge, remake plus ou moins assumé de The Saddest Vacant Lot In All The World poursuit dans la veine mollassonne ; Florida demeure le moment le plus jouissif du disque (le seul ?) sans être inoubliable ; enfin, le bien nommé Good Bye achève The Diary of Todd Zilla dans une indifférence polie, c'est mignon mais peu nous importe. Difficile d'être tendre quand un groupe dont on attend tellement ne nous livre que des fonds de tiroir. En même temps, on me répondra que ce disque n'est qu'un "cadeau" pour mieux épier le futur album. Certes, certes. Mais un tel bonus pourrait bien avoir l'effet contraire que celui escompté par le groupe...


T.a.t.u. - Dangerous & Moving

        La plupart d'entre vous n'imaginait certainement pas que mes chouchoutes de l'année 2003 allaient passer l'hiver, voire même plusieurs, pour mieux nous (me) revenir avec un flamboyant nouvel album, largement supérieur à leur déjà grandiose premier opus. Rappelons à ceux qui n'ont rien suivi au feuilleton à multiples rebondissements : T.a.t.u. sont deux jeunes damoiselles russes, vraies fausses lesbiennes mais phénoménales provocatrices, véhiculant une imagerie à la limite de la pornographie et d'une rare agressivité, au rythme d'une musique techno-pop d'un lyrisme grandiloquent. L'univers des T.a.t.u. est glamour et décadent, violent et romantique, kitsch et magnifique. On y parle d'amour avec une sincérité et une simplicité qui conviennent idéalement à ces véritables cris du coeur, les sentiments s'expriment sans détour, en raz-de-marée continus. Les voix, puissantes et parfois tétanisantes (en particulier celle de Yulia, la brune punkette), excellent tout autant dans le hurlement que dans la caresse, les sommets de l'album pouvant aussi bien être le monstrueux single All About Us que le plus apaisé Sacrifice avec son refrain au bord du gouffre ou bien l'insidieux Perfect Enemy.

        Bien sûr, cette musique ne s'adresse pas à tous les auditeurs, il sera très facile de détester les voix, les arrangements pompiers qui feraient passer Britney Spears pour Georges Brassens, les textes naïfs, la férocité et la provocation qui font tout le prix de T.a.t.u. On comprendra fort bien les réticences face à une oeuvre aussi singulière, à la fois pensée pour le succès commercial mais aussi marginale. Une sorte de variété alternative, idéale pour les radios et néanmoins combative et sans concession. Le charme de T.a.t.u. est fait d'énergie et de soufre, d'érotisme trash et de tourments adolescents, de beauté tendre et repoussante. Et au coeur de cette musique un peu obsolète, presque déplaisante dans sa puissance, viennent se poser de superbes mélodies pop et quelques déclarations enflammées d'une justesse exaltante.


The Fiery Furnaces - Rehearsing My Choir

        Après un premier album inégal mais follement prometteur, c'est avec Blueberry Boat que les Fiery Furnaces, Eleanor et Matt Friedberger, se sont imposés comme un duo révolutionnaire, à part, artisans d'une musique tourbillonnante, inventive, d'une fraîcheur et d'une richesse sans égales. Leur style ? Difficile à définir, un minimalisme quasi enfantin dans les mélodies et les sonorités électroniques, doublé d'une facilité déconcertante à mélanger les genres et donc à oser insérer des guitares poisseuses au milieu d'une comptine, ou un rythme technoïde dans une sucrerie pop. Leur fantaisie pourrait égarer l'auditeur s'il n'y avait pas les voix d'Eleanor et Matt, charmeuses, provocatrices, guides indispensables pour naviguer dans l'univers imprévisible des Fiery Furnaces. Mais comment succéder à un tel chef-d'oeuvre, comment aller plus loin, ou à défaut, comment se réinventer, surprendre à nouveau ?

        Rehearsing My Choir est un album "concept", c'est à dire que tous ses morceaux sont liés par un ou plusieurs thèmes et qu'ils sont plus ou moins indissociables. Rarement d'ailleurs on aura croisé un disque aussi impossible à fractionner, car il n'y a pas de chansons au sens classique du terme au sein de ce disque. En effet, si les Fiery Furnaces sont une affaire de famille à la base, c'est d'autant plus vrai pour Reheasing My Choir qui est en fait la mise en musique des souvenirs de jeunesse de leur grand-mère, Olga Sarantos. L'idée peut inquiéter, cela sent la guimauve, l'ennui, la poussière, la litanie sénile bien sagement enluminée par des petits enfants attendris. On ne peut pas plus se tromper, Rehearsing My Choir est une oeuvre incroyable, singulière, qui déjoue toutes les attentes et qui regorge de plaisirs jamais entendus auparavant. Olga Sarantos n'abuse jamais de sa voix, à part quelques touchants chantonnements, elle récite avec volubilité et rythme les grandes heures de son mariage et de l'échec de celui-ci. Eleanor vient la soutenir, parfois en échos, parfois en commentant l'action, parfois en incarnant sa grand-mère jeune. Lorsque les deux femmes se répondent comme sur le final de The Wayfaring Granddaughter ou sur le refrain de We Wrote Letters Every Day, on se dit que l'on n'a jamais entendu une émotion aussi poignante et en même temps aussi insolite.

        La musique reprend les percées artistiques de Blueberry Boat pour pousser encore plus loin les expérimentations, elle tient parfois du bruitage, épaulant les ambiances, n'hésitant pas à forcer le trait dramatique (les déchirures électriques menaçantes qui transpercent le morceau titre et l'angoissé Seven Silver Curses ou les envolées libératrices sur piano aérien). Les quelques thèmes sont toujours très simples, et encore plus que sur l'album précédent, on ne trouvera nulle part où s'accrocher, les changements étant permanents et l'ensemble demeurant imprévisible. La première écoute est totalement déconcertante, voire déplaisante. On essaie de suivre l'histoire, mais on ne cesse d'être perturbé par la musique qui foisonne jusqu'à l'étourdissement. C'est trop. Quand on pense pouvoir se reposer sur un refrain, il est balayé par une atmosphère radicalement différente, quand on pense se soutenir à un rythme comme sur The Wayfaring Granddaughter, ce n'est qu'une illusion. On est dépassé, bouleversé, on reconnaît être écrasé par les ambitions des Fiery Furnaces, mais surtout, on est fasciné. Et on revient auprès de Rehearsing My Choir, immédiatement, encore, et encore. Peu à peu on s'aperçoit que les morceaux sont construits selon des critères plus proches de la musique classique que de la pop, le fractionnement abusif cache en fait une ampleur que l'étrangeté des sons dissimule de prime abord.

        L'intelligence de la construction de l'album apparaît, toujours davantage, la narration, à la fois celle des voix et celle des collages harmoniques, se fait envoûtante, c'est un dialogue permanent entre l'histoire et la musique. Les sentiments deviennent saisissants, on n'a plus besoin de se concentrer sur les textes, tout fait sens. Et quel sens ! De tels souvenirs, de telles anecdotes ne peuvent que toucher en plein coeur, plus besoin de comprendre, il suffit de ressentir, de se laisser porter et le voyage s'avère ahurissant. Car toutes nos petites habitudes d'auditeur se retrouvent chamboulées. Je pouvais attendre monts et merveilles des Fiery Furnaces et ils sont pourtant parvenus à me désarçonner, en demeurant eux-mêmes tout en se transcendant.


The New Pornographers - Twin Cinema

        Il advient parfois des moments où l'on est plus sensible aux oeuvres d'art. Des périodes où l'on a besoin, consciemment ou inconsciemment, d'être transporté, où l'on recherche ce frisson qui transcende, où l'on voudrait être charmé par une découverte accueillante. On attend sans attendre, on s'y attend sans être forcément prêt. On laisse couler les premières mesures entraînantes de Twin Cinema sans voir venir la déferlante. On se dit que voilà du pop-rock de belle facture, que notre dose d'énergie sonique va être servie sur un plateau d'argent, c'est déjà bien, c'est déjà beaucoup. Les deux premiers albums du groupe, solidement formé autour d'A.C. Newman, aussi créateur d'un excellent album solo en 2004, étaient déjà très réussis, du moins on y découvrait des perles flamboyantes au sein d'un magma inégal mais hautement adorable. Bref, on ne pouvait oublier le mirifique The Laws Have Changed présent sur Electric Version et on espérait croiser une poignée de perles de ce niveau. Mais on ne voulait pas croire au chef-d'oeuvre, pas déjà, pas encore.

        Dès que A.C. Newman laisse le micro à la chanteuse de country "alternative" Neko Case, fidèle partenaire des New Pornographers, sur The Bones Of An Idol, c'est l'extase, la révélation, la lumière divine qui s'allume au fond du placard où nos oreilles prennent la poussière. Le groupe a tout compris a ce qui fait le prix d'une grande chanson immédiatement inoubliable, en particulier au niveau de l'évolution spectaculaire de la musique au fil du morceau, le plus brillant des exemples étant sans doute The Bleeding Heart Show, plutôt proche d'un certain idéal jouissif, à la droite du Dreaming de Blondie. Tout débute en douceur avec la voix de Newman, un petit piano, une rythmique lointaine, la voix de Neko Case qui vient soutenir discrètement, puis la chanson prend son essor, gonflant ses ailes, les voix s'entremêlent, et au bout de deux minutes, les guitares prennent l'assaut, les choeurs se font généreux et le rythme devient compulsif. C'est la déferlante, le tremblement de terre, le débordement mélodique, Neko Case raconte n'importe quoi ("we have arrived to late to play the bleeding heart show"), mais peu importe, c'est gigantesque, incommensurable, un final qui dure la moitié de l'oeuvre. The Bleeding Heart Show est l'équivalent musical d'une demoiselle gironde qui s'offrirait à danser dans nos bras. Soudain on comprend enfin la véritable signification de l'intrigant patronyme du groupe...

        La magie de Twin Cinema fait durer cette danse libertine tout au long de l'album, sans temps mort. Avec des slows, tel le gracieux These Are The Fables, des hymnes rock'n'roll comme le single Use It, des brutalités presque punk (The Jessica Numbers), des objets inclassables d'une sensualité voluptueuse (les circonvolutions indécentes de Falling Through Your Clothes), des cavalcades euphorisantes qui donnent envie d'aimer (Sing Me Spanish Techno), un funk branlant et titillant (Three or Four), des ballades à reprendre autour du feu de camp (Streets of Fire), et un final qui voisine avec le pompeux pour mieux prendre la clef des champs (Stacked Crooked, dotée de la plus belle gâterie jamais entonnée par Neko Case, un "whooooooooooo" qui donne à croire que les fées existent). The New Pornographers se moquent des étiquettes, mettent des cuivres là où il faudrait des cordes, de l'écho quand on s'attend à de l'acoustique, des ruptures rythmiques enivrantes, de la complaisance pour la luxure mélodique. On leur pardonne tout, on se prend de passion pour leurs audaces, pour leurs largesses, pour leur fraîcheur stimulante. Twin Cinema s'installe dans le lecteur de CD, prend ses aises, refuse les habitudes et s'impose durablement, définitivement, séducteur infaillible de nos radieuses journées.


The Books - Lost and Safe

        Après les expérimentations tourbillonnantes de Food For The Thoughts et The Lemon of Pink, The Books tentent d'investir un format pop plus "traditionnel". Mais les règles n'ont que peu d'emprise sur le duo qui adore tellement déconstruire les modèles. Ainsi en reprenant les bases du collage sonore qui rendait les deux premiers disques si riches et fascinants, les chansons de Lost and Safe se présentent sous l'aspect de puzzles, très déroutants à la première approche. On retrouve les extraits de dialogue (dont Vincent Price sur Vogt Dig For Kloppervok), les bruitages très incongrus (des cris d'animaux, des craquements, des ambiances de la nature ou de la ville...), les déformations de voix, les jeux sur la stéréo, les échos en bourrasque, le tout accompagné d'instruments humbles, tels que le banjo, le piano ou l'orgue électrique. Le miracle de cette musique est qu'elle parvient à être terriblement belle, captivante, délicate ; la présence de nombreuses parties chantées aidant sans doute à la rendre plus accessible, mais sans lui faire perdre sa patine expérimentale qui en fait la plus novatrice de son temps.

        Quand le folk le plus dépouillé se drape de violoncelles pour mieux basculer dans des samples de discours aux effets surprenants sur It Never Changes To Stop, l'expérience se révèle unique. Quand cette douceur se laisse ensuite brutalisée par des rythmiques sauvages sur le tribal An Animated Description of Mr. Maps, c'est étrangement les Beatles dans leurs heures les plus aventureuses qui surgissent à notre esprit. Héritiers des Tomorrow Never Knows et Strawberry Fields Forever, The Books entraînent la musique populaire dans des territoires vierges, tout aussi bien en piratant les bases du funk sur None But Shining Hours ou en revenant aux agencements les plus élémentaires pour mieux empiler et amasser en un équilibre toujours précaire et d'autant plus aérien. En cherchant à se rendre plus abordable, The Books a sans doute un peu perdu de sa folie, mais au profit d'une élégance nouvelle, qui permet d'ouvrir à tous les auditeurs des horizons musicaux insolites, qui adoptent la logique du rêve pour mieux s'épanouir en chatoiements mélodiques et en fantaisies des sens.


Clap Your Hands Say Yeah

        Ce groupe de Brooklyn est la nouvelle sensation du moment, entouré par une montagne d'éloges qui n'est pas sans rappeler la sortie du Funeral de The Arcade Fire l'année dernière. C'est donc avec une grande curiosité, voire un certain enthousiasme, que l'on se penche sur ce premier album auto-produit. Le premier morceau est immédiatement encourageant, entre Tom Waits et les Talking Heads, Clap Your Hands nous offre des références qui nous font chaud au coeur et aux oreilles. Dès la deuxième chanson, Let The Cool Goddess Rust Away, nous revenons à un format plus classique, mais efficace. Le chanteur hésite entre David Byrne et Jeff Mangum, pour mieux tracer sa voix, acide et lyrique, et si l'influence des Talking Heads restera omniprésente au fil du disque, c'est largement pour le meilleur, tant on aura rarement (voire jamais) trouvé de plus dignes héritiers à l'un des groupes les plus novateurs de l'histoire du rock. Inutile de chercher à noyer le poisson de toute façon, le premier album de Clap Your Hands Say Yeah est un petit chef-d'oeuvre, d'une qualité d'écriture et d'une énergie rares. Il présente aussi une évolution notable dans le revival new-wave qui commence doucement à se mordre la queue. Si les guitares rappellent toujours aussi bien Cure que Joy Division, elles commencent aussi à tendre vers les Smiths, en abandonnant de plus en plus les derniers oripeaux punks pour pencher vers une pop sophistiquée et une étrangeté bienveillante comme sur les quelques instrumentaux brinquebalants.

        Sur une ballade telle que Details of War, on ira même tracer des parallèles avec les Smashing Pumpkins de Adore, dans cette beauté crépusculaire habitée, voisine, il est vrai, de certains élans des Arcade Fire. Sur le "tube" de l'album, The Skin of my Yellow Country Teeth, on approche de l'idéal, c'est sincère, ardent, décomplexé et entêtant ; les influences innombrables se font oublier pour ne laisser que le plaisir évident. Sur Is This Love?, c'est bien le fantôme de Neutral Milk Hotel (le plus grand groupe de tous les temps, je le rappelle pour ceux qui ne suivent vraiment rien) qui vient hanter l'auditeur. Clap Your Hands peut alors tout se permettre, un harmonica en introduction de Heavy Metal, un interlude folk avec Blue Turning Gray, une manière fort inquiétante de demander le sel (Gimme Some Salt), et un réjouissant final avec l'enchanteur Upon This Tidal Wake of Young Blood. Certes, nous avons là un disque sous influences, mais les ingrédients sont si plaisants, accommodés avec une telle maestria, que l'on ne peut pas se permettre de bouder ce festin, c'est fin et copieux, on se régale, on se délecte, c'est de la haute cuisine, Clap Your Hands Say Yeah a un goût d'Eden rock.


The White Stripes - Get Behind Me Satan

        Jack White est un petit malin. Génial, sans le moindre doute, mais un malin quand même. Qui n'en fait qu'à sa tête et aime fort justement se payer celle des autres. En ouvrant Get Behind Me Satan sur un Blue Orchid, aussi le premier single, répondant strictement aux attentes des fans et du grand public, il nous offre une belle leçon de marketing vicieux. Car une fois emballé l'inévitable morceau "façon White Stripes", l'album ne correspond presque plus à ce que l'auditeur pouvait imaginer. Enregistré en vitesse, avec des accompagnements essentiellement acoustiques, Get Behind Me Satan risque de décontenancer les habitués de la vindicte tapageuse du duo. Comme le prouve très bien The Nurse, la brutalité se retrouve étouffée, contenue, ne perçant plus que très brièvement, ce qui n'empêche pas The White Stripes de sonner toujours autant comme les Rolling Stones (My Doorbell, Forever For Her, The Denial Twist, etc...) ou les Stooges (Instinct Blues).

        Mais le travail de Jack White est particulièrement intéressant lorsqu'il donne l'avantage à la qualité mélodique étonnante des compositions. On retiendra ainsi en particulier le très beau As Ugly As I Seem, le lancinant White Moon et le renversant Take, Take, Take. Les véritables sommets de l'album sont sans nul doute les morceaux à la personnalité la plus affirmée, à l'image du guilleret Little Ghost, du formidable Red Rain et du mélancolique I'm Lonely (But I Ain't That Lonely Yet), ces trois chansons permettant d'apprécier au mieux l'étendue du talent de Jack White, aussi à l'aise dans la violence que dans la douceur, dans l'humour que dans l'âpreté. Get Behind  Me Satan est clairement un album de transition, bourré de défauts et de remplissages, et pourtant éminemment séduisant et excitant, auprès duquel on ne cesse de revenir.


Arcade Fire - Ep

        Avec le succès exponentiel de Funeral, le premier mini-album de Arcade Fire se voit gratifié d'une sortie officielle en grandes pompes. Si l'on ne peut que se réjouir de ce qui est en train d'arriver au collectif canadien, on peut tout aussi légitimement s'inquiéter de sa récupération par les chantres du marketing à outrance. Vendu quasiment au même prix que l'album, le premier Ep du groupe aurait mérité une sortie plus humble et nettement plus adéquate à l'écoute de la poignée de chansons, superbes mais balbutiantes, qui le composent. Si tout ce que l'on aime chez Arcade Fire est déjà présent, il manque la passion exacerbée qui fait de Funeral une oeuvre aussi éblouissante. Si Old Flame, No Cars Go et Vampire/Forest Fire sont proches du chef-d'oeuvre, les autres chansons paraissent parfois un peu en retrait, voire quelques peu brouillonnes (The Woodland National Anthem) ou inachevées (le prometteur I'm Sleeping in a Submarine). On pourra raisonnablement tomber amoureux du gracieux My Heart Is An Apple tout en reconnaissant la maladresse du groupe et sur Headlights Look Like Diamonds tout est là, en puissance, car réprimé par un son étriqué et une folie qui n'ose pas encore s'épanouir sans retenue. Ce Ep juvénile est bien sûr indispensable aux fans des Arcade Fire, ils sont de plus en plus nombreux chaque jour, et rien que pour le magnifique No Cars Go, on pourra conseiller l'investissement sans remord ni regret.


Roisin Murphy - Ruby Blue

        Quand la chanteuse de Moloko, souvent célébrée en ces lieux comme étant la classe incarnée, part batifoler en solitaire, elle n'hésite pas néanmoins à se faire accompagner par un producteur de renom, Matthew Herbert dans le cas présent. Si j'aime autant Moloko c'est pour son côté ludique et raffiné, mélange idéal entre électronique et pop, qui forge une renaissance disco de bon aloi. Sur le dernier album du duo, Statues, on découvrait un vague à l'âme aussi étonnant que forcément touchant, cette mélancolie nouvelle s'offrait des habits musicaux plus alambiqués, se drapant de rythmes complexes et de sonorités de plus en plus tordues. Pour sa première oeuvre hautement personnelle, Roisin Murphy a choisi de suivre cette voie. Dès l'ouverture du disque, le tortueux Leaving The City, on comprend que la danse sera mise de côté, au profit d'une electronica élastique, riche de détails et de ruptures plus ou moins imprévisibles.

        Certes, ce n'est pas follement original, mais toute la différence se situe bien sûr avec la voix de Roisin Murphy qui n'a jamais aussi divinement chanté que sur cet album. Et sur une perle electro-jazzy telle que Night of the Dancing Flame, la miss touche littéralement les étoiles. Virevoltante par endroits, Roisin Murphy sait aussi se faire charmeuse sur des oeuvres plus apaisées et sensuelles (Through Time, l'irrésistible If We're In Love, la conclusion superbe de The Closing of the Doors). Il demeure aussi des passages qui invitent à se jeter sur la piste de danse, que ce soit avec un Sow Into You un peu fatigant ou un Dear Diary insidieux. En s'approchant de la fin du disque, les chansons se font de plus en plus délirantes. Ramalama pourra faire penser au Indigo de Moloko, le morceau Ruby Blue s'enfonce dans la saturation et Off On It largue carrément les amarres pour tanguer dangereusement dans des eaux troubles et dissonantes. Pas totalement maîtrisé et passionnant, Ruby Blue vient néanmoins confirmer le talent de Roisin Murphy et grâce à une poignée de chansons formidables, il s'impose comme l'un des disques les plus séduisants de 2005.


Stephen Malkmus - Face The Truth

        L'âme de Pavement nous présente son meilleur album solo et nous de nous extasier, mais raisonnablement. Le disque a beau débuter avec un vrai petit chef-d'oeuvre, l'ultra-nerveux Pencil Rot et son riff de synthétiseur aussi jouissif que parfaitement grotesque, il ne tient pas toujours ses glorieuses promesses. It Kills, par exemple, est une jolie ballade rock qui traîne malheureusement en longueur, de même que Freeze The Saints ou Loud Cloud Crowd. C'est beau, c'est parfaitement exécuté, mais on s'ennuie un peu. Paradoxalement ce sont les huit minutes de No More Shoes qui réveillent ardemment l'auditeur, là encore pas vraiment de surprise dans cette errance très plaisante, mais suffisamment d'aspérités où accrocher son amour d'un rock impoli et teigneux. Mais Stephen Malkmus a franchement rangé les armes et Face The Truth ne sort que rarement des sentiers battus. On se posera avec attention sur le groove électronique de Kindling For The Master et on retrouvera avec une certaine nostalgie les grandes heures de Pavement sur le juste impeccable Post-Paint Boy. Si Baby C'mon est revêche comme il le faut et Malediction s'affirme comme un final convenablement bizarre, Face The Truth s'adresse avant tout au fan de Malkmus, ou aux curieux désireux d'en savoir plus sur les légendes du rock des années 90. Ne vous inquiétez pas, dans le cas présent, le mythe a encore de beaux restes.


Xiu Xiu - La Forêt

        Le groupe le plus épidermique de ces dernières années nous revient après la relative percée de leur oeuvre la plus abordable, le magistral Fabulous Muscles. Ceux qui craignaient (ou espéraient) une possible plongée de Jamie Stewart vers des territoires plus "commerciaux", dans la lignée de chansons mariant aussi adroitement électronique persifleuse, cold-wave et rock industriel telles que Crank Heart ou I Love The Valley Oh!, peuvent immédiatement remballer leurs attentes. La Forêt est le quasi chef-d'oeuvre que Xiu Xiu se devait d'offrir à la suite des promesses des trois premiers albums. L'atmosphère du disque est juste indescriptible, entre rêve et cauchemar, n'obéissant à aucune règle et n'hésitant jamais à perturber les repères les plus évidents. Dès l'ouverture, lointaine, chancelante, follement délicate de Clover, Xiu Xiu réussit à se libérer de ses influences revendiquées (Joy Division en tête). Les rythmes électroniques ont disparu, laissant la voix brisée de Stewart seule et par-delà des silences déconcertants à l'image de brumes éphémères, quelques arpèges de guitares acoustiques laissent planer les fantômes d'un folk disparu ; plus loin c'est une contrebasse qui soutient la fragilité de mélodies bancales pour xylophone mélancolique. Sur Muppet Face, on retrouve plus facilement ses marques dans l'univers du groupe, pour mieux se laisser surprendre par des déchirures sonores proprement terrifiantes, qui sont comme autant de coups de rasoir au sein d'une chanson qui aurait pu être une adorable ballade electro-pop, dans d'autres mains, en d'autres temps. Mais dès Mousey Toy, nous revenons dans les territoires menaçants, imprévisibles, où la voix semble nous conduire vers des pièges aussi douloureux qu'irrésistibles.

         Entre sensibilité rock émoussée par l'influence de la musique concrète et déconstructions faisant échos aux traditions asiatiques, Xiu Xiu possède définitivement un son unique. Sur Pox, Jamie Stewart, maniant l'humour noir comme jamais, rédige les bases de genres neufs, là où d'autres n'en sont encore qu'à recopier les années 80. Le groupe n'est jamais aussi touchant que lorsqu'il peuple les silences par des bruits blancs, comme dans Baby Captain, ou se fend du plus sublime morceau industriel depuis des lustres avec le monstrueux Saturn, électrochoc aussi déplaisant que débordant d'une émotion saisissante. Sur Rose of Sharon, l'épure ne laisse de place que pour l'intensité la plus absolue, où chaque crissement, chaque vibration, chaque envolée lyrique minimaliste vient déchirer le coeur. Mais c'est avec Ale que Xiu Xiu rejoint le plus clairement les terres de la musique concrète, avant de revenir à cet inclassable rock électrocuté sur un Bog People qui trace un paysage sonore comme autant de jets de peinture décochés au hasard sur une toile blanche. Si Dangerous You Shoudn't Be Here n'apporte que peu à l'ensemble du disque, la conclusion tortueuse de Yellow Raspberry suffit à nous abandonner conquis, et à nous rappeler que ce que nous avions perdu avec la désintégration de Nine Inch Nails est bel et bien là, dans la violence aventureusement endiguée par Jamie Stewart. En n'hésitant jamais à se noyer dans les ténèbres, à se mettre à nu avec une sincérité incandescente, Xiu Xiu redonne toute sa splendeur à la souffrance mise en musique.


Frank Black - Honeycomb

        Lorsqu'un nouvel album de Frank Black surgit, on sait déjà que la première approche se révélera trompeuse. En effet, l'entrée dans Honeycomb est tout sauf réellement transcendante. La musique de Charles Thompson n'a jamais été aussi mélancolique et délicatement calme. Plus le moindre hurlement, l'électricité se fait oublier, les rythmes sont lents et les accompagnateurs en présence sont tous des légendes du country rock. On pourrait alors croire qu'en enregistrant à Nashville et en s'offrant un énième gros plaisir égocentrique, Frank Black soit cette fois allé trop loin. Trop loin dans la complaisance et sa fascination largement poussiéreuse pour le "bon vieux rock à papa". Pourtant, au fil des écoutes, Honeycomb dévoile sa nostalgie insondable, encore plus présente que dans Black Letter Days et Show Me Your Tears. Malheureusement, l'instrumentation résolument pépère et l'interprétation souvent fort mollassonne risquent d'en rebuter plus d'un. Même si cela est justifié par le thème du morceau, on pourrait jurer que Frank Black va s'endormir sur son micro avant la fin de Another Velvet Nightmare.

        Mais cette désinvolture désenchantée sied aussi merveilleusement à d'autres passages comme la remarquable reprise de Dark End of the Street ou sur la charmante chanson éponyme. Parmi les sommets de Honeycomb, on trouvera aussi la nervosité de Go Find Your Saint, le duo fêlé entre Black et son ex femme sur Strange Goodbye, la version définitive de l'amusant Sunday Sunny Mill Valley Groove Day, la tristesse enjouée de I Burn Today. Mais le véritable chef-d'oeuvre de l'album se découvre peut-être dans son ultime morceau, le franchement sublime Sing For Joy. Comme je le lisais ailleurs, on ne peut pas reprocher à Charles Thompson son manque d'éclectisme. En à peine une année, il a ravivé sur scène la vieille énergie punk des Pixies, il a dynamité ladite énergie avec les expérimentations du second disque du Frank Black Francis et il prend le temps de ciseler une adorable errance country. Certes, Honeycomb risque de désarçonner certains auditeurs, Frank Black n'a jamais été aussi éloigné des Pixies, et l'ensemble est quand même très répétitif, aussi bien dans les arrangements que dans les thèmes abordés. C'est un disque pour les soirées d'été, à la campagne. A écouter quand la lumière du soleil couchant vient baigner le monde de teintes aussi tendres que crépusculaires.


Shining

In The Kingdom of Kitsch You Will be a Monster

        Un album peut-il être considéré comme réussi par la seule présence d'un morceau définitivement génial ? La réponse n'est pas aussi évidente qu'il n'y paraît ("Sortez ledit morceau en single et qu'on n'en parle plus"). En particulier avec Goretex Weather, l'ouverture du premier album de Shining. Shining, en référence bien sûr au film de Kubrick davantage qu'au roman de Stephen King, n'est pas à proprement parler un groupe de rock, mais plutôt un collectif instrumental, sous la très haute et très présente influence de John Zorn. Ceux qui connaissent l'oeuvre conséquente du bonhomme savent déjà à quoi s'attendre : un free jazz agressif copulant amoureusement avec la musique concrète, pour mieux conclure sauvagement dans les bras du rock, avant de se déverser au creux des courbes de l'ambient la plus tourmentée. D'un moment à l'autre on pensera donc à un bande originale perdue de Twin Peaks (Romani), à un inédit décomposé de Slint (Perdurabo) ou un instrumental typique de Tom Waits (Where Death Comes To Cry).

        Mais si l'ensemble du disque est pétri d'influences et pèche parfois un peu dans la répétition (malgré la courte et fort plaisante durée des morceaux), c'est Goretex Weather qui rend l'écoute de In The Kingdom of Kitsch rigoureusement indispensable. En effet, nous tenons là l'ouverture la plus impressionnante de l'année 2005, plus encore que le The Fox de Sleater-Kinney qui propulsait déjà brutalement l'auditeur dans les cordes. Une introduction flutée lointaine, une rythmique menaçante à la guitare et au claquement de mains, puis le saxophone s'immisce, serpentin, envoûtant, maléfique. Au bout d'une minute de charme vénéneux, le morceau explose littéralement, en nous écrasant sous une déflagration sonore qui fait reprendre le rythme par toute une armada de percussions et de cuivres. Mais dans son déluge, la musique ne perd rien de sa beauté terrifiante. Et lorsque les guitares électriques se déchaînent pour mieux s'évanouir en un souffle lointain reposant sur une basse et à nouveau une flûte attirantes, on reste sur nos gardes. Goretex Weather est un piège, un poison sonore. Car avec des effets simples, un thème des plus basiques, l'attention de l'auditeur est vampirisée, l'esprit est fasciné. La contrepartie d'une ouverture aussi sublime est qu'il faut plus de temps pour apprécier les méandres de la suite, qui, pourtant, méritent tout autant les éloges. In The Kingdom of Kitsch You Will be a Monster est une oeuvre exigeante, parfois déplaisante, toujours surprenante, qui se dilue lentement dans nos veines mais qui risque, peu à peu, patiemment, perfidement, de se rendre vitale à nos oreilles.


Kraftwerk - Minimum Maximum

        Que reste-t-il de Kraftwerk en 2005 ? Après avoir été cité comme l'influence essentielle de toute la musique plus ou moins électronique des années 80 et surtout 90, le collectif allemand, qui n'a rien enregistré de vraiment neuf depuis 20 ans, ne survit-il que sur sa légende. Et ladite légende, n'est-elle pas démesurée ? Si l'on prête foi aux critiques, tout vient de Kraftwerk et tout y retourne. N'accorde-t-on pas un peu trop à ces indéniable inventeurs ?

        Le double-disque live, Minimum Maximum, compte-rendu de la dernière tournée mondiale du groupe, apporte toutes les réponses attendues. Pour la première fois, l'expérience sonore de Kraftwerk en concert est reconstituée idéalement. Certes il manque l'aspect visuel, primordial, mais on attendra l'inévitable DVD pour cela. Non, ce qui compte ici c'est de découvrir le meilleur best-of de la carrière des allemands, des morceaux connus par coeur, pillés par tout le monde et à peu près n'importe qui, présentés ici dans des versions optimisées par des techniciens maniaques.

        Et le premier choc est de réaliser que, dans son minimalisme, cette musique a divinement bien vieilli. Dépouillée, fondée sur des rythmes simples, peuplée d'effets rares et toujours marquants, soutenue par des mélodies fréquemment inoubliables et des paroles très amusantes ("It's more fun to compute", "I'm the operator with my pocket calculator") ou évoquant une déshumanisation aussi fascinante que délicatement angoissante (l'ouverture frappante de The Man-Machine), la musique de Kraftwerk pourrait très bien avoir été conçue en 2005 et être toujours aussi révolutionnaire. Le second choc est de (re)découvrir à quel point l'univers de Kraftwerk n'est pas aussi froid qu'on le prétend. Au contraire, on ressent une grande jouissance, un immense plaisir de jouer avec les sons et les rythmes. Et les 2h30 de concert sont souvent drôles et donnent clairement envie de danser ou du moins d'afficher un sourire ravi.

        Cette joie avait finalement quelque peu été effacée par l'aspect mythique de Krafwerk. Elle resurgit sur Minimum Maximum avec d'autant plus de prestance. On retrouve alors un groupe rieur (sur les extraits de Tour de France, sur Pocket Calculator), parfois jonglant avec des rythmes "hardcore" (sur l'inquiétant Radioactivity, sur le brutal Numbers), flirtant avec la "dance" la plus décomplexée (une version de The Robots à écouter en club), et aussi rêveur sur les perles éternelles que sont Autobahn ou Neon Lights.

        En alliant simplicité électronique, immédiateté pop, richesse thématique évidente et efficacité ludique, Kraftwerk prouve que la légende n'est définitivement pas usurpée. Non seulement ils ont presque tout inventé en leur temps, mais ils ont traversé les époques sans jamais effleurer la ringardise, sans jamais rien perdre de leur actualité. Car derrière les "bip" et les "plonk" se cachaient de grandes chansons, de celles qui restent gravées dans les mémoires et les coeurs. Plus que jamais le 21e siècle musical semble se construire auprès de l'ombre bienveillante de Kraftwerk.


Sleater-Kinney - The Woods

        En 2005, encore plus qu'en 2004, il aura fallu attendre bien longtemps pour qu'un disque déclenche en moi un enthousiasme spontané et relativement sans mesure. Les premiers mois se déroulaient sur les rythmes charmants de quelques albums fort réussis, mais ne parvenant pas à déclencher la passion la plus exaltante. A part la découverte tardive du Futureheads de 2004, il manquait vraiment un coup de coeur à la nouvelle année de moins en moins neuve. C'est pour cela que la terrifiante déflagration sonore qui entame The Fox, la chanson d'ouverture de The Woods, décroche d'autant plus aisément la mâchoire de l'auditeur en manque de sensations. Un parfum d'apocalypse accompagne le flamboyant septième opus de Sleater-Kinney. Les trois diablesses du rock, à l'origine de cette lave en fusion, auront mis une décennie à atteindre la perfection, mais à présent bien au-delà du 7e ciel, on peut affirmer que l'Enfer est à elles.

        Sur The Fox, donc, le mur de guitares, terriblement puissant dès le début du morceau, donne l'impression de se relancer sans cesse, toujours plus violent, toujours plus lourd. Une rage toute primitive se dégage de cette ouverture, qui se veut (in)digne héritière du hard-rock épique de Led Zeppelin autant que de la spontanéité la plus punk. Après une telle décharge électrique, on peut déjà remarquer que la chanteuse imite très bien PJ Harvey imitant Siouxsie Sioux imitant Patti Smith. Ce qui n'est pas déplaisant, tout au contraire. Sur le second morceau, Wilderness, la violence s'apaise et la musique se fait plus bondissante, plus charmeuse, avec un refrain primesautier immédiatement accrocheur et des gimmicks par camions entiers. Sur What's Mine Is Yours, la guitare joue avec la stéréo, pour mieux se fondre dans une rythmique toujours aussi brutale qui ferait presque passer la Meg White des White Stripes pour une grand-mère arthritique. Très entraînant, le morceau se trouve coupé en son milieu par un solo de guitare totalement distordu et inattendu. La reprise du thème, martiale et conquérante, fera immédiatement penser aux Banshees. Et peu avant la fin, on revient à la légèreté rock du début. Palpitant.

        Mais le sommet de l'album nous attend au tournant, avec le magnifique Jumpers, la plus belle chanson de The Woods. Sleater-Kinney touche les étoiles avec une histoire de suicide immédiatement déchirante. Avec en prime, pile au coeur du morceau, le plus franc et décomplexé solo de guitare que l'on puisse concevoir (mais à ce niveau le meilleur est encore à venir...). Vient ensuite Modern Girl, une sautillante comptine qui se désintègre peu à peu dans l'amertume et les larsens. Entertain, c'est le single. Un bon gros rock très efficace, un peu en deçà des premiers titres de l'album, la chanson pêchant par un excès de classicisme. Néanmoins on se laisse toujours prendre au piège de la rythmique bulldozer. Tout aussi classique apparaît Rollercoaster, qui mise une nouvelle fois sur une énergie tonitruante. L'effet de surprise étant un peu éventé, on demeure sous le charme, tout en craignant une possible lassitude. Heureusement, le "down-beat" Steep Air apporte une touche lancinante bienvenue, même si un peu pesante sur la fin de l'album. Il nous faut un bon coup de fouet, c'est bien tout ce que l'on mérite.

        Et il arrive, au-delà de toutes les espérances, avec le sublime Let's Call It Love, un morceau de bravoure, quelque part entre Patti Smith et Sonic Youth. Un véritable poème épique qui prend solidement ses bases avant d'accélérer, encore et encore, pour culminer sur plus de 5 minutes de solo de guitare qui s'évade dans tous les sens sans jamais ennuyer l'auditeur. Onze minutes débordantes de passion, parmi les plus excitantes qui aient percuté nos oreilles consentantes ces dernières années. Le torrent sonore se décante doucement sur la coda de Night Light, qui laisse apparaître la fragilité du groupe, qui réinvente à chaque instant un lyrisme hard-rock aussi paradoxal qu'enivrant. Certes, l'amour que l'on porte à Sleater-Kinney est sans doute essentiellement physique, mais loin de moi l'idée de déprécier ce frisson orgasmique, ce flot épidermique, cette sensualité qui griffe et qui gifle. Non, loin de moi l'envie de refuser le sexe brutal et peut-être sans lendemain. The Woods ? Meilleure baise musicale de l'année.


Nine Inch Nails - With Teeth

        Je vous parle d'un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître. Je vous parle d'une autre décennie, d'un autre siècle. Ces fameuses années 90, si proches et déjà si lointaines. Quand, sur les cendres de Nirvana, Nine Inch Nails était le plus grand groupe du monde. Telle la bande son idéale du suicide de Kurt Cobain et de la génération dépressive qui venait prendre sa source dans ce drame fondateur, The Downward Spiral synthétisait toute la violence, toute l'absence d'espoir de cette période. Un cri adolescent d'une brutalité et d'une noirceur rarement égalées. Entre métal et électronique, Trent Reznor déroulait son labyrinthe mental, en révolutionnant tout sur son passage. L'esthétique gothique SM des clips, la froideur sensuelle de la musique allaient faire école. Peu de temps après, le protégé du maître, le petit Brian Warner (plus connu sous le nom de Marilyn Manson) se chargerait de la grande braderie. Et Reznor en profiterait pour s'enfoncer définitivement dans une autarcie artistique délirante.

        Il aura fallu cinq années pour donner une suite à The Downward Spiral. A sa sortie, le monumental The Fragile, double-album gargantuesque et complaisant, fut un événement à la hauteur de la déception. Si Nine Inch Nails n'avait rien perdu de son pouvoir de fascination, il était aussi vrai que rien ne semblait avoir changé pour Trent Reznor durant cette moitié de décennie. Bloqué en 1994, il revenait hurler les mêmes thèmes, les mêmes slogans, sur les mêmes rythmes, les mêmes sonorités. The Fragile se présentait comme une excroissance disproportionnée de son oeuvre passée, entre caricature et autisme. Même si le temps a permis d'apprécier certaines nuances de l'album, le fan demeurait dans le doute. Ce coup dans l'eau, aussi fougueux soit-il, avait fait surgir des questions qui, auparavant, n'avaient pas lieu d'être. Trent Reznor était-il capable de se renouveler ? D'évoluer ? De nous dire de nouvelles choses ? De ruer dans les brancards ?

        Six ans après The Fragile, l'impatience est moindre à l'annonce de son successeur, With Teeth. Pourtant toutes les réponses aux questions précédentes sont là. Quasiment dès le premier morceau, All The Love In The World. Non. Non. Trent Reznor n'a pas survécu aux années 90. Plus encore que Cure, le groupe clef d'une décennie n'aura pas réussi à négocier la fuite du temps. A presque quarante ans, Reznor revient nous parler de haine de soi, de haine des autres, de misanthropie adolescente qui sonne faux. Certes, la rage semble intacte, elle garde son magnétisme, voire son érotisme (Reznor est toujours l'icône SM que l'on aime). Car elle est enluminée par un son toujours aussi prodigieux. Bourré de détails, de puissance larvée, prête à vous exploser à la gueule.

        Mais comme le proclame fort bien une chanson, chez monsieur Trent, Every Day is Exactly The Same. With Teeth aurait pu être le successeur de The Donward Spiral. Si l'album était sorti, en transition, vers 1997, le prestige de Nine Inch Nails n'en aurait que peu souffert. Mais à présent, plus de dix ans après, constater que cette révolution, si épidermique, si essentielle, n'est plus qu'un gentil brasier où l'on vient raviver la flamme des souvenirs, c'est sans doute l'aspect le plus déprimant de cet album. Ce n'est quasiment que par nostalgie que l'on trouve des qualités à des chansons comme "Only" ou "Sunspots". Et pour un morceau indus-dance un peu risqué tel que l'excellent The Hand That Feeds ou pour une errance flamboyante telle que Beside You In Time (que l'on croirait presque sortie du dernier M83), il faut subir au moins une moitié d'album très laborieuse.

        Le plus attristant est sans doute que With Teeth n'est même pas vraiment une déception. Pour ma part, j'avais de grandes et légitimes attentes, mais je m'étais déjà préparé à un nouveau The Fragile. Cet album est digne de Nine Inch Nails, Trent Reznor accomplissant avec panache ce qu'il a toujours fait depuis 1989. Toujours la même chose, à peu près toujours aussi bien. Mais sans l'urgence, sans le risque, sans ce sentiment de brûler au rythme de la musique, quand chaque détonation déchirait le coeur et l'âme, quand chaque déclaration d'amour était érotisme en fusion. Des instants impossibles à faire revivre à présent. Et si With Teeth est un superbe objet, techniquement sublime, ce n'est finalement rien de plus qu'un bon disque. Et de la part de Nine Inch Nails, c'est sans doute une trahison. Et le plus dommage est que nous ne trouvons même plus l'intérêt de nous en révolter.


The Futureheads - The Futureheads

        Le parcours de l'amateur de musique est parfois traversé d'éclairs. D'éclairs sonores. De fulgurances auditives. De moments inattendus qui rappellent soudainement pourquoi on aime, on adore, on ne jure que par la pop la plus pop et que peu nous importe si c'est un genre pour ados attardés, on veut une guitare, une basse, une batterie et une voix. Et tout cela à 200 à l'heure. Dans les descentes et dans les montées. On veut les montagnes russes, on veut sentir le vent du rock nous fouetter la figure, on veut céder aux clichés. On veut s'abandonner au ravissement immédiat, aux 2 minutes et 30 secondes qui peuvent contenir la quintessence de ce plaisir si exaltant.

        Mais le temps nous aura permis d'apprendre par coeur les Évangiles des Buzzcocks, de Wire, des Ramones, de Supergrass, de Blondie, des Pixies... Bref, on connaît la pop, dans ses méandres les plus énergiques, voire les plus punks. Le tour de charme de l'efficacité irrésistible, on nous l'a fait et refait. Oh, on a craqué, plus d'une fois, presque à chaque fois, pour tout avouer. On est frivole dès qu'il s'agit de danser seul, de sauter dans tous les sens en évinçant toute retenue pour s'abandonner aux décharges électriques qui donnent des fourmis dans les pieds et des ondulations dans le bas du dos. Mais de connaître les assauts des plus talentueux orfèvres du rock rend définitivement exigeant. On ne se jette plus sur le premier rythme venu, on ne vibre pas pour les guitares grossières qui nous font leur numéro de séduction vulgaire. Il faut nous surprendre, comme au premier jour. Et il n'est rien de dire que la mission est complexe. Impossible ? Possible...

        Et comme toujours, c'est quand on s'y attend le moins que l'on se fait cueillir comme une nymphe. L'album des Futureheads avait pris ses quartiers depuis plusieurs mois dans ma longue liste des "disques à écouter à l'occasion". La liste noire, la liste maudite, celle où il ne faut vraiment pas résider trop longtemps, sous peine de se perdre dans les limbes de mon oubli avant même d'avoir eu la chance d'accoster mes humbles oreilles. Mais les Futureheads s'accrochaient. Leur nom revenait régulièrement devant mes yeux. Des louanges et encore des louanges. Et des louanges propres à éveiller mon intérêt. Ce que l'on disait de ce groupe avait tout pour me plaire. Ces gens portent bien haut le flambeau du pop-rock aussi direct que sophistiqué, celui qui réjouit immédiatement mais qui aspire aussi à la pérennité. Bref, on me promettait des mélodies foudroyantes, des chansons brèves mais riches de trucs et d'astuces, une vitalité sans faille et une attention toute particulière dédiée aux harmonies vocales. Bref, la symbiose entre Wire et les Beach Boys. Avec une telle publicité, j'aurais du me précipiter, l'orgasme imminent, sur le premier album des Futureheads. Mais non, je n'y croyais pas vraiment. Après tout, des groupes miraculeux, on nous en fabrique toutes les semaines, et les déceptions sont innombrables.

        Mais voilà. Ai-je besoin de vous parler de la musique des Futureheads ? Car tout est vrai. Oui. La grâce du rock a touché ces chansons. L'ouverture du disque se nomme "Le Garage" et cela s'emballe en moins de deux minutes. Et tout est dit. C'est l'éclair, le coup de foudre. Comme au premier jour, quand on écoutait The Blitzkrieg Bop et Trompe Le Monde pour la première fois. La parole est tenue. Les harmonies vocales sont à tomber en béatitude, The Futureheads se permettant même une chanson a cappella que n'aurait pas reniée les Zombies (Danger of the Water). L'énergie confine à la boule d'électrons sous amphétamines. L'accélération délirante de First Day reprend les choses là où le Koka Kola des Clash nous avait laissé en 1979. Et partout, sur les quinze chansons et la très courte demi-heure de l'album, une perfection mélodique étonnante. Car emballer un single pop imparable du calibre de Carnival Kids, c'est rare, mais cela arrive, certes. L'entourer de quelques perles, comme A to B ou The City Is Here For You To Use, c'est déjà une classe particulière. Mais tenir la distance, sans le moindre temps mort, en donnant de la personnalité à chaque morceau, toujours ou presque en moins de trois minutes, là, c'est un coup de maître.

        Et en fin d'album, lorsque l'on est déjà bouffé par cette passion nouvelle pour un groupe que l'on connaissait à peine il y a une heure de cela, The Futureheads ose le sacrilège. Reprendre Kate Bush. Reprendre la chanson Hounds of Love. En la transformant en hymne punk avec une intelligence et une justesse émouvantes. Le groupe a compris ce qui faisait la force de l'original (la passion contenue dans la voix) et s'abandonne totalement à un déluge de choeurs, construisant le remake autour des organes vocaux plutôt que sur le pourtant magistral accompagnement. A présent plus moyen de revenir en arrière, on se dit qu'il va falloir passer le disque en boucle. Et rédiger une énième chronique dithyrambique. Se faire traiter de futile et d'inconstant. Parce que l'on est encore amoureux. Que l'on s'est encore fait avoir au grand jeu du rock et du hasard. Mais on s'en moque bien, le sourire est béat, le bonheur est là.


Eels -  Blinking Lights and Other Revelations

        Il y a quelques années de cela, Eels (et son chanteur/compositeur/démiurge E) fut le groupe fétiche de The Web's Worst Page. En particulier au moment de la sortie de Daisies of the Galaxy, ce chef-d'oeuvre céleste qui succédait à l'insoutenable Electro-Shock Blues, qui demeure, 7 ans plus tard, l'un des disques les plus tristes de l'histoire du rock. En l'an 2000, tout ce qui portait le nom de Eels était synonyme d'extase et de diamants. Mais après la sortie du brutal et sensuel (et très sous-estimé) Souljacker, le groupe de monsieur E s'est peu à peu laissé aller. Jusqu'à sortir un très routinier et peu intéressant Shootenanny passé quasiment inaperçu. De Eels, il ne nous restait que des souvenirs. Des souvenirs de mélodies enfantines accompagnant une mélancolie déchirante.

        Le grand retour du groupe se fait sous la forme d'un très ambitieux double-album, une fresque dédié à la vie moderne sous tous ses aspects. En insistant sur la solitude et l'ironie issues de l'incommunicabilité des êtres. Les thèmes sont les mêmes. La fragilité de la vie, marcher au bord du gouffre de la folie, se sentir étranger au monde, offrir un regard aussi acerbe et innocent sur le quotidien. Fractionner la routine en comptines. Murmurer les vérités qui font mal sur des cliquetis de boîte à musique. Transformer la déprime en un opéra minimal. Les chansons de Blinking Lights font en moyenne 2 minutes 30. Les pauses instrumentales gracieuses sont nombreuses. On aura rarement croisé un concept-album aussi discret, aussi humble. Mr. E ne veut pas faire de bruit et nous conquérir avec la délicatesse.

        Dès le premier disque le compositeur revient aux ballades chancelantes et délicates de Daisies of the Galaxy. Entre folk et pop, sur des rythmiques rêveuses ou sautillantes, enluminées par les samples inimitables et la voix fêlée de E, les chansons déroulent leur désenchantement chronique. Parfois le rock s'invite encore, sous ses oripeaux les plus délirants. A grand renfort d'orgue électrique sur un Mother Mary, dans son évidence primitive sur A Magic World (véritable carte de visite du style Eels), dans le ludisme aussi scintillant qu'inquiétant de Trouble With Dreams, dans des échos de grands espaces fantasmés pour mieux décrire les westerns du trottoir en bas de la rue (The Other Shoe), et même sous la forme d'un hymne irrésistible à reprendre en choeur en une clameur paranoïaque (Going Fetal).

        Mais comme je le disais, ce sont les ballades et les instrumentaux qui touchent le plus profondément l'auditeur. A l'image des deux petites minutes d'élégance poétique de Marie Floating Over The Backyard, qui dans leur simplicité sont plus évocatrices que toutes les interminables errances du rock progressif. Un peu plus tard sur ce même disque, c'est un Theme For a Pretty Girl That Makes You Believe That God Exists qui vient nous transcender. Non, la forme n'est pas révolutionnaire. C'est Eels, juste Eels, identique à ce que nous avons toujours connu du groupe. Mais le style atteint ici une telle perfection, une telle force émotionnelle, que l'on se laisse conquérir, transporter. Blinking Lights tient tout autant de l'expérience musicale que cinématographique.

        Sur le deuxième disque, l'atmosphère ne change pas d'une once. Les murmures affectés s'enchaînent aux diamants pop-rock. Toujours sous le même schéma. Ni la technique, ni les histoires n'ont évolué depuis le tout premier album solo de E. Et pourtant on est ravi. Parce que c'est Eels. Et que l'on ressent une sincérité unique, une mélancolie si attachante que l'on se sent chez soi dans Blinking Lights. Même quand E nous refait un énième remake de la Bamba sur Losing Streak, on ne lui en veut pas, au contraire, on est si enchanté de le retrouver qu'on est prêt à clamer que ce nouvel album est un très grand disque. Ce qui n'est peut-être pas le cas... Tout à la joie de nos retrouvailles, on se laisse aller à l'indulgence totalement coupable. Mais vous n'irez sans doute pas me reprocher d'écouter Blinking Lights and Others Revelations, comme on passe une soirée inoubliable auprès d'un ami que l'on avait depuis longtemps perdu de vue. Et quand monte la conclusion aussi évidente que bouleversante de Things The Grandchildren Should Know, on ne sait comment exprimer la joie d'avoir retrouvé Mr. E.


Bloc Party - Silent Alarm

        Dès les premières mesures de Like Eating Glass, l'amateur de musique se dit : "Oh diantre! Encore un groupe qui a dépoussiéré les vieux vinyles familiaux de The Cure et de Gang of Four!". Quand la voix du chanteur surgit, cela ne fait plus aucun doute, voici encore un imitateur talentueux de Robert Smith. Bref, on tremble quelque peu, car Silent Alarm s'annonce déjà comme un "The Rapture 2, la revanche". The Rapture, rappelons-le pour ceux qui les auraient déjà oubliés (ce qui semble bien normal) fut, le temps d'une saison, le groupe de rock ultra tendance, qui mariait invitation à la danse et new wave dans une tambouille relativement indigeste. Dans la même veine, les désopilants Franz Ferdinand se sont offerts un carton quasi planétaire l'année dernière. Toutes ces précisions pour vous exposer les craintes légitimes qui m'ont assailli lors des premières minutes de l'album de Bloc Party.

        On nous vend Bloc Party comme la dernière sensation du rock anglais le plus décomplexé, qui aime à se laisser porter par l'air du temps. Mais qu'importe l'air, il faut avoir les chansons. Et c'est justement à ce niveau que Bloc Party va transcender nos attentes et nos appréhensions. Car une fois passé la forme très classique, l'ouverture sur Like Eating Glass se révèle très accrocheuse. Et on a rapidement envie de bondir un peu partout dans la pièce, en un pogo solitaire des plus spontanés. Si la suite, Helicopter, est moins efficace, peinant à trouver les accents sensuels et rageurs des toujours indépassés Les Savy Fav, c'est le vicieux et admirable Positive Tension (sans doute en hommage au New Kind of Tension des Buzzcocks) qui nous conquiert sans coup férir. Et la rythmique joyeuse et irrésistible de Banquet parachève le hold-up. On se lève. On pousse les meubles (enfin, le fauteuil). M'accorderez-vous cette danse ?

        Les circonvolutions de Bloc Party travaillent au corps. Et peu importe que l'originalité ne soit pas au rendez-vous, chaque nouvelle chanson nous séduit davantage. Certes, toujours avec la même recette. La voix si familière, le rythme qui invite au déhanchement, les guitares qui miaulent et quelques petits effets sonores intrigants. Avec tout cela, et juste cela, on fait un album. Un excellent album. Et au détour d'une chanson comme This Modern Love on peut même trouver cela beau, voire touchant. Mais n'exagérons rien, Bloc Party emballe une musique festive avant tout. Sur Price of Gas on est là pour se dégourdir les oreilles et les pieds, pas pour s'ébaudir devant la sophistication des ambiances. Mais avec So Here We Are, Bloc Party s'offre une jolie perle toute en délicatesse qui donne un peu plus d'éclat à Silent Alarm. Oui, certes, bien sûr, on a déjà entendu cela, et le jeu de guitare rappelle évidemment celui de The Edge de U2, mais on laisse couler et on est enchanté.

        La dernière chanson de Silent Alarm porte pour le moins fort bien son nom : Compliments. Même si le morceau, lancinant et très prévisible, n'est pas à la hauteur des meilleurs instants de l'album, il nous permet de quitter Bloc Party avec un immense sourire. Oui, ce groupe ne sera peut-être là que le temps d'une saison, le temps de quelques tours de danse et de quelques soirées inoubliables, et c'est ce que l'on pouvait souhaiter de plus plaisant.


Antony and the Johnsons - I Am a Bird Now

        La voix monte lentement. Douce et fragile. Une voix créée pour chanter le blues le plus angélique ou les complaintes les plus déchirantes. Une voix hors du monde, dont chaque modulation donne le frisson. Sur Hope There's Someone, l'ouverture de I Am a Bird Now, la voix d'Antony, chanteur gay et androgyne, atteint des sommets émotionnels rarement explorés. Quelques notes de piano en accompagnement, et toute la souffrance d'un être qui prie pour ne pas être seul nous saisit. Sur le final, le tremblement inquiet du clavier, accompagné par les choeurs fantomatiques, nous émerveillent autant qu'ils nous mettent mal à l'aise. On pense au sublime I See a Darkness, le chef-d'oeuvre de Bonnie 'Prince' Billy.

        I Am a Bird Now est un album épidermique. Et même les chansons les plus joyeuses débordent d'une émotion évidente. Le son est simple, direct, un peu rustique, tel qu'il a déjà pu nous envoûter chez Tom Waits ou chez Neil Young. On oublie presque les innombrables barrières qui nous séparent de l'interprète et de ses musiciens. Ils sont là, dans la même pièce que nous. A nous murmurer des hymnes à l'amour, des hymnes à l'amitié, des hymnes à la famille, à la vie toute entière. A l'image de l'une des plus belles chansons que l'on puisse imaginer : You are my sister, un duo avec... Boy George ! Et la quasi conclusion instrumentale de Free At Last révèle l'âme de ce court album. Une libération par la musique.


The Fiery Furnaces - Ep

        Le meilleur groupe du monde (mais si, mais si) compile ses singles (à peine deux) et offre une chanson flambant neuve en bonus (l'épique Sullivan's Social Club). Au vu de la rareté desdits singles, on ne peut que saluer l'initiative, en sautant dans tous les sens et en hurlant son bonheur à la face du monde enneigé. On retrouve donc, dans l'ordre, les Ep "Single Again" (période Blueberry Boat, mais chanson absente de l'album) et "Tropical Iceland". En tout, 9 morceaux (10 en comptant le copieux cadeau) et 41 minutes de bonheur. Les chansons de cette anthologie adoptent presque toutes un format "pop", bien loin des fresques de Blueberry Boat. Mais le son des Fiery Furnaces est reconnaissable dès les premiers instants. Ce mélange entre électronique délirant, rock énergique et légèreté en demi-teinte est inimitable.

        La chanson Single Again navigue au bord du chaos entre un thème sérieux (une femme battue) et une musique extrêmement ludique. L'ambiguïté est surprenante. Mais c'est la première face B, le bonheur incarné Here Comes The Summer qui vient nous rappeler pourquoi nous aimons The Fiery Furnaces avec une passion si déraisonnable. C'est gai, délicieux, aussitôt inoubliable, c'est un vaste refrain de trois minutes et trente secondes. On y parle de l'attente de l'été, de l'attente de quelque chose d'extraordinaire, avec des images évocatrices et une fraîcheur affriolante. Here Comes The Summer rend heureux, tout simplement. A n'importe quel moment du jour ou de la nuit. En plein hiver ou en plein été. Et l'enchaînement avec la ballade idéale qu'est Evergreen fait battre le coeur encore plus vite. Trop de plaisir évident qui surgit pour nous transporter.

        Après viendront l'élégant Sing For Me, la version ultra bondissante et diaboliquement sucrée de Tropical-Iceland, un Duffer St. George foutraque, l'impressionnant Smelling Cigarettes dans la veine des histoires bizarres de Blueberry Boat, le brinquebalant Cousin Chris toujours au bord de s'effondrer dans le ravin, le virevoltant et vindicatif Sweet Spots et la conclusion de Sullivan's Social Club qui nous offre les Fiery Furnaces au sommet de leur créativité débridée, entre l'immédiateté de la pop, la puissance du rock et la répétitivité hypnotique de l'électronique. Cette collection de chansons nous rappelle à quel point les expérimentations et les ruptures de tons du groupe demeurent toujours accessibles et instantanément appréciables. Cette musique ne cesse de divertir, de surprendre, d'amuser, d'intriguer et révèle un plaisir permanent de jouer et de créer. Vous pouvez ne pas aimer les Fiery Furnaces, mais il est certain que les Fiery Furnaces, eux, nous adorent.


Juliette - Mutatis Mutandis

        Qui a dit que la chanson française se portait mal ? Certes, abreuvé de Star Ac' et de vieilles peaux cent fois sur le retour, on pourrait croire qu'il ne se passe plus grand chose d'intéressant dans le monde de la variété hexagonale. Mais il suffit de poser son oreille sur la chanson d'ouverture du nouvel album de Juliette, le Sort de Circé, pour ravaler bien vite ses préjugés. Reptiliennes et menaçantes, la voix et la musique se mettent au service du texte ciselé. Séduisante et maléfique, la chanson se donne les atours du sortilège pour mieux fasciner, avant de lentement s'épanouir en une litanie presque effrayante et d'une grande puissance évocatrice. Cette entrée en matière donne le ton d'un album ambitieux, flirtant avec de nombreux styles musicaux, de la bossanova au cabaret en passant par la chanson réaliste. Un album qui navigue entre humour et noirceur, et qui n'hésite pas à créer des ambiances oppressantes comme sur l'étouffant Il S'Est Passé Quelque Chose ou sur le conte final de Fantaisie Héroïque.

        Bien sûr, la personnalité de Juliette, la virtuosité de ses textes et de son chant, et une malice omniprésente, désamorcent souvent les aspects les plus sombres des thèmes abordés. Et certaines chansons brillent par leur génie comique, comme l'irrésistible Congrès des Chérubins ou Mémère Dans les Orties, concours d'insultes pittoresques en duo avec François Morel. Mais il est agréable de voir Juliette céder à l'émotion la plus évidente, comme sur la splendide description des Garçons de Mon Quartier ou sur La Lettre Oubliée. La grande force de la chanteuse est de parvenir à créer des personnages ou des décors inoubliables en quelques minutes (Maudite Clochette ou L'Ivresse d'Abhu-Nawas). Et le mélange entre le ludisme du texte et la soudaine explosion de violence de Maudite Clochette, en font la chanson la plus emblématique de Mutatis Mutandis. Autour d'un thème des plus classiques, Juliette parvient à en donner une interprétation quasi définitive, débordante, inquiétante et délicieuse. Au final, un album doux-amer, mélancolique et divertissant, follement attachant.


Mercury Rev - The Secret Migration

        Cela devait finir par arriver. A force de flirter avec le rock progressif, il fallait bien que l'un des groupes emblématiques du "post-rock" se prennent les pieds dans le new-age et s'offre un album entièrement mou du genou, ode niaise aux petits oiseaux et aux arbres tout verts. Ne jetons pas totalement la pierre à Mercury Rev, au sein de The Secret Migration il y a de beaux restes. Des vestiges d'un songwriting d'une qualité rare et quelques moments de grâce qui rappellent que le groupe a un jour composé Chasing a Bee ou Tonite It Shows. Mais malheureusement The Secret Migration tombe souvent dans une certaine platitude, de la musique, des textes, des ambiances. Et il révèle une stagnation désolante, en somnolant sur Deserter's Songs et surtout sur All Is Dream, déjà bien soporifique.

        Mais avouons-le, si The Secret Migration reçoit actuellement une telle volée de bois vert de la part de la critique c'est essentiellement parce que l'on attendait beaucoup, trop, bien sûr, de Mercury Rev. Si on écoute l'album avec suffisamment d'ouverture d'esprit, on y trouve une agréable collection de chansons, pour la plupart charmantes à défaut d'être transcendantes. Et il est finalement dommage de bouder le plaisir immédiat. The Secret Migration est donc une plaisante déception, et peut-être même un petit classique qui ne demande qu'à trouver sa place dans notre discothèque des soirées indolentes.


M83 - Before The Dawn Heals Us

        Le duo de M83 est à présent le projet solitaire de Anthony Gonzalez, dont la séparation avec son ancien collaborateur, Nicolas Fromageau, est un certain bouleversement pour la musique du "groupe". Plus sombre, plus dur, mais aussi plus lyrique, et même carrément grandiloquent, le nouvel album de M83 poursuit les envolées de Dead Cities. Ce qui frappe, dès le morceau d'ouverture, Moonchild, c'est le son, monstrueux, écrasant. Je comparais le précédent disque de M83 à du Vangelis ou à du Jean-Michel Jarre, à présent on est plus proche de My Bloody Valentine ou de Slowdive. Un empilement de pistes, de rythmiques, le tout avec le potentiomètre dans le rouge. Un véritable mur du son, il faut bien le reconnaître parfois assez fatigant au fil de ce long album. De surcroît, Before The Dawn Heals Us est une oeuvre très ambitieuse, en forme de concept-album, mélangeant les ambiances et les émotions, les longues errances, les interludes étranges et les singles nerveux. Ces possibles singles, à l'image des formidables Don't Save Us From The Flames, Teen Angst ou A Guitar and a Heart (et son final apocalyptique), sont immédiatement inoubliables grâce à leur efficacité qui n'est pas sans rappeler certaines tonalités du rock épique des années 80.

        Mais ce qui caractérise finalement le plus M83, c'est ce velours de synthétiseurs, parfois étrangement touchant, comme sur le superbe Farewell, Goodbye. Et quand Gonzalez ose jouer de sa voix, ses intonations à la Jason Lytle de Grandaddy sont d'autant plus charmantes. L'album, dans ses élans stellaires, cède parfois à une certaine brutalité comme  sur un Fields Shorelines and Hunters, plus proche d'un titre perdu de Ministry que de Kevin Shields. Mais c'est pour mieux rebondir sur un court "*" qui évoque davantage le fantôme de My Bloody Valentine que celui de Vangelis. Et sur un I Can't Stop, on se croirait chez Eurythmics... Mais on comprend rapidement que Before The Dawn Heals Us est un disque d'ambiance, d'atmosphère, qui ne fonctionne que comme un ensemble, difficile à fractionner, à part pour une poignée de morceaux.

        Le sommet serait peut-être les 4 minutes de Car Chase Terror, un mélange entre narration intense par l'actrice Kate Moran , bruitages agressifs et accompagnement musical aussi énergique qu'angoissant. Le résultat est surprenant et quasi inédit, renforçant l'aspect cinématographique de l'oeuvre. On pourra trouver Before The Dawn Heals Us prétentieux, car souvent complaisant, comme sur les 10 minutes finales de Lower Your Eyelids to Die with the Sun (rien que le titre...). On pourra juger certaines sonorités datées, surtout si on n'a jamais été très fan de Tangerine Dream... Comme c'est un album qui doit s'écouter très fort, il y a aussi de forts risques de migraine. Mais malgré ces craintes des plus légitimes, il serait dommage de passer à côté d'une musique si passionnée et exaltante. On entrera ou pas dans cet univers complexe, parfois étouffant, souvent lumineux, bande son idéale pour conduire au coeur d'une vaste cité endormie.

 

 
 
 
 
 
 
 
 
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