L'Inepte Accessoire
Ne sachant plus quoi inventer pour saper les fondations de son lieu de vie, un jour l'Homme se dit qu'il serait rigolo d'accélérer le processus en utilisant un outil permettant également de ratiboiser les meilleurs aspects de sa brève existence.
Avec l'Inepte Accessoire, surnommé IA, l'Homme commença par automatiser des tâches assez barbantes. Mais, des tâches barbantes à la barbarie, il n'y a qu'un pas qui fut bien vite franchi. L'IA allait servir à générer. L'IA allait même, en toute simplicité, remplacer la création. Pour l'Homme qui, fréquemment, prétend vénérer Créateur et Création, l'acte semblait bien fou. Mais que ne sacrifierait-on pas sur l'autel du Veau d'Or ?
L'Inepte Accessoire allait, en particulier, permettre de jeter au rebus d'encombrants parasites : les artistes. Ces parasites dont une partie des Hommes n'a jamais trop compris l'intérêt à part de coûter beaucoup trop d'argent qu'on aurait pu utiliser à des fins bien plus utiles, comme bâtir des prisons ou construire des tanks. Hop, qu'importe qu'un des plus grands d'entre eux qualifie le gadget d'insulte à la vie elle-même, la retraite n'avait que trop tardé.
Mais le vieux réalisateur japonais avait raison. L'Inepte Accessoire allait déverser sur le monde des images mortes. Derrière les dessins qui se ressemblaient tous, pas une once de vie, pas une once d'art.
Images, musiques, films, et quoi d'autre ? L'IA générait sans trêve et au prix de dégâts énormes, les monstruosités que l'Homme avide lui enjoignait de vomir. Il y avait toujours une excellente raison pour se servir de l'Inepte : l'amusement, le temps, l'argent, la facilité... L'art était difficile, coûteux, il prenait du temps et demandait des efforts. Et de surcroît, il réclamait d'interagir avec l'altérité.
Facile alors de séduire la proie. Certains y allaient gaiement, par pure conviction. Les premiers d'entre eux étant évidemment les fascistes du moment, qui n'avaient jamais cessé de sortir leurs revolvers dès qu'ils entendaient le mot culture. Ils étaient trop heureux de trouver en l'IA leur nouvelle Leni Riefenstahl en toc. L'Inepte Accessoire leur permettait d'inonder l'internet avec une esthétique immonde et de déployer leurs faux et leurs usages de faux, avec les ficelles de la propagande d'antan.
Plus ou moins innocents, d'autres y allaient sans arrière-pensée. Parce que c'était rigolo, sympa, facile. Et il y avait ceux qui y allaient en se convaincant qu'ils n'avaient pas le choix. Que c'était pour le travail, que c'était pour gagner ce fameux temps dont ils ne se demandaient pas pourquoi ils avaient l'impression qu'ils le perdaient en premier lieu. L'IA était une nouvelle gardienne du statu quo, une nouvelle diversion du capitalisme. Accessoire inutile, peut-être, mais pas pour tout le monde...
Mais qui suis-je, moi, pour remettre en question l'usage de l'IA générative ? Suis-je aussi ridicule que ceux qui conspuaient l'invention de la photographie ou de la radio ? Pourtant ces outils-là, s'ils mettaient bien en péril des emplois, ne mettaient pas en péril la création artistique elle-même. Au contraire, ils ouvraient de nouveaux champs où l'esprit humain pouvait se déployer. Rédiger des "prompts", puis laisser la machine piller le travail de vrais artistes, ce n'est pas de la création ; c'est, au mieux, du plagiat mal fichu, au pire, du cynisme abject.
Qui suis-je moi pour critiquer l'IA générative ? Je ne l'ai jamais utilisée. Par curiosité, et pour connaître l'ennemi, j'ai voulu me servir de ChatGPT, mais je me suis arrêté au moment où le machin m'a demandé un numéro de téléphone. Et puis quoi encore ? Ensuite, j'ai lu, beaucoup, à son sujet et j'ai compris le piège. Plus j'allais interagir avec l'Accessoire, plus il allait me connaître, plus il allait retenir mes tenants et mes aboutissants. Au point de les anticiper, au point de les influencer. Déjà que ces satanés réseaux sociaux, qui devaient avant tout permettre de garder les liens avec les personnes lointaines et, pourquoi pas, en créer de nouveaux, ce sont transformés en chausse-trappes où se monnaient les êtres autour d'algorithmes toujours plus précis et intrusifs. L'IA allait en remettre une couche et créer le pot de miel parfait pour engluer les Humains comme autant de mouches.
Qui suis-je moi pour accuser ceux qui utilisent l'IA parce que c'est pratique et sympa ? Un nouveau jouet, un nouvel outil, que de joie. Il ne fallait pas toucher au nouveau hochet agité pour faire diversion. Surtout ne pas poser de questions, surtout ne pas se poser de questions. Ou alors les poser à ChatGPT (qui répondra ce qu'on a envie de lire) ou à Grok (qui répondra que c'est la faute aux wokistes).
Et puis de toute façon, l'IA est partout, va falloir s'y faire, comme diraient certains gauchistes auto proclamés. Dénoncer le capitalisme en abusant de son nouvel outil de domination, quelle riche idée ! Prôner l'écologie et la défense de la planète en la précipitant dans l'abîme, un prompt après l'autre...
Et puis, quelle hypocrite je fais ! J'en utilise plein des outils qui contribuent au capitalisme et à la destruction de la planète ! J'ai une vieille voiture (parce qu'il n'y a pas de transports en commun sur mes lieux de travail), j'ai un vieux smartphone (pour le travail), j'ai un vieil ordinateur (sinon pas de diatribes) et internet (sinon vous ne pouvez pas lire mes diatribes). J'appelle à changer la société tout en faisant partie de ladite société, mon discours est évidemment irrecevable.
Je devrais donc, comme nous toutes et tous, me taire et me laisser faire. Ou, du moins, je pourrais juste refuser le dernier gadget à la mode, sans faire de bruit. Mais là, c'est un peu la goutte d'eau. Celle de trop. Marre. Ici et maintenant, ras-le-bol. Quitte à être un vieux con, autant le faire pour une vraie bonne cause. Parce que là, que voit-on se faire accaparer par le dernier gadget ? Pas moins que la création artistique, l'intelligence, les capacités cognitives, la nature, la planète toute entière. Et pourquoi pas la vie elle-même, comme il disait le vieux con japonais ?
Tout ça pour un peu moins d'effort, un peu de temps gagné, un peu d'argent économisé. Fort bien. Et que fait-on de tout ce gain ? On s'en sert pour renverser le capitalisme ? Pour renvoyer les déchets du fascisme dans les poubelles de l'Histoire ? Probablement pas...
Qui suis-je, donc ? Je suis celui qui continuera à perdre son temps à tout rédiger par lui-même, fautes d'orthographe comprises. Je suis celui qui persiste à écrire. Parce que écrire, informer et créer, écrire sur les vrais créateurs, j'aime cela. C'est un bonheur, un plaisir, et chaque ponctuation improbable est une joie supplémentaire, et chaque mot un nouveau possible, et chaque saut de ligne un nouveau départ. Et aucun point n'est final.
Edward D. Wood Jr.
("Adrift again, 2000 man
You lost your maps, you lost the plans")