Frank Black & The Catholics - Tournée Show Me Your Tears

Paris - Le Bataclan

29 novembre 2003

 

        Ceci est la suite de l'histoire des trois fans de Frank Black, qui, sept ans plus tard, poursuivent leurs folles aventures à la recherche du gros génie misanthrope. Et c'est ainsi qu'au soir du 29 novembre 2003, un samedi pour être précis, ils se lancèrent bravement, sous une pluie fine, vers les territoires riches de promesses, mais aussi d'inquiétudes, du Bataclan. Oui, ils triomphèrent de la pluie fine, cette bruine du cœur de l'automne, car rien ne pouvait entamer leur foi, leur passion, leur faim et leur mauvaise humeur naturelle (oui, je sais, je parle pour moi, là). 

        Mais je ne pouvais raisonnablement pas me permettre de saper le moral des troupes, déjà bien fragmenté (le moral, pas les troupes). Car, résidant théoriquement à quelques pas de la dite salle de concert, j'avais préconisé la marche à pieds, dans le but gaillardement altruiste de faire économiser un euro et trente centimes au plus fraîchement brestois d'entre nous. Mais le boulevard Voltaire est trompeur, pourtant je le sais depuis mon tout premier séjour dans la capitale. Il est plein de pièges, de faux-semblants. C'est un traître, un fourbe, un vicieux. Bref, on n'en voit jamais la fin. Ce qui nous donne quand même l'occasion de trouver un endroit où nous restaurer copieusement sur le chemin, avec même une petite pâtisserie en dessert pour les plus affamés. 

 

        Pour repérer le Bataclan ce n'est pas bien compliqué. On ne se rallie pas au "Heineken" comme pour le Bikini de Toulouse, ni à "la ferme de la zone industrielle" d'Angoulême. Mais plus simplement au "bar du Bataclan", judicieusement nommé et auprès duquel se masse un attroupement d'êtres humains tout à fait correct. On ne peut pas se tromper. Il faut préciser que les portes sont déjà ouvertes, mais nous sommes loin d'être en retard. Après une fouille virulente et manquant cruellement de cette délicate ambiguïté qui fait souvent vaciller les hétérosexualités les plus profondes, nous pénétrons dans les lieux. La salle est grande, un peu trompeuse au premier coup d'œil, offrant une belle piste de danse au plancher accueillant. Cela semble pourtant bien vide. Du moins en comparaison de l'Élysée Montmartre 2001. Seulement trois ou quatre rangées de fans psychotiques se pressent déjà devant la scène. C'est vaste, oui, mais assez intime, et doté d'une acoustique louable. Acoustique malheureusement ruinée par des ingénieurs son criminels, sans doute sourds comme des pots, qui vont mettre tous les potentiomètres à 12. Et c'est seulement la grâce salvatrice des boules Quiès (tm), qui me permettra d'apprécier l'événement à sa juste valeur. Mais nous n'en sommes pas encore là. 

        Rapide repérage de la géographie du Bataclan. Le marketing, forcément, est à droite en entrant. A part les t-shirts, tout est déjà en notre possession. Nous pivotons sur la gauche, fendant la foule qui se rue sur le bar hors de prix, comme la tique sur le pelage du basset artésien. Dolmancé, fraîchement brestois, comme dit précédemment (il faut suivre !), me fait remarquer que pour le coût d'un gobelet de cocktail eau/Kro/Panach'/Fanta ici, on a un bock d'un litre de bière du pays à Brest. Ah mais mon grand ! Mais c'est Paris, ici ! Pour le prix de location de mon apartement, je pourrais avoir un manoir en Armorique, avec dépendances et suffisamment de terrain pour une meute de loups cendrés hermaphrodites (nous y reviendrons). Mais en quittant Paris, je perdrais la Sorbonne, l'UGC des Halles, Le Louvre, Beaubourg, les cafés, les salles de concerts (justement), le métro par demie-heure de la ligne 2, le Katabar, le Printemps, les pigeons cancéreux, les flaques d'urine humaine qui s'étendent lentement sur les trottoirs gris. Bref, je perdrais la vie palpitante du citadin heureux, fier survivant de la canicule (nous ne sommes pas aussi nombreux qu'on le pense !).

        Mais poursuivons plutôt (bande de zoophiles !). Première escale, non pas au bar, donc, mais aux toilettes. Incroyablement exiguës, mais désertes à cette heure matinale du soir. La bonne surprise provient de l'eau très chaude du lavabo, qui réveille les mains et illumine le cœur. Oui, je sais, il m'en faut peu pour sombrer dans le lyrisme. La curiosité nous pousse vers l'étage, et les bonnes surprises se succèdent. Le balcon est immense et composé de fauteuils en gradin. Un plan s'élabore. Nous pourrons sans doute faire retraite ici durant la dispensable première partie. Mais j'anticipe. De peu. Nous redescendons. La salle se remplit doucement. Il est bientôt 20h30, dans mon enfance c'était l'heure du film et de Michel Drucker. De nos jours, le Journal n'est même pas encore achevé et il reste à traverser l'effroyable tunnel de pubs qui précède les programmes dépressifs du samedi soir. La Starac a remplacé le Jean Rochefort du Disney Channel. Les temps changent et je suis un vieux con.

        Nous contemplons distraitement la salle et le public. La moyenne d'âge est élevée, le trentenaire bien tassé foisonne. Il a connu les Pixies. Voire The Clash. Voire Edit Piaf. Il y a de tout, même des abrutis congénitaux en t-shirts Muse ou Radiohead (quelle délicate attention pour les artistes qui vont jouer ce soir, mais bon, il s'en foutent de toute façon). Le public féminin est charmant, comme toujours. Mais tout cela importe peu et l'heure tourne. Enfin, les lumières s'éteignent et j'ai à peine le temps de me protéger les tympans que l'horreur, pardon, l'Horreur, commence. Cela se nomme Serafin et c'est une parodie de Placebo (déjà assez comique à la base, pourtant). Le chanteur parvient à atteindre des fréquences vocales encore plus horripilantes que celles de Brian Molko. Avouons-le, c'est atroce, et le mot est bien faible. Absolument tous les gimmicks du dernier Placebo vont nous être infligés. Jusqu'au riff et à la rythmique de The Bitter End (j'ai cru pendant un bout de temps qu'ils reprenaient carrément le bidule). Au bout de trois morceaux, Dolmancé et votre serviteur faisons retraite vers l'étage. Notre ami fraîchement brestois n'ayant pas encore songé à préserver ses conduits auditifs, il est visiblement incommodé par le boucan effroyable. Sans boules Quiès, le son n'est qu'une immonde bouillie où l'on ne discerne rien. Arrivés en haut, le doute s'installe : il n'y a bien sûr plus de places assises. Suspens intolérable. Qui me permet juste de lancer une vanne nulle sur le fait que cette fois, douce vengeance, c'est Placebo qui assure (massacre ?) la première partie de Frank Black. Je vous épargnerais la plupart de mes autres remarques de la soirée, ne vous inquiétez pas. Mais, ouf, fin heureuse du suspens, il restait deux places, tout de suite à droite contre le mur. Plaisir de s'asseoir, joie de somnoler. Juste devant moi, un petit garçon d'une dizaine d'années semble souffrir le martyr. Il se bouche les oreilles à deux mains, se cache sous des vêtements, harcèle son inconsciente de mère jusqu'à ce qu'elle finisse enfin par céder et le conduire dans le couloir. Je compatis avec l'enfant. Serafin enchaîne les morceaux comme d'autres enchaînent les crimes de guerre. C'est interminable, prévisible, sciant. Mais je m'endors doucement, je me mets sur pause et ce n'est pas désagréable. Soudain (enfin, après une conclusion laborieuse de plusieurs minutes), c'est fini. Merci, au revoir, adieu !

        Nous pouvons enfin redescendre. Et tenter de nous frayer un chemin à travers le public de plus en plus compact. Pardon. Pardon. Attention les pieds. Pardon. Ohla, faites gaffe avec votre clope ! Pardon. Pardon. Mes excuses mademoiselle. Pardon. Pardon. Oups. Désolé. Pardon. Un jeune homme affolé me fait remarquer que non, non, non, ce n'est pas possible que Dolmancé, ses quasi deux mètres, sa coiffure ébouriffante, bref que ce bon géant que l'on croirait fan du Grateful Dead ou de reggae (ce qui est incroyablement loin d'être vrai dans les deux cas), vienne s'installer devant lui. Je comprends, je compatis, et je tente de déplacer notre duo vers la droite et le centre de la scène. Mais bon, finalement nous resterons sur la gauche, en face de Rich Gilbert, aux environs, hum, disons du dixième rang, à la limite de la fosse où ça va bouger gentiment. Mais nous n'en sommes toujours pas là. L'impatience guette. Les regards s'échangent. Il va se passer quelque chose de grand ce soir. C'est dans l'air. Cela flotte au-dessus des têtes comme un bon génie du rock. Pour Paris, Frank Black a du garder le meilleur. Ce n'est pas possible autrement.

        L'impression est vite confirmée quand les Catholics, à l'aise, investissent la scène, face à un public tout acquis à leur cause. Frank Black est là, forcément, il sourit, il a tombé les lunettes noires, ce soir, oui, il nous aime, nous les fans, ce soir, oui, il veut du rock'n'roll. Ce soir, oui, enfin, il va nous envoyer valser dans les étoiles. Se faire tout pardonner. Cela ne prendra malheureusement pas toute la nuit, mais ce sera inoubliable. Du niveau de ce fameux concert toulousain de 2h30. Et avec un répertoire à tomber à la renverse.

        Et c'est parti. Ils sont lancés. Sur l'intro sismique de Nadine. C'est du délire. Le son est apocalyptique, c'est la fin du monde, Pearl Harbour, le tremblement de terre de Lisbonne, The Big One, le choc des Titans, l'heure de pointe à Gare du Nord. Avec le filtre des boules Quiès, c'est le paradis, c'est, sans jeu de mots, le nirvana. Donc, voilà, there goes Nadine. Elle ouvre le bal et c'est le bonheur. Frank Black en veut. Il va s'époumoner comme au bon vieux temps et toutes chansons issues de ses derniers albums vont prendre une nouvelle ampleur. Le public, visiblement, est content aussi. Et cela fait bien plaisir. Tant il est vrai, oh surprise ! que les instants les plus faibles du concert, à une exception près, seront les chansons des Pixies. Elles vont sembler bien creuses et bien poussiéreuses face aux merveilles du Charles Thompson solo. Tout arrive. Même l'invraisemblable. Ce soir-là, Frank Black a tué Black Francis. Et de quelle manière ! Bon, je vais essayer de suivre plus ou moins l'ordre du concert, mais c'est assez flou par moments, vous m'excuserez de toute façon, vu que je vais TOUT vous raconter.

        Après Nadine vient Velvety (la version Devil's Workshop, avec le texte rigolo). Dynamique, sympa, mais définitivement trop anodin. Même si les Catholics jouent à cet instant avec trois (3 !) guitares électriques, comme le Blue Oyster Cult et comme des bourrins (pléonasme). Ca décape, ça dézingue. Rich Gilbert, le Andy Warhol électrocuté, est encore plus drôle que d'habitude. Il vole le spectacle. Rien ne lui résiste. Le public l'adore. Et le rouleau compresseur Catholics ne veut pas faire de prisonniers. Il enchaîne aussitôt avec le brutal Hermaphroditos (nous en parlions justement). Excellente réaction du public. Visiblement Dog In The Sand est un album qui a marqué. Alors, voilà, on oublie notre Ying et on fuck notre Yang. Mais on ne peut plus arrêter Frank Black, qui a décidé de nous offrir le début de concert le plus monstrueux depuis 96. Car ce n'est ni plus, ni moins, que l'inhumain I Want Rock'n'Roll qui déboule alors. Plus personne ne suit, mais j'arrive encore à marquer le rythme de la tête et à hurler les paroles. Rich Gilbert nous gratifie de son fameux solo "Shiva" (nécessite 10 bras et 100 doigts pour être effectué) et le ciel tombe enfin sur la tête de Gaulois qui réclamaient cela depuis, combien de siècles déjà ?

        Dans le temps qui nous est alors laissé pour souffler, Dolmancé, remonté à bloc comme à la grande époque, en profite pour réclamer Manitoba et, sur mes conseils avisés, The Jacques Tati (il sera le seul à le faire ce soir-là). Bon là, déjà, si vous étiez présent, vous avez repéré Dolmancé. A sa droite, forcément, le gars en noir qui connaissait toutes les paroles par cœur et qui n'en pouvait plus de sauter sur place sur Freedom Rock ou The Black Rider, il se pourrait bien, si, si, je vous assure, que ce fusse moi. Impossible ! Incroyable ! In-con-ce-va-ble ! Mais le spectacle est définitivement ailleurs. Sur scène, pour être exact, c'en est étonnant.

        Que jouent donc nos Catholics ensuite ? Dans le désordre alors. Le délicat et divin My Favorite Kiss. Le sublime Massif Centrale, chef-d'œuvre total du dernier album. Le déchirant How You Went So Far, et ses rimes percutées de la tête. Le non moins déchirant et toujours intense I Need Peace. Une version dissonante et magiquement grotesque de New House of the Pope. Le terriblement efficace Robert Onion, qui ravit la foule. Mais le public perd encore plus la tête sur la brève et forcément excellente sélection issue de Teenager of the Year. Headache, expédié, Abstract Plain, plein de souvenirs, et l'immense, l'incontournable, le légendaire Freedom Rock, ma chanson culte, qui redonne la vie même au fond du tombeau. C'est trop. Et certainement pas assez. Nous voulons plus. Et nous allons avoir plus.

        Parlons, il le faut bien, un peu Pixies. Tout d'abord Cactus, que Charles se remet à jouer depuis que Bowie l'a reprise. Comme pour bien rappeler qui en est le véritable papa. Chanson géniale, bien sûr, mais qui sied mieux à l'intimité du disque, chez soi, le soir, seul sur le sol en ciment. Mais la vraie surprise, le vrai coup de tonnerre, l'événement qui change la face du monde, c'est l'hallucinante (et je garde mon calme) version de Nimrod's Son. Que personne ne semblait reconnaître. A cet instant, oui, un ange est passé. Plus lent, plus sophistiqué, plus riche, orné d'une ambiance qui transcende l'interprétation originale, Nimrod's Son est devenu intégralement une chanson de... Frank Black. Pour le meilleur, croyez-moi ! Un des sommets du concert. Mais c'est loin d'être fini, avec par exemple l'épique Jane The Queen of Love, avec son intro Neil Youngienne et ses accélérations et breaks époustouflants. Toujours pas convaincu ? Et bien, contre toute attente, c'est Goodbye Lorraine qui vient nous propulser vers l'infini. Passant presque inaperçue sur l'album, la chanson trouve en concert une plénitude et une efficacité qui font littéralement décoller les chaussures du plancher. L'un des instants les plus jouissifs de la soirée.

        Autre moment touchant, toujours grâce à Show Me Your Tears, avec le très beau When Will Happiness Find Me Again. Ah, nous sommes émus. Mais si Show Me Your Tears a pris une autre dimension ce soir-là, c'est surtout Black Letter Days qui a confirmé son statut de chef-d'œuvre. Preuve supplémentaire avec une magistrale interprétation de California Bound, autre instant inattendu et passionnant du live. Mais voilà qu'arrive ce que l'on n'osait plus attendre, la chanson qui rend les concerts de Frank Black si indispensables à vivre. Je veux bien sûr parler de la version saturée, ralentie, gothique, métallique, apocalyptique, orgasmique de Six Sixty-Six. Là, c'est vraiment trop. On en a presque les larmes aux yeux. Dans un boucan indescriptible, le groupe joue 666. C'est du plaisir par intraveineuse. De l'amusement jusqu'à l'overdose. L'Eden pour tous et toutes. Et fort judicieusement, Frank Black enchaîne alors avec Monkey Gone To Heaven, dans une version assez banale, qui se fait donc totalement vampirisée par ce Six Sixty-Six qui ne semblait être qu'une luxueuse introduction. Pour la deuxième fois ce soir, Frank Black a bouffé Black Francis. 

        Pour le public, par contre, le choix est fait. Ce sont les Pixies qu'il veut. Heureux public bloqué il y a 15 ans. Je le comprends. Même si cela me fatigue un peu. Et en même temps non. Car je me repose pendant les Pixies, vu que ce sont alors les autres qui bougent à ma place. Je me réserve pour un Goodbye Lorraine ou pour un Black Rider, assez sensiblement moins populaires (ou alors personne n'a écouté les derniers albums des Catholics, ce qui est aussi probable). Enfin, ce n'est pas bien grave. On évite quelques "stage divers" suicidaires, on essaie de ne pas bousculer la demoiselle de 1m50, on retient son souffle quand la fumée de cigarettes nous atterrit en plein visage, on ouvre un peu plus les pans de la veste en velours, bref, on se prépare pour la dernière ligne droite. Et croyez-moi, on ne sera toujours pas déçu. Mais c'est le moment Pixies. Puisque c'est Caribou qui nous arrive alors. Bon, on le reprend en chœur, parce que quand même, c'est Caribooooouuuuuu oooooooooouuuuuuu ooooooouuuuuu. REPENT ! REPENT !!! Tout ça, tout ça. Et la suite est encore plus étonnante. Le riff de.... Mais on connaît ce riff par cœur ! Plong Plong Plong Ploplong ! Plong Plong Plong Ploplong ! C'est Velouria ! Une douce surprise qui apparemment en aura fait passer plus d'un par le toit.

 

Et c'est la fin.

C'est fini.

Et oui.

Mais bon, c'est la fausse fin.

 

        On ne peut pas concevoir un concert de Frank Black sans un rappel très consistant. Alors on applaudit, on tape des pieds, ils doivent revenir sur scène, c'est un ordre ! Ca hurle, ça siffle. Mais l'inévitable conclusion, trop prévisible, sur la désormais chanson "culte d'une génération", me serre déjà l'estomac. Cela signifie l'achèvement d'un concert fabuleux que l'on aurait bien vu durer 3 heures. Donc non, on ne veut pas l'entendre cette fameuse chanson. On sait, on se doute, qu'une bonne partie du public n'attend que cela. Mais pour nous elle représente la frustration. Elle nous énerve à l'avance. Nous attriste. Nous exaspère. Alors, dans un fol élan, Dolmancé réclame ce Manitoba qui lui tient tant à cœur. Et ce, au moment où le groupe monte sur scène. De l'autre côté de la salle, quelqu'un crie : "Los Angeles !". Certes. Dolmancé tente un ultime gag récurent, avec ce mythique : "The Jacques Tati !". Et là, soudain, c'est l'attentat, l'incident diplomatique. Juste derrière nous, on crie : "Where Is My Mind !!". Ah ! C'est trop ! A ce moment du concert, c'est une attaque personnelle ! Je perds mon si généreux sang froid et me retourne en un réflexe pour répondre assez vindicativement : "C'est bon ! Il va la jouer !". Parce que bon, parce que merde ! Parce que voilà ! On sait qu'il ne jouera pas The Jacques Tati, ni If It Takes All Night, ni So. Bay, ni Big Red, ni Two Spaces, ni Man of Steel, encore moins Alec Eiffel, The Happening ou Motorway To Roswell. Mais ça, Where Is My Mind, on ne va pas y couper. Tout le monde va être aux anges. Mais ce sera fini. Et puis zut ! Ce soir-là, même Goodbye Lorraine, surtout Goodbye Lorraine, avait plus d'âme que les Pixies. On n'y peut rien, c'est ainsi. Et même si rien n'égale Trompe Le Monde et Bossanova, en concert les chansons de Frank Black écrasent celles des Pixies.

        Mais je n'ai pas le temps de me chagriner davantage, déjà tout est oublié au moment où Frank Black entame le mirifique The Farewell Bend. Ah ! Black Letter Days, encore disque de l'année !! L'instant de grâce est à peine achevé que voilà, ça y est, nous y sommes, c'est le putain de Fight Club. Un bon film, par ailleurs. Et une chanson géniale, que j'ai toujours adoré depuis la toute première écoute. Rien ne peut la détruire. Ce fut donc Where Is My Mind. Mais c'est quand tout semble achevé que les miracles naissent. Et les Pixies ont à peine le temps de sauter par la fenêtre que Frank Black débute Bullet. Du Catholics pur et dur. C'est l'extase mystique. La manne céleste. Le cadeau des Dieux. Mais pourquoi la foi avait-elle pu vaciller ? Comment ai-je pu douter de Charles Thompson ? Comment ai-je pu croire qu'il allait vendre son âme sans se battre ? Et le voilà qui rue dans les brancards. Et avec quel panache ! Il explose les Pixies, ventile Placebo, réduit à néant le Fight Club. Il atomise et ne laisse rien derrière lui. 

        Car la profession de foi de Bullet ne suffit pas. Where Is My Mind semble déjà appartenir à un passé révolu, mais il faut bien sceller le cercueil. Et à l'hymne "générationnel", Frank Black répond par son hymne personnel. La reprise titanesque du Black Rider de Tom Waits. Les mots manquent, le souffle aussi. Mais tous les volcans du monde entrent en éruption au même instant (surtout dans le Massif Central). Il est grand, il est gros, il est le plus fort. Maintenant les Pixies peuvent bien se reformer, on s'en fout. Ce soir-là, encore une fois, on a vu, on a écouté le présent du rock, et sans doute son futur. Il a pour nom Frank Black & The Catholics. Et l'on n'a plus de voix mais l'on veut hurler une dernière fois : "Come On Along With The Black Rider ! We'll Have A Gay Old Time !". Frank Black, avec l'âge, a appris la nuance, l'émotion, mais sans rien perdre de cette énergie brute qui l'habite depuis un Something Against You. L'expression musicale du bonhomme a changé de voie, mais elle n'a rien perdu, au contraire, elle y a gagné en humanité. 

 

Mais voilà, le concert s'achève. Cette fois pour de bon. 

Pour de bon ?

Le doute subsiste.

On n'ose croire à un second rappel. Pourtant depuis le début, ce concert est exceptionnel. Et un ultime miracle est encore possible. Non. On n'y croit pas. Et pourtant...

 

        Soudain, Charles Thompson, soi-même, lui-même, monte sur scène, seul. On voit le reste des Catholics qui demeure à l'arrière. Frank Black s'approche du micro, demande qu'on lui rebranche. Tout le monde est bouche bée. Le gros monsieur va parler. Il va faire quelque chose d'imprévu. Quoi ? Comment ? Pourquoi ? Ah, non, ne pas s'évanouir maintenant, ce serait ballot. Et là, dans le Bataclan qui se vide déjà (pauvres fous qui avez raté cela !), Frank Black entonne a capela Brackish Boy. Là, comme ça, en direct, sans filet. Un immense sourire emplit les visages de tous les spectateurs. Frank Black humain, Frank Black adorable. On ne pouvait plus y croire. Il l'a fait. Et c'est sous les acclamations qu'il quitte la scène. Visiblement heureux. Il reviendra peu de temps après pour aider les roadies à ranger le matériel. Du jamais vu ! Tout le groupe s'y met. Frank Black est applaudit au moindre de ses gestes. Il soulève un ampli et c'est le délire collectif. Il traverse la scène impassible, sans un sourire, sans un regard pour le public en syncope, arborant un t-shirt Show Me Your Tears, il s'amuse. Le reste de son équipe est assez hilare. Et voilà que le gros Charles s'approche du bord de la scène, pour une séance d'autographes improvisée. Il en signe un. Puis deux ! Puis cinq ! Puis dix ! Il les signera tous. Certes tout cela n'est pas très intime, pas comme cette fameuse photo prise dans une arrière-cours d'Angoulême. Mais c'est touchant, pour le moins. Dolmancé remarque que tout cela fonctionne par cycles. Dans cinq ans, d'après lui, nous serons trente dans la salle. 

        Puis nous nous faisons virer. On ne plaisante pas avec la Squad ! Il faut libérer les lieux. La nuit n'est pas finie pour le Bataclan. Dehors, la pluie fine s'est un peu épaissie. Les fans les plus acharnés errent encore. Attendant un ultime miracle. Frank Black passe, aidant à porter le matériel dans le petit fourgon bien pratique. Il pleut, Charles est chauve, il se couvre la tête d'une serviette blanche. Il ressemble soudain à un esclavagiste égyptien replet. On le jurerait sorti des Dix Commandements, ou plutôt d'une vignette d'Astérix. C'est l'image mythique finale. Il est temps de partir.

        A la recherche de l'eau, ou du quelconque liquide providentiel, qui pourra épancher notre soif. Vers Bastille, en passant par République (ne cherchez pas à comprendre notre sens de l'orientation). Pour finalement se poser chez les Furieux, où il y a une photo du gros Charles sur le mur. On y entendra même Velvety. Choix judicieux, s'il en est. Pour Dolmancé, il n'y a pas de doutes, c'est le meilleur concert de Frank Black auquel il ait assisté (il en est à son huitième, si je ne m'abuse). Bref, c'est le bonheur, même si je m'endors un peu. J'entends juste le fraîchement brestois me dire un bien certain du dernier Ben Harper et du dernier Pink. Je lui fais répéter. Plusieurs fois. Et je mets cela sur le compte d'un délire post-traumatique. Ou alors je l'ai rêvé. Sans doute même. Par contre nous tombons d'accord sur les qualités étonnantes du dernier Bit-Bit Spears. Sinon, mes deux camarades causent de matos musical, de guitares, d'acoustiques, de basses, de blues, de Dylan qu'est rien qu'un Judas (on n'en est pas loin). Je perds le fil de l'échange. Le bar est plein, mais visiblement personne du concert n'a eu le courage ou l'inconscience de venir jusqu'ici pour se désaltérer. Je dors un peu debout, du moins assis, me remettant juste d'une pseudo grippe. Cela me fait une excuse. Je tiens fort bien la fatigue par ailleurs, rédigeant d'ailleurs ces lignes, sur du papier (avec un crayon ! incroyable !) aux alentours de 4h30 du matin. Enfin, ce soir-là, je crois que c'est surtout le métal flan qui passait en fond sonore qui me berçait. Puis, enfin, nous nous replions vers ma demeure.

        Il est tard. Mais la journée n'est pas finie pour Dolmancé et votre serviteur, au grand désespoir de notre troisième compagnon, qui aimerait bien dormir, putain, s'il vous plaît, je bosse moi lundi ! Mais l'appel du Mario Kart Double Dash est irrésistible. Et ce n'est qu'après un grand chelem où votre Edwood favori s'est senti poussé des ailes, qu'enfin je consens à abandonner une pièce pour le repos de mes braves invités. Je ne vais pas jusqu'à les border, mais l'intention y est. Il est loin dans la nuit du 29 novembre 2003 et je ferme la porte de ma chambre. Quelque part dans mon esprit Goodbye Lorraine, Horrible Day et The Black Rider fusionnent. Certes, je suis loin d'avoir égaré mon esprit ce soir. J'ai retrouvé, bien au contraire, mon affection pour le gars Charles. Il n'a pas déçu, il est allé au-delà de nos attentes. Et je le revois, seul sur scène, déclamant Brackish Boy d'une voix inhumaine. Pour le plaisir. Juste pour le plaisir. C'est beau. C'est déjà un souvenir. Il est demain. Et c'est une autre histoire.

Moments clefs : Nadine, I Want Rock'n' Roll, Massif Centrale, Freedom Rock, Nimrod's Son, Goodbye Lorraine, When Will Happiness Find Me Again, California Bound, Six Sixty-Six, Caribou, The Farewell Bend, The Black Rider, Brackish Boy...

 

 
 
 
 
 
 
 
 
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