Le Pirate

de Vincente Minnelli

Pour une collaboration forcément spectaculaire entre Vincente Minnelli, Gene Kelly et Judy Garland, le Pirate offre en grande partie ce que l’on est en droit d’espérer. Chansons (de Cole Porter), danses, romance, humour, énergie et technicolor flamboyant sont généreusement présents.

Cependant, le film déçoit un peu à certains niveaux. L’histoire est trop légère, bien loin d’atteindre le niveau d’un Singin’ in the rain ou d’un Tous en scène, elle sert juste de lien entre les numéros musicaux ou burlesques. De surcroît, de pirates il n’y a pas ou si peu, à part pour une scène fantasmée et sublime (le sommet de l’œuvre). Pas d’océan, de trésor ou de grande aventure, mais plutôt de la virtuosité en studio, magnifiée par des décors, des costumes et des accessoires comme toujours parfaits. Les passages dansés et chantés sont par ailleurs un peu inégaux, commençant très haut avec Niña, Niña pour s’achever un peu facilement sur un Be a clown préfigurant le Make them laugh de Chantons sous la pluie.

La liste des petites faiblesses de The Pirate ne doit cependant pas faire reculer les amateurs de comédies musicales hollywoodiennes, il s’agit là encore d’une œuvre jouissive et inventive. De plus, bien sûr, le plaisir de voir Judy Garland et Gene Kelly dans des rôles taillés à leur mesure (et en particulier lors d’une scène de dispute destructrice anthologique) demeure incontestable.


Comme un Torrent

de Vincente Minnelli

Les bases de Comme un torrent peuvent donner l'impression d'une œoeuvre de commande pour Vincente Minnelli. En effet, adapter un roman de James Jones en mettant en vedette Frank Sinatra, c'est tenter de renouveler le succès critique et public de Tant qu'il y aura des hommes, en y ajoutant de surcroît l'autre membre flamboyant du « Rat Pack », Dean Martin. Mais ce qui aurait pu être un simple véhicule pour le duo, qui semble prendre beaucoup de plaisir à interpréter leurs propres rôles de joueurs et d'alcooliques, acquiert une toute autre dimension sous l'égide du metteur en scène de The Band wagon. Minnelli impose son sens très particulier de l'espace, filmant quasi intégralement en plans larges ou en plans américains, exploitant la largeur des cadres pour au final mieux enfermer ses protagonistes « bigger than life » dans les murs et les codes d'une petite ville étouffante.

L'écrivain campé par Sinatra peut ainsi se débattre, parler aux lapins, tenter d'apporter vie et morale à un univers sclérosé, tout cela est bien vain. A ses côtés, le joueur Dean Martin verse dans l'attitude cool, dans un numéro déjà bien rodé qu'il reprendra l'année suivante à la perfection dans Rio Bravo. Mais le véritable cœoeur et la grande révélation de Comme un torrent, c'est la toute jeune Shirley MacLaine, qui « invente » ici le personnage qu'elle retrouvera souvent par la suite : celui de la prostituée délurée mais attachante. Si son jeu est peut-être un peu outré, l'écriture remarquable la rend inoubliable, jusqu'à une conclusion particulièrement émouvante.

Comme un torrent propose un déroulement certes classique qui entre dans une longue tradition de drames psychologiques hollywoodiens, taillés pour leurs stars et pour les Oscars. Cependant la question sous-jacente qui parcourt le film est la suivante : pour écrire de bons romans, doit-on essayer d'être un personnage de fiction soi-même ? Le sens du rythme de Minnelli offre une dimension passionnante et permet de redécouvrir l'œoeuvre, au-delà de sa brochette d'acteurs au meilleur de leur forme.


The Lady Eve

de Preston Sturges

Mise en scène en 1941, The Lady Eve est une comédie romantique d’une grande modernité dans laquelle Preston Sturges n’hésite pas à pousser très loin les implications des quiproquos. Nommé aux Oscar, le scénario Monckton Hoffe fait se croiser un explorateur lunaire mais riche héritier, avec une aventurière manipulatrice et revancharde mais au cœur tendre. Si Henri Fonda est inattendu en jeune premier aussi sérieux que maladroit, Barbara Stanwyck est géniale en femme fatale, perfide et virtuose des faux-semblants. La première partie du film, sur un bateau, demeure dans les cadres de la comédie hollywoodienne de l’époque, avec ce qu’il faut de sous-entendus un peu grivois, mais c’est la seconde moitié du métrage, avec la vengeance de la femme déçue qui surprend le plus. La conclusion du métrage, attendue et pourtant audacieuse, s’avère particulièrement réjouissante.


Les Voyages de Sullivan

de Preston Sturges

Souvent considéré, à très juste raison, comme le chef-d’œuvre de Preston Sturges, Les Voyages de Sullivan est une remarquable comédie aux accents dramatiques et sociaux qui en remontre sans problème aux meilleurs sorties du cinéma américain contemporain. En à peine 1h30 et sur un rythme effréné, Sturges part du burlesque le plus usité (une course-poursuite entre une voiture délirante et un bus) pour doucement faire basculer son œuvre vers une étude pertinente des inégalités sociales de l’époque. La majeure partie du film se construit en aller-retour entre le luxe d’Hollywood et quelques scénettes de la misère du peuple encore marqué par la crise économique. Mais c’est la dernière demi-heure, où le héros est véritablement plongé dans la réalité carcérale et la détresse des pauvres qui étonne et convainc totalement. La virtuosité des dialogues fait place à des images dont la force révèle les grands talents de réalisateur de Preston Sturges. Si on ajoute à cela la prestation parfaite de Joel McCrea (l’acteur fétiche de Sturges) et la beauté éblouissante d’une Veronica Lake, on obtient un indispensable classique de la comédie américaine.


The Palm Beach Story

de Preston Sturges

Savoureuse comédie de « remariage », The Palm Beach Story ne bénéficie pas du même prestige que les deux films précités, mais demeure un plaisant badinage porté par un fantastique quatuor d’acteurs. Un peu long à se mettre en place, l’œuvre s’égare légèrement dans une scène de train au burlesque amusant mais un peu superflu (la troupe de chasseurs étant un ressort comique facile). La plage de Palm Beach n’apparaît qu’aux deux tiers du film, en même temps que Mary Astor, dans un second rôle irrésistible. Le happy end totalement surréaliste renforce l’impression d’assister à un divertissement mineur mais plein de classe.


Scaramouche

de George Sidney

Amorcé par son extraordinaire version des Trois mousquetaires avec Gene Kelly, George Sidney parachève le renouveau du cinéma de cape et d'épée avec ce flamboyant Scaramouche. Si le Robin des Bois de Michael Curtiz demeure intouchable, la volonté de Sidney de mêler le genre avec les codes de la comédie musicale offre à l'œoeuvre une verve sans pareille. Technicolor clinquant, répliques aussi tranchantes que les épées, triangle amoureux attachant, personnages sympathiques et enjeux palpitants, les ingrédients sont évidemment exquis. Il faut ajouter le charme kitsch de cette « Normandie » au soleil de la Californie, les débordements un peu naïf des grandes heures d'Hollywood et une générosité présente dans tous les plans.

Si de prime abord Stewart Granger semble manquer un peu de charisme, surtout en comparaison avec ses prédécesseurs, il impose sa silhouette massive qui sied finalement fort bien à ce héros mi-chevalier, mi-bouffon. Son instruction d'épéiste gagne ainsi en crédibilité, ponctuée par ses duels avec le merveilleusement détestable marquis de Maynes. Ces confrontations, en crescendo spectaculaire, sont les clous de Scaramouche et leur chorégraphie demeure mémorable. Seule la conclusion de l'oeœuvre pourra un peu décevoir par son aspect expéditif, mais aussi marquer par ses tonalités mélancoliques inattendues.

Le film sait se montrer sérieux, même si la vision de la France prérévolutionnaire relue par Hollywood prêtera à sourire. Mais nous sommes avant tout dans le domaine de la fantaisie, les gags abondent et les bons mots fusent de toute part. Scaramouche n'a donc rien perdu de sa fraîcheur et de son sens du rythme, les aspects les plus surannés s'appréciant à présent avec une certaine tendresse. C'est un grand classique bondissant, tout public et superbement écrit, un fleuron de ce fameux « Âge d'or » du cinéma américain que l'on ne peut que vivement encourager à savourer.


Boudu Sauvé des Eaux

de Jean Renoir

Boudu sauvé des eaux demeure, 75 ans après sa sortie, l'archétype de la comédie sociale à la française, variation truculente du vagabond chaplinesque, oubliant la tendresse au profit d'une bienheureuse méchanceté. Le Boudu de Renoir est un ogre surréaliste, incarné par un Michel Simon déchaîné qui transforme le personnage en un clown de cirque, un éternel ivrogne, un être totalement marginal, non seulement des convenances, mais aussi de la physique la plus élémentaire. Boudu grogne plus qu'il ne parle, qu'il soit sobre ou imbibé, Boudu se roule par terre, grimpe aux rideaux, plane au-dessus du monde dans un « trip » éternel. Face à lui, les acteurs de théâtre ont beau gesticuler comme sur scène, ils n'existent plus, ils subissent. Le souffle libertaire secoue l'univers des tout petits bourgeois, avant de repartir, folâtre et campagnard. Renoir en profite, il s'évade avec son flamboyant anti-héros, il épanche ses désirs plastiques en de savants plans séquences qui semblent respirer après les cadrages trop sages des intérieurs étroits. Le clochard, le satyre, retourne à la nature, abandonne les illusions des villes, rat des champs qui ne connaît ni la politesse, ni la reconnaissance, même du ventre.

Affreux, sale et méchant, Michel Simon tangue, s'effondre, gambade, tripote, insulte et crache dans Balzac. Autour de lui, Paris est trop étroit, la Seine trop paisible. Le Moïse païen, dernier vestige de la cour des miracles, est tout autant un anarchiste obsolète qu'intemporel. Boudu n'a pas de discours à défendre, de message à faire passer, il n'existe que pour le plaisir, la joie du désordre, immature, situationniste avant l'heure. Le film de Jean Renoir offre ainsi un portrait de « clochard céleste » qui ne trouve d'équivalent que chez le Bunuel de Viridiana et dont le cynisme sans concession demeure quasi unique dans l'histoire du cinéma.


Les Disparus de Saint-Agil

de Christian-Jaque

Longtemps considéré comme le meilleur film pour enfants du cinéma français, Les Disparus de St-Agil pourra, a priori, laisser circonspect les jeunes générations élevées aux blockbusters d'Hollywood. Certes, le rythme lent de l'intrigue, le jeu agréablement théâtral des acteurs et cette ambiance de pensionnat des années 1930, démontrent immédiatement le grand âge du film. Mais si l'on balaie prestement la fine couche de poussière, ces Goonies de l'entre deux guerres révèlent des qualités que le temps n'a pas altérées.

La plus évidente d'entre elles demeure sans doute la mise en scène de Christian-Jaque, riche en idées qui renforcent l'atmosphère mystérieuse de la pension, et doublée d'une photographie contrastée de Marcel Lucien. Les zones d'ombres font parfois flirter le film avec le Fantastique, comme le souligne la fluidité de certains mouvements de caméra qui donnent une dynamique appréciable à l'action. Si les mystères du scénario peuvent paraître bien innocents au final, l'ambiance s'avère suffisamment inquiétante pour conserver son charme. Bien sûr, on retiendra aussi de ces Disparus les prestations de quelques figures mythiques du 7e art, en particulier Michel Simon, une nouvelle fois grandiose en alcoolique truculent, et Eric Von Stroheim, professeur fascinant et effrayant (« Je fais peur… moi ?... »). L'humour est très présent, principalement grâce à des répliques n'ayant rien perdu de leur verve. Les Disparus de St-Agil, au-delà de son aspect historique, possède encore suffisamment d'arguments pour captiver les enfants et amuser les plus grands.


Les Orgueilleux

de Yves Allégret

Variation autour du roman Typhus de Jean-Paul Sartre, les Orgueilleux est peut-être l'œoeuvre la plus réussie d'Yves Allégret, qui désirait s'imposer sur la scène internationale avec ce film en grande partie tourné au Mexique. Si l'histoire est somme toute très classique (une femme endeuillée finit par succomber à l'homme qui a tenté de sauver son mari) et les personnages un peu grossiers (le médecin alcoolique qui n'attend plus rien de la vie, l'époux trop indigent, la femme distante mais tentée), c'est le contexte qui donne toute sa force aux Orgueilleux. Le cadre d'un village mexicain, pauvre et ravagé par une épidémie de méningite, est déjà suffisamment puissant en lui-même (et voisin des oeœuvres d'exil de Luis Buñuel), mais c'est la description méticuleuse des corps en souffrance (essentiellement à cause de la chaleur) qui apporte une touche glauque, poisseuse et parfois érotique à l'ensemble de l'œoeuvre. En ce sens, la très longue scène où Michèle Morgan, en sous-vêtements, cherche par tous les moyens possibles à se rafraîchir, demeure toujours aussi étonnante d'impudeur et de crudité.

C'est bien sûr le personnage interprété par Gérard Philippe qui vole tout le film par sa performance tétanisante dans le rôle du médecin ravagé par l'alcool et la misère (matérielle et surtout sentimentale). Autour de lui, tout paraît finalement trop policé et même bien fade, en particulier Michèle Morgan. Le réalisateur filme très amoureusement le physique de l'actrice, mais ne parvient pas à la diriger au-delà de sa présence charnelle. Seul Gérard Philippe réussit à transcender le stéréotype qu'on lui propose d'incarner. De toute façon, les Orgueilleux est avant tout une œoeuvre d'ambiance, souvent étouffante avec sa canicule palpable, ses décors sales et sa musique omniprésente et paradoxalement festive. Si sa conclusion s'avère décevante, les Orgueilleux demeure une œoeuvre à part dans l'histoire du cinéma français, à la fois fascinante et déplaisante.


Uniformes et Jupon Court

de Billy Wilder

Premier film de Billy Wilder en tant que metteur en scène, Uniformes et jupon court s'avère néanmoins extrêmement représentatif du talent du monsieur pour la comédie provocante et formidablement rythmée. Même si Ginger Rogers ne fait pas illusion une seule seconde en tant que jeune femme déguisée en gamine de 12 ans, les innombrables sous-entendus hautement triviaux font toujours mouches, 50 ans plus tard. Rogers est idéale dans le rôle, pouvant passer d'une innocence mutine à une maturité de femme fatale au sein de la même scène, en préservant à chaque fois le potentiel comique de la situation. Autour d'elle, les seconds rôles sont un peu des faire-valoir, mais leur présence est parfois enthousiasmante (les cadets à peine pubères et obsédés sont particulièrement savoureux). Ray Milland, perpétuellement naïf et gentiment gâteux, entre parfaitement dans le vaste panthéon des messieurs menés par le bout du nez par les demoiselles malignes, si chers au coeœur de Wilder. Outre cette interprétation de grande classe, la force du film réside évidemment dans son écriture, mélange de quiproquos osés et de répliques ciselées. Le texte, mi-boulevard, mi-burlesque, est un enchaînement quasi permanent de perles et de réparties hilarantes. Jamais ennuyeux, d'une modernité toujours surprenante, drôle d'un bout à l'autre et ce, jusqu'à une conclusion prévisible mais adorable, The Major and the minor peut être raisonnablement considéré comme le premier classique de Billy Wilder.


Les Cinq Secrets du Désert

de Billy Wilder

Réalisé en pleine seconde Guerre Mondiale, les Cinq secrets du désert est avant tout une oeœuvre de propagande et c'est aussi un huis-clos psychologique avant même d'être un film militaire. Il y a bien un tank en ouverture du métrage et une poignée de scènes de bataille dans sa conclusion, mais l'essentiel de l'histoire se déroule entre les murs d'un hôtel perdu au milieu du désert, où, merveilleux hasards du cinéma, vont se croiser un officier britannique, le maréchal Rommel et une femme de ménage française. C'est autour de ces trois principaux personnages que les drames vont se nouer, dans un suspens des plus classiques mais largement sauvé de la routine par la prestance de l'écriture et de la mise en image de Billy Wilder (la photographie de John Seitz fut justement nommée aux Oscars). Mais les dialogues, aussi brillants soient-ils, ne seraient pas grand-chose sans l'interprétation plaisante de Franchot Tone, l'accent français relativement crédible d'une toute jeune Anne Baxter et surtout le magnétisme menaçant d'Erich von Stroheim, idéal dans le rôle de Rommel. On admettra que les Cinq secrets du désert est un film de commande et que nous sommes ici assez loin de ce que Wilder a fait de plus personnel. Néanmoins le scénariste et metteur en scène insuffle son sens du rythme et un peu de sa verve, et parvient à captiver le spectateur avec une poignée de clichés et quelques bouts de décor. Voilà un petit tour de force, assez fascinant à redécouvrir au sein de la filmographie, souvent plus légère, du réalisateur.


Naissance d'une Nation

de D.W. Griffith

Au même titre que les Dieux du stade, Naissance d'une nation est l'une des oeœuvres les plus polémiques de l'histoire du cinéma. Mais le film de Griffith se révèle au final encore plus discutable que celui de Leni Riefenstahl, qui faisait avant tout un travail documentaire (en exaltant, certes, au passage des « surhommes » aryens). D.W. Griffith, sous prétexte de reconstitution historique fastueuse, verse dans la fiction et choisit très clairement son camp. Oui, Naissance d'une nation décrit un Sud des Etats-Unis de manière angélique, avec les gentils blancs si admirables de faire preuve d'autant de patience envers ces « nègres » ingrats et stupides. Oui, la démarche d'unification de Lincoln avait de bonnes intentions, mais elle a détruit cet univers idyllique de propriétés luxueuses et d'esclavage bon enfant. Oui, heureusement que les colons prudents se sont réunis sous la bannière du Ku Klux Klan pour sauver les jeunes demoiselles en détresse, menacées des pires exactions par des noirs interprétés pour leur majorité par des acteurs blancs grimés.

Dans ses élans racistes et réactionnaires, nombreux et outranciers, Naissance d'une nation s'avère totalement indéfendable. Certes, c'est une vieille querelle de cinéphile, car l'œoeuvre est tout aussi sublime dans sa forme qu'elle est révoltante dans son propos. Le paradoxe revient donc à souligner, encore et toujours, à quel point le film est l'un des plus essentiels de l'histoire du cinéma, au moins pour sa technique révolutionnaire et quelques séquences incroyables (la reconstitution de la bataille de Gettysburg, d'un réalisme unique, est un tour de force sublime). Et en même temps il faut prévenir le spectateur qui s'apprête à découvrir son premier Griffith (car Intolérance doit obligatoirement être vu ensuite) qu'il doit remiser sa morale « contemporaine » aux vestiaires pendant trois heures. Une fois immergé dans la grandeur visuelle Griffithienne, on reste souvent bouche bée et l'on apprécie tout autant quelques performances d'acteur d'une agréable modernité (Lilian Gish et Mae Marsh étant magnifiques). Aussi déplaisant que fascinant, Naissance d'une nation demeure un choc, plus de 90 ans après sa sortie.


Intolérance

de D.W. Griffith

Plus encore que son Naissance d'une nation, c'est avec le monumental Intolérance que D.W. Griffith « invente » le cinéma. En réponse aux accusations de racisme (pour le moins justifiées) lancées à l'encontre de son oeœuvre précédente, le réalisateur présente sa défense sous la forme d'une fresque de trois heures imbriquant, pour la première fois, quatre récits issus de quatre époques différentes, mais contant autant d'incarnations de l'amour contrarié par la grande et la petite histoire. L'ambition de Griffith était inédite pour l'époque (même si la partie babylonienne s'inspire de Cabiria) et elle demeure inégalée jusqu'à nos jours. De son ampleur visuelle délirante (profusion de figurants, plans conçus comme autant de tableaux, décors construits en vrai à des tailles pharaoniques, scènes de combat titanesques…) à ses prétentions morales (de Jésus Christ aux luttes des classes contemporaines), Intolérance hurle son statut de chef-d'oeœuvre à chaque instant.

Certains aspects pourront bien sûr paraître naïfs, voire très datés, aux yeux des spectateurs actuels, les séquences spectaculaires, d'une richesse inépuisable, font aussitôt oublier les réticences critiques. Intolérance surprend aussi par sa narration qui fait s'enchaîner les époques sur un rythme nerveux, en ménageant un suspens toujours très efficace. Certes, tout ceci pourra sembler un peu écrasant aux néophytes, peu habitués aux fastes du cinéma muet le plus épique, mais nous sommes très loin des clichés poussiéreux de la cinéphilie gâteuse. Transcendé par ses visions de démiurge, Griffith ne se donne aucune limite et accouche, 20 ans après l'invention du 7e art, du film auprès duquel tous les autres seront comparés.

Le Repas

de Mikio Naruse

Le Repas se présente comme un drame intimiste de facture extrêmement classique. En adaptant un roman de Fumiko Hayashi, Mikio Naruse s'inscrit dans la même veine réaliste que Yasujiro Ozu. Le réalisateur use donc d'une mise en scène précise mais quasi dénuée d'artifices pour décrire le quotidien d'un jeune couple d'Osaka, peu après la fin de la seconde Guerre Mondiale. Si l'œoeuvre évoque aussi le travail de l'époux, Hatsunosuke, ces scènes sont très minoritaires et l'on comprend immédiatement que Naruse s'intéresse à la condition féminine dans une société aussi machiste que celle du Japon. Les contraintes et l'ennui de la femme au foyer, Michiyo, sont ainsi décrits dans la première partie du film, avant que n'intervienne la nièce de son mari, Satoko, celle-ci venant chercher refuge chez son oncle pour échapper à un mariage arrangé. Sa frivolité, son insouciance et sa liberté vont tout à la fois exaspérer Michiyo (qui y voit l'antithèse du rôle de l'épouse) et être l'élément déclencheur de sa prise de conscience. Pensant, de surcroît, être trompée par son mari qui ne la considère plus que comme sa servante, elle rentre chez sa mère à Tokyo. Alors que Hatsunosuke se retrouve seul et se laisse peu à peu aller, Michiyo hésite entre recommencer son existence à zéro ou revenir au foyer.

Le roman de Hayashi, demeuré inachevé à cause de la mort de l'auteur, ne pouvait pas trancher entre les questionnements de son héroïne. Naruse offre quant à lui une conclusion étonnante sous la forme d'un happy end où Michiyo accepte avec bienveillance son statut d'épouse soumise et trouve le bonheur dans son quotidien déprimant et le soutien sans faille à son époux. Aux yeux des spectateurs occidentaux, ce dénouement semblera choquant, mais il correspond très bien à la société que Naruse a décrite au fil de son oeœuvre. L'auteur refusant de porter un véritable jugement sur les protagonistes du Repas, il nous est alors possible de lire son œfilm sous différents angles. Satoko pourra ainsi être perçue comme une petite peste gâtée ou comme une jeune femme trop moderne pour son époque. De même, le regard triste de Michiyo ne laisse pas vraiment de doute quant à sa résignation. La conclusion abrupte sonne alors particulièrement faux, entraînant le couple vers un statu quo paradoxalement bien plus désespérant que ne voudrait le signifier le visage à nouveau rayonnant de Michiyo.


Nuages Flottants

de Mikio Naruse

Souvent considéré comme le chef-d'œoeuvre de la filmographie de Mikio Naruse, Nuages flottants est un drame passionnel surprenant aussi bien par son aspect que par son intensité. La première demi-heure du métrage désarçonne le spectateur en proposant une construction sous forme de flash-backs et de flash-forwards qui ne permet pas de situer le « présent » du récit. On rencontre ainsi, en Indochine, pendant la seconde Guerre Mondiale, la jeune et idéaliste Yukiko Koda et le fonctionnaire rude et cynique Kengo Tomioka. Déjà marié et de 20 ans son aîné, Tomioka promet à Yukiko de quitter sa femme et de la retrouver à son retour au Japon. Mais la lâcheté de Tomioka précipitera la déchéance de Yukiko, qui, ruinée, devra se prostituer avant de s'allier aux malveillances de l'homme qui a autrefois abusé d'elle. Les amants se retrouvent, se cherchent et se perdent en un bal morbide et décadent. Tomioka ne cesse de trahir Yukiko, qui se meurt d'amour pour lui, entre indifférence et machisme, il ne semble pas pouvoir réaliser que celle qui le poursuit est sa véritable moitié. Malgré les épreuves et l'aigreur, Yukiko n'abandonne jamais le faible espoir du souvenir d'une lointaine passion.

Métaphore de la reconstruction difficile, voire illusoire, du Japon d'après-guerre, cette histoire en variation d'un « je t'aime moi non plus » intrigue avant de bouleverser. Naruse décrit le calvaire de ses protagonistes sans jamais forcer le trait, en demi-teinte et en non-dit, laissant les sentiments s'exposer avec autant d'évidence qu'ils ne sont jamais surlignés. La conclusion de l'œoeuvre, tragiquement belle et cruelle, ne vient cependant pas dénaturer le ton du film, en restant dans une retenue qui compense la dureté des situations. D'une rare noirceur, Nuages flottants est un classique très méconnu.


Nuages d'été

de Mikio Naruse

Premier film en couleurs de Mikio Naruse, Nuages d'été est tout à la fois une recherche esthétique et thématique. En effet, visuellement, l'utilisation combinée du format scope et de la couleur offre un terrain vierge au réalisateur, qui l'investit avec une certaine circonspection. Les cadrages extérieurs sont ainsi parfois surprenants, proposant un espace renouvelé autour des protagonistes, et parfois assez décevants, en restant centrés sur ces mêmes personnages sans oser donner de l'ampleur aux plans. Les scènes de dialogues en intérieur, nombreuses, ne se trouvent pas véritablement modifiées par les nouvelles techniques utilisées par Naruse. Nuages d'été est un beau film, mais il ne vient pas bouleverser la vision du réalisateur, qui avait donné avec ses chefs-d'oeœuvre en noir et blanc des images encore plus inoubliables. C'est bien sûr dans ce qu'il conte que Nuages d'été convainc tout à fait, car après avoir scruté l'après-guerre depuis les faubourgs d'Okinawa ou de Tokyo, Naruse s'interroge sur les bouleversements au sein du monde paysan. C'est au travers le point de vue d'un citadin, le journaliste tokyoïte Okawa, que l'auteur, et son scénariste Shinobu Hashimoto, vont décrire le quotidien d'une vaste famille rurale.

Au sein de ce domaine, l'autorité patriarcale de Wasuké a été ébréchée par la guerre et les réformes imposées par les américains. Sa soeœur, Yaé, plus progressiste et nuancée, encourage les désirs d'émancipation des jeunes, qui rêvent de la ville et d'une liberté sans doute assez illusoire. Mais une fois les enfants partis, c'est Yaé qui devra se sacrifier pour aider Wasuké à cultiver les dernières parcelles de terre. Cette résignation et cette indulgence féminine forment le lien entre les trois œoeuvres proposées au sein du coffret Naruse de Wild Side. Loin de toute misogynie, les films du réalisateur japonais sont empreints d'une grande tristesse, parfois discrète, parfois passionnée, toujours en rapport avec la condition féminine au sein de la société japonaise. Même s'il s'agit sans doute d'une oeuvre mineure au sein de la filmographie de Naruse, Nuages d'été offre un regard suffisamment fort et original sur un moment méconnu de l'histoire du Japon.


Double Suicide

de Masahiro Shinoda

Œuvre la plus célèbre de Masahiro Shinoda, Double suicide n’est pas seulement un jalon novateur de la fin des années 60, c’est avant tout une expérience de cinéma unique en son genre. Sur les bases d’une pièce de marionnettes Kabuki du 18e siècle, le réalisateur crée un univers visuel et narratif sans équivalent (dont l’héritier le plus direct serait le Kitano de Dolls). Shinoda présente ainsi ses personnages comme des pantins, entourés littéralement par les marionnettistes vêtus de noir qui interviennent plus ou moins directement dans le fil des événements. Décors stylisés, maquillages outrés, jeu des acteurs complexe, tout  est soigneusement dirigé par Shinoda.

Mais dès le générique d’ouverture, le metteur en scène se dénonce en s’intégrant au récit et accepte peu à peu de se laisser déborder par l’intensité de cette tragédie d’amour et de mort. Un crescendo saisissant vient ainsi conclure le film, en laissant le spectateur bouleversé. Double suicide est sans doute l’apogée de Shinoda mais c’est avant tout l’un des plus beaux films du cinéma japonais et donc une œuvre incontournable.


Assassinat

de Masahiro Shinoda

Premier film d’époque mis en scène par Shinoda, Assassinat rappelle le style d’Eiichi Kudo qui venait de réaliser ses 13 Assassins l’année précédente. Caméra subjective ou à l’épaule en contrepoint de plans larges méticuleux, scènes de violence âpres et dotées d’un sens de l’espace novateur, la réalisation s’avère typique du renouveau du cinéma japonais des années 1960. Le thème d’Assassinat, avec ses samouraïs impitoyables qui ne cessent de bafouer leur code d’honneur, est aussi très représentatif d’une période de contestation et de remise en questions.

Dès l’introduction de l’œuvre, c’est le crépuscule des samouraïs qui est évoqué, avec pour corollaire un récit de trahisons et de complots politiques. La prestance des images met avant tout en valeur la dégénérescence d’une époque. Doublé par une partition glaçante du fidèle Toru Takemitsu, Assassinat n’est pas une révolution mais un solide exemple de cinéma de genre insoumis.


Fleur Pâle

de Masahiro Shinoda

Fleur pâle est un chef-d’œuvre du film noir japonais, synthétisant les grandes thématiques visuelles et narratives du genre. S’engouffrant sur les traces du Kurosawa de Entre le ciel et l’enfer et préfigurant ainsi les œuvres de Suzuki, Shinoda s’intéresse davantage à la psychologie et à l’ambiance qu’aux scènes chocs. Pas forcément une nouveauté dans le domaine du polar, mais le réalisateur ajoute une grande part d’étrangeté en dépouillant son scénario.

L’histoire de tueurs est ainsi vampirisée par la relation ambiguë entre le yakuza et la jeune femme. Shinoda prend les chemins de traverse et en profite pour ciseler des images très contrastées, passant de la lumière aveuglante aux pénombres quasi insondables. Fleur pâle se révèle un film clef de la nouvelle vague japonaise et un des grands polars très atypiques de la période.


La Guerre des Espions

de Masahiro Shinoda

Avec la Guerre des espions, Shinoda souhaite s’éloigner des clichés des films de samouraïs liés aux œuvres fondatrices de Kurosawa (Yojimbo, les 7 samouraïs…). Moins de réalisme dans les combats, plus d’ambiguïté morale, une bonne dose de film noir et surtout un sens de la fantaisie adapté aux années 60. Si les prémisses peuvent inquiéter, le résultat s’avère réjouissant car assumant pleinement ses atours de divertissement.

Le mélange des genres permet de réserver aussi bien une enquête prenante que des scènes d’action ludiques, en particulier lorsqu’un ninja tout de blanc vêtu intervient. Une petite pointe de romantisme, quelques effets de style percutants et un héros charismatique donnent à l’œuvre une personnalité supplémentaire. La Guerre des espions, bien loin d’être une récréation mineure est une clef de voûte de la filmographie de Shinoda.


Les 13 Tueurs

d'Eiichi Kudo

Mis en scène en 1963, les 13 Tueurs affiche dès son titre ses ambitions d'hommage aux 7 Samouraïs de Kurosawa. Eiichi Kudo n'hésite pas à reprendre des données propres au cinéma du maître japonais, en évoquant dans la majeure partie du métrage la mise en place stratégique d'un Sanjuro, avant de s'épancher en une dernière demi-heure de bataille anthologique. Si la mise en scène de Kudo est fluide et sait merveilleusement gérer l'espace, il faut reconnaître que la présentation des tueurs et de leurs antagonistes, aussi efficace soit-elle, n'est pas d'une originalité renversante. C'est donc bien l'accomplissement du film, ce labyrinthe piégé à la taille d'un village, cadre du massacre final, qui donne tout son prix aux 13 Tueurs. La virtuosité de Kudo est alors impressionnante, il filme les échanges de coups de sabres avec une nervosité prenante et sait retranscrire la fureur et la peur avec réalisme et violence. Comme un 300 de l'époque médiévale japonaise, les 13 Tueurs décrit un combat disproportionné où la stratégie et l'énergie l'emportent sur le nombre. Réjouissante et sans concession, cette embuscade barbare s'affirme comme un sommet de réalisation et permet à l'oeuvre de trouver sa place parmi les classiques du film de samouraïs.


Le Grand Attentat

d'Eiichi Kudo


Brutal et cruel, Le Grand attentat se révèle comme un des plus sublimes accomplissements du cinéma japonais des années 60. Symbiose entre une histoire de vengeance d'une rare puissance et une mise en scène géniale, l'œoeuvre surprend par sa modernité et sa maîtrise. Eiichi Kudo ménage tout autant les cadres d'ensemble à la rigueur classique que des séquences de caméra à l'épaule lors de scènes d'action d'une violence frappante. Si le final rappellera celui des 13 Tueurs, il propose un contexte original (une partie du combat se déroule dans une rivière), une chorégraphie sauvage et crédible ainsi que des rebondissements palpitants. Honneur, sacrifice et trahison sont bien sûr omniprésents, mais la maestria visuelle transcende les thèmes les plus classiques. Le Grand attentat pourra ainsi être considéré comme le chef-d'oeœuvre d'Eiichi Kudo, ou tout du moins son film à découvrir en priorité.

Les Onze Guerriers du Devoir

d'Eiichi Kudo


En 1967, avec les Onze guerriers du devoir, le style d'Eiichi Kudo commence à montrer ses limites. Quasi remake des 13 Tueurs, le film, s'il est plus court et arrive donc plus promptement au massacre final, n'en suit pas moins en grande partie la même trame. Les protagonistes offrent aussi des points communs évidents et la mise en scène est loin d'être aussi inspirée que celle du Grand attentat. Une nouvelle fois c'est l'intensité du dénouement qui fait tout le prix de l'oeœuvre et il reste de très belles images. Mais Kudo n'arrive plus vraiment à se démarquer de Kurosawa et le combat sous la pluie est vraiment trop proche de celui des 7 Samouraïs. Les destins tragiques sont aussi moins surprenants et le déroulement général ressemble parfois à une copie appliquée des précédentes œoeuvres du réalisateur. Néanmoins l'aspect crépusculaire des Onze guerriers du devoir incarne idéalement la fin d'un genre.

Carmen Revient au Pays

de Keisuke Kinoshita

Premier film en couleurs du cinéma japonais, Carmen revient au pays, mis en scène en 1951 par Keisuke Kinoshita, est une étonnante comédie douce-amère. Assez proche des œuvres de Jacques Tati, le film conte comment deux univers vont s’entrechoquer, sans jamais vraiment ni se comprendre, ni s’accepter. A la fois critique et tendre envers les paysans simples et les deux citadines délurées, le réalisateur choisit la nuance en laissant une grande liberté d’interprétation au spectateur. Qui est dans le vrai ? Le père honteux que sa fille soit une danseuse dénudée ? Le pianiste aveugle enfermé dans le passé ? Carmen et son féminisme désinvolte ? Nous serions aujourd’hui tentés de donner entièrement raison à ces demoiselles modernes, dont l’exubérance, littéralement très haute en couleurs, offre au film ses meilleurs scènes. Sans doute transcendé par le technicolor généreux, Kinoshita transforme chaque plan en un tableau bucolique ou festif. Travellings sophistiqués, plans de groupes soignés, richesse des détails, la mise en scène est aussi un point de rencontre entre tradition et audaces. Plus profond qu’il n’y paraît de prime abord, Carmen revient au pays vaut tout autant comme document cinématographique remarquable que comme divertissement à la bonne humeur communicative.

 

 

 
 
 
 
 
 
 
 
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