Souvenirs du monde pré-woke

 

J'ai grandi dans un monde pré-woke. Je vais un peu vous en parler ci-dessous, mais si vous avez la flemme de lire, je résume dès le début, plutôt qu'à la fin, le temps c'est précieux.

J'ai grandi dans un monde pré-woke : c'était nul.

En préambule, il faudrait parvenir à définir ce concept de "woke", employé à tort et de travers par l'extrême-droite et ses vassaux ; un concept flou, comme hippies, socialo-communistes, bobos ou hipsters en leur temps, qui synthétise toutes les lubies réactionnaires de l'époque.

Alors, on pourrait définir woke, selon ceux qui l'utilisent, comme "tout ce que je n'aime pas". De mon côté, si je devais l'utiliser, je dirais donc : "tout ce que j'aime est woke."

Il est plus facile de définir woke en négatif. Ne pas être woke, c'est choisir de perpétuer les inégalités, mépriser les minorités, faire preuve d'égoïsme, de xénophobie, se rouler avec satisfaction dans la fange de ses préjugés et refuser avec véhémence toute forme de changement, de solidarité, de bienveillance et de remise en question. Là, au moins, c'est plus clair et cela correspond parfaitement aux personnes qui utilisent ce terme pour générer et entretenir leurs terreurs hallucinatoires.

Et donc, si on se dit que le monde d'aujourd'hui est "ravagé" par le wokisme (c'est faux, sinon on vivrait tellement mieux), on se promène quand-même dans un monde globalement un peu plus ouvert, un peu plus tolérant, un peu plus conscient des différences et des inégalités. Posons donc ces prémisses pour nous plonger dans un monde pré-woke (qui, on ne va pas se mentir, est encore bien vivace, mais faisons un peu de fiction pour le plaisir de la fiction).

 


 

Évidemment, quand on est originaire du sud-ouest de la France et qu'on a grandi entre les années 80 et 90, on ne peut pas affirmer avoir été baigné dans les eaux du progressisme le plus ébouriffant. Hors de la maison familiale, j'ai essayé de surnager dans le terrifiant monde pré-woke, où certains frapadingues aimeraient nous renvoyer, comme si on devait regretter l'époque de la grande Peste Noire, au hasard, par exemple.

Dans cet univers préhistorique, de la maternelle à la faculté, j'ai été qualifié, aussi bien par les chers bambins que par les adultes, de tous les termes désobligeants qui soulignent l'inadéquation avec les critères attendus et exigés de la masculinité définie par le "bon sens" et la "tradition locale". Je vais vous faire grâce du détail de ces qualificatifs, il n'y a pas d'enfants qui nous lisent, mais ça mériterait un avertissement. Disons que pour ce petit monde d'antan, une masculinité différente est forcément homosexuelle et que le mieux qu'on puisse obtenir est d'être traité de "fille", comme si c'était la pire des insultes (le monde pré-woke était le monde à l'envers, le fameux Bizzaro world de Superman, si vous avez la référence).

A l'époque, je n'avais bien évidemment ni les mots, ni les concepts pour comprendre. Il n'y avait donc que deux choix : soit on était un garçon, soit on était un "pédé", pas de nuances, pas d'alternatives. Une chose était sûre depuis le début, je n'étais pas à l'aise, du tout, dans les frontières de mon genre. Il n'est donc pas étonnant que je sois vite devenu un chantre de l'abolition des frontières. Mais, dans le sud-ouest des années 80, croyez bien que les nuances du genre était bien loin de l'esprit des autochtones, fussent-ils déjà éveillés à diverses problématiques de société.

On ne pouvait donc pas reprocher aux enfants, petits animaux formatés dès le plus jeune âge à catégoriser les choses de manière la plus simple possible, de reconnaître qu'il y avait bien là un problème. Un garçon ça joue à la bagarre en lançant des camions de chantier Majorette à la tête de ses petits camarades, point barre, à bon entendeur, ça fait réfléchir. La solution n'étant pas pour autant de chercher la compagnie des filles, car elles ont aussi intégré l'anormalité monstrueuse d'un garçon qui ne jette pas des camions de pompiers à la tête des autres petits garçon en hurlant des répliques de G.I. Joe. Dans ce cas, il vaut mieux rester seul, ce que je fis, comme de bien entendu.

Ce contexte là se perpétua de la maternelle jusqu'à la terminale, avec quelques nuances au niveau des références : les G.I. Joe étant remplacés par les films de Stallone et Van Damme, au collège, et par les noms de différents sportifs, au lycée ; mais l'idée étant de continuer à se cogner (généralement très littéralement) entre petits garçons dans la cour de l'établissement ou à ses abords immédiats. Parfois, rarement, j'ai pu croire avoir rencontré des semblables plus réceptifs ou tolérants à ma manière d'être. Pour mieux être transpercé par leur conformisme ou leur cruauté, au moment où j'abaissais une garde pourtant bien entraînée.

 


 

Bien sûr, de telles expériences encouragent à la méfiance, alors que naturellement, j'ai une bienveillance coupable envers mes semblables. Leurs regards d'incompréhension, leurs insultes, leurs violences, leurs moqueries quotidiennes me dépassaient totalement. Surtout que, par ailleurs, je me semblais pour le moins "normal", selon les critères imposés et admis.

Au grand étonnement de plein de gens, mais pas le mien, j'étais romantiquement exclusivement attiré par le féminin. Malgré toutes mes interrogations et toute mon ouverture d'esprit, ni homosexualité, ni même bisexualité à l'horizon. Les gros muscles de Van Damme et Stallone, qui s'étalaient amoureusement sur les posters des chambres des autres garçons (on ne juge pas), ne me faisaient rien (enfin si, je trouvais cela plus repoussant qu'autre chose). Refuser de participer à la bagarre et aux rires gras, tout en étant désespérément hétéro, c'était l'erreur 404 parfaite dans les logiciels. Préférer écouter Kylie Minogue que Guns'n'Roses, tout en ayant plutôt des posters de ladite Kylie (à la fois étrange égérie, amie de rêveries et improbable modèle) que de Schwarzy, c'était incompréhensible (et, croyez-le ou non, ça le reste pour beaucoup de gens de notre temps). Adorer tout autant les comédies musicales que les films d'horreur. Vibrer aux aventures de Sherlock Holmes et aux écrits d'Emily Brontë. Considérer comme référents masculins Freddie Mercury ou Annie Lennox et avoir probablement découvert le sens de sa libido devant le clip de Boys Boys Boys, rien ne faisait sens. Ni homme, ni femme, bien au contraire.

J'ai fait de mon mieux pour répondre aux attentes de la majorité. J'ai "man up", comme on dit. On n'est pas une mauviette, on n'est pas une fillette, quoi, zut alors. Faut parler comme les mecs, faut agir comme les mecs. J'en ai dit des choses horribles, j'ai fait des choses que je regrette encore. Quand on ne connaît pas ou qu'on ne comprend pas les règles de ce monde, on essaie tant bien que mal de s'adapter. J'ai tenté d'être ce que je n'étais pas. J'ai passé longtemps à essayer d'y parvenir et tout aussi longtemps à en revenir.

Il y a encore des vestiges écrits de ces essais de normalité sur ce site même. Loin de moi l'idée (et l'envie, et le temps) de les traquer et de les effacer. Ce n'est pas comme si j'envisageais de me lancer dans une carrière politique et/ou médiatique, et quand bien même, il sera facile d'aller chercher le propos problématique rédigé il y a 20 ans (ou plus, ou moins), tout est là, pas du tout caché.

Croyez-moi, chères lectrices et chers lecteurs, j'en ai fait des choses contre ma nature. Et ça sonnait faux, même si, l'observation et la pratique aidant, j'ai fini par imiter de manière presque convaincante le mâle humain "de base", vers l'âge de 19-20 ans, environ. Enfin, convaincant, faut le dire vite, surtout à devoir tenir le rôle plus d'une heure. Difficile de lutter contre la nature, elle finit par percer derrière les personnages les mieux construits. De toute façon, au fond de moi, tous ces simulacres m'ennuyaient, tant je trouvais leur utilité si limitée que cela finissait toujours par se casser la binette. Je n'étais pas fait pour être un vrai petit garçon ou un homme conforme (qu'on forme ?). J'ai fait de mon mieux. J'ai bu des bières (alors que je déteste ça). J'ai juré comme un charretier (dans le sud-ouest c'est la LV1). Je me suis moqué des minorités. J'ai même allumé la télé pour regarder la finale de la coupe du monde de football en 1998 (mais je l'ai juste allumée dans une autre pièce pendant que je faisais autre chose, il paraît qu'on a gagné). J'ai dit des horreurs sur d'autres garçons et surtout sur les filles (les hommes entre eux parlent généralement des filles d'une manière que, si les filles savaient, elles nous auraient sans doute déjà offert un billet sans retour pour Mars). J'ai essayé, je me suis donné du mal, j'avais envie d'être intégré (désintégré ?), de faire partie du clan (ennemi ?), d'être aimé (en étant un autre ?).

"Au moins, ça t'a endurci", diront certains. Ah non, pas le moins du monde, point du tout, tout l'inverse. Je suis toujours aussi fragile et sensible, peut-être même encore plus, les prises de conscience aidant. Je n'aspire qu'à la paix, la douceur et la gentillesse. Les gamins de la cour de récréation continuent, à presque 50 ans, à se crier dessus et à jeter des trucs à la tête des autres, avec encore plus de dégâts. Et j'en reste toujours figé d'horreur, rêvant de pouvoir me tenir éloigné le plus possible, mais bon, on vit dans une société, à ce qu'il paraît.

 


 

Je focalise ce récit sur des questions de genres, parce que c'est ce qui me concernait le plus directement dans ces années là, étant par ailleurs on ne peut plus privilégié à d'autres niveaux. Mais le monde "pré-woke", c'est aussi le racisme le plus décomplexé, le sexisme le plus abject, un chauvinisme qui engendre des passions douteuses pour son quartier, sa ville, sa région, son pays (mais pas beaucoup plus loin). C'est aussi une aversion pour la pauvreté, la marginalité, la différence quelle qu'elle soit.

Je parle de la pauvreté une seconde, car, dans ma famille, on n'était pas dans la misère, mais on n'était pas bien riche pour autant. On ne partait pas en vacances, ou alors rarement, parce qu'on nous prêtait un lieu de villégiature. Jamais hors de France, jamais plus loin que quelques centaines de kilomètres. J'ai pris pour la première fois l'avion à 24 ans (et je ne l'ai pas pris depuis plus de 15 ans, mais je m'égare). On ne faisait pas "d'activités". On changeait de voiture tous les 20 ans, pour un modèle d'occasion, presque aussi vieux que le précédent. On allait à la Halle aux Chaussures (et bon sang ça faisait mal aux pieds). On n'avait pas une orange pour Noël, hein, c'est pas du Dickens. Mais on ne collait pas à la classe (basse, mais qui se pensait déjà moyenne) qui était majoritaire aux alentours. Bah c'était mal vu. Mal vu d'être presque pauvre. On en était là. On en est probablement toujours là. Mais ça se dit moins ouvertement, sans doute, peut-être, ça dépend où.

Bonjour l'ambiance, me direz-vous, à raison. Mais si vous lisez ces lignes, vous êtes sans doute nombreuses et nombreux à savoir de quoi je parle. Sinon vous ne seriez pas là à lire ces lignes. On n'arrive pas trop ici par hasard, en 2025, presque 30 ans après la naissance de ce site. Il y a probablement une affinité, ou alors une curiosité morbide, ça se conçoit.

Bref, je parlais de Dickens un peu plus haut, et loin de moi l'idée de vous faire larmoyer sur mes souvenirs d'enfance. Ne sortez pas le plus petit violon du monde. Je ne suis pas à plaindre, dans le monde actuel je fais clairement partie des privilégiés, des préservés. J'ai eu, au final, beaucoup de chance.

J'avais juste envie d'apporter mon petit témoignage sur ce monde pré-woke, qu'était nul (et qui l'est encore, parce que je vous divulgache la fin : on y est encore). J'étais enfant/ado au milieu de discours dominants et dominateurs qui allaient contre ma nature, mes idées et idéaux, mes valeurs et mes espoirs. Je ne vous le cache, c'est pas facile, ça picote un peu quand on se lève le matin et quand on se couche le soir. Cela laisse des traces et des séquelles. N'espérez pas qu'on devienne plus "normal" à force de nous asséner notre "anormalité", à force de nous taper dessus pour nous faire entrer dans le moule. C'est bien évidemment l'inverse qui se produit, on en ressort encore plus tordu.

 


 

Et puis vint l'internet et la possibilité de découvrir que loin, au-delà des frontières du petit monde des cannelés, des vignobles et du rugby, il y avait des gens comme moi. Une fois largué les amarres pour la Capitale, j'avais trouvé mon monde. Le monde des minorités qui pouvaient enfin savoir qu'elles n'étaient pas seules. Et qu'importe que toutes nos idées ne correspondaient pas, on sentait bien qu'on pouvait trouver un terrain d'entente suffisamment solide autour du fait d'être rejeté par la majorité. C'est incompréhensible pour beaucoup, mais je me sentais enfin plus libre d'être moi-même dans la grande foule de la grande ville. Ne serait-ce que parce qu'on y passe généralement totalement inaperçu.

Et ce sentiment de liberté m'est arrivé dans des quartiers soi-disant "affreux, terribles et méchants", où j'habitais ou passais le plus clair de mon temps. La Chapelle, Barbès, Châtelet, puis Montmartre, Nation, Montreuil... tous les lieux où on vous dit que vous allez être foudroyé instantanément par les armées de la 5e colonne des envahisseurs venus d'ailleurs depuis des siècles (cherchez pas à comprendre). J'avais trouvé mon monde. Qui, lui aussi, a changé au fil des décennies, pas forcément en mieux, pas forcément en pire. J'étais enfin chez moi parmi tous les cassés, les sans-dents, les perdus, les bizarres et les indéfinis, parmi les étranges et les étrangers, avec le peuple bruyant du jour et bruissant de la nuit. Derrière les portes stridentes des métros, dans les avenues infinies et les ruelles interlopes, dans les magasins improbables et les monuments édifiants, dans les concerts assourdissants, à l'abri des appartements hétéroclites ou assis au bord des berges qui murmurent, j'étais enfin là où je devais être. Ce n'était pas idyllique, bien sûr, il y a mille et un dangers à apprendre à reconnaître et à éviter. Il y a des déconvenues, mais aussi la possibilité, un peu illusoire, mais en même temps bien réelle, de repartir presque de zéro le lendemain.

J'ai quitté la grande ville, pour plein de raisons très raisonnables. Chaque jour, je pense à ses raisons et je me dis que j'ai de la chance d'être loin de la grande ville. Chaque jour, je pense aussi à tout ce qui me manque de la grande ville. C'est le fameux équilibre, complexe, entre le bien et le mal. On ne peut pas tout avoir. La grande ville c'est aussi beaucoup de stress, de problèmes et de mal-être. La grande ville a un coût, elle te consume si tu n'y prends pas garde.

Et, pour tous les moments de bonheur, le fin fond de la province, c'est être loin de son vrai chez soi, c'est flirter avec l'ennui, c'est ne pas avoir d'amis sur place et devoir, à nouveau, faire attention à ce qu'on est pour que cela n'apparaisse presque pas aux yeux extérieurs. J'ai plus ou moins reconstruit, avec une nouvelle famille, le contexte de mon enfance : une demeure refuge dans une région qui ne peut pas comprendre.

 


 

Certes, et heureusement, des progrès ont été faits depuis les années 80. Mais là, on me dit dans l'oreillette, que justement on est en train de revenir en arrière, qu'il y a plein de gens qui se disent que la préhistoire (ou du moins l'Ancien Régime), c'était quand-même la panacée. Des gens qui auraient été les premiers à trimer comme des crottes et à mourir comme les gueux qu'ils croient ne pas être, dans cette antique société fantasmée. On voit les plus remontés rêver d'autoritarisme, de mise au pas des "différents", voire d'extermination pure et simple (ils font des listes). On les voit appeler de leurs vœux une guerre civile dont il sortirait forcément vainqueurs (ou avec une fin de viking au Valhalla, vous dire le délire). On les voit imaginer des frontières cruelles, les plus étroites et mesquines possibles, pour les lieux autant que pour les esprits. Ils se présentent comme chantres de la liberté, tout en l'interdisant à tout autre qu'à eux-mêmes. On les voit souhaiter à leurs prochains des tourments indicibles dans un monde où la loi du plus fort serait le seul pilier et l'égoïsme l'unique boussole. Ils ne pensent qu'à la punition, la répression, l'enfermement perpétuel dans la "valeur travail" et dans une prison culturelle rabougrie. Ils ont toujours été là, plus ou moins fiers, plus ou moins honteux. Et c'est bien en grande partie à cause de l'outil internet, celui-là même qui m'avait tant aidé et qui m'aide encore aujourd'hui, qu'ils se sentent aujourd'hui pousser des ailes.

Les améliorations de la société s'accompagnent, on le sait, d'un mouvement de balancier dans l'autre sens. Plus cela va mieux, plus la réaction se fait virulente. C'est le cas aujourd'hui, partout dans le monde. La crainte, c'est que dans ce mouvement le balancier reste bloqué vers l'arrière, longtemps. Je suis arrivé à un âge où je n'ai aucune envie de revenir 40 ans (voire davantage) en arrière. J'ai déjà donné. J'ai grandi dans le monde pré-woke. Et c'était nul.

 

Edward D. Wood Jr.

("I'm gone with all the changes in my mind.")

 

 
 
 
 
 
 
 
 
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