L'Ange ivre

(1948)

Première collaboration entre Akira Kurosawa et celui qui allait devenir son acteur fétiche Toshiro Mifune, l'Ange Ivre, longtemps inédit en France, possède l'aura des grandes révélations cinéphiliques. C'est avec curiosité que l'on découvre les prouesses de Mifune en jeune yakuza tuberculeux, fier et colérique. Si le titre du film se réfère au personnage du médecin, brillamment interprété par Takashi Shimura (autre fidèle du réalisateur), la modernité du jeu de Mifune l'éclipse bien vite. Leurs confrontations ont du panache, une énergie peu commune, à la limite entre l'expansivité du théâtre occidental et, déjà, les poses du théâtre Nô. La première partie du métrage, qui noue la relation entre le gangster et le médecin, est ainsi d'une rare humanité et décrit une amitié naissante à grands renforts d'engueulades et de bravades. Stylistiquement, la mise en scène de Kurosawa fait preuve d'une belle nervosité tout en offrant quelques longs travellings qui longent le quasi marécage qui pollue les bidonvilles du Tokyo d'après-guerre. Ces plans, véritable leitmotiv de l'Ange Ivre, ne sont pas sans anticiper certaines visions de Tarkovski, en particulier dans Stalker.

La seconde moitié du film fait intervenir une figure de yakuza maléfique qui va précipiter la chute de Mifune. Son univers, son honneur et tout ce en quoi il pouvait croire vont disparaître en même temps que sa santé se dégrade à vue d'oeœil (maquillage exagéré à l'appui). Une sublime confrontation, âpre et inattendue dans son déroulement (on n'aurait jamais imaginé user de la peinture ainsi, sauf dans le cadre d'un gag) va clore les tourments du malade. La coda, un peu trop bavarde et explicative, tente à la fois de recentrer le récit sur le médecin et donner un espoir au sein de ce récit tragique, mais l'impression générale demeure. Celle d'un polar très noir, qui brille avant tout pour et par les deux anges déchus qui le rendent inoubliable.


Chien enragé

(1949)

Considéré comme le premier polar de l'histoire du cinéma japonais, Chien enragé est également remarquable dans la filmographie d'Akira Kurosawa. Annoncé par la réussite de l'Ange ivre et la rencontre décisive avec son acteur fétiche Toshiro Mifune, le triomphe artistique qu'est Chien enragé entame une suite quasi interrompue de chefs-d'œoeuvre, et ce, dès l'année suivante, avec l'essentiel Rashômon. En s'essayant au film policier à suspens, Kurosawa invente quelques unes de ses plus brillantes figures de style, en particulier l'influence des éléments naturels (ici une chaleur étouffante et omniprésente, qui s'épanche parfois en pluies diluviennes). La nervosité de la mise en scène, et surtout du montage, surprend dès les premières minutes du métrage. Poursuites, filatures, interrogatoires tendus, violence rare mais sèche, les qualités de Chien enragé sont certes « empruntés » au cinéma américain de l'époque (le Scarface de Hawks sorti en 1932 proposait bon nombre des effets les plus percutants contenus dans le film de Kurosawa), mais le metteur en scène insuffle à un schéma classique une intensité unique.

Le point de départ de l'oeœuvre (le vol de l'arme de fonction d'un jeune policier aux nerfs fragiles) permet à la fois de suivre la métaphore du « chien enragé » (le pistolet remplaçant la maladie, avec des effets similaires) et surtout de signer un grand suspens urbain ultra réaliste, au sein d'un Tokyo d'immédiate après-guerre. Outre la diversité des décors, le film propose de nombreux portraits d'existences plus ou moins bouleversées par la défaite et l'occupation américaine. Cette misère évidente, qui justifie en partie la rage qui saisit certains êtres, est doublée par la description quasi palpable de la chaleur de juillet. Pas un plan où les personnages ne transpirent, ne s'épongent, ne recherchent un peu de fraîcheur ou le souffle d'un ventilateur. Très crues, ces images de corps en souffrance demeurent puissamment évocatrices, comme par exemple dans la scène où les danseuses épuisées sont filmées au plus près de leurs visages las, sur lesquels coulent des gouttes de sueur.

Si le tandem Mifune et Shimura (déjà au cœoeur de l'Ange ivre) fonctionne toujours idéalement, les seconds rôles sont tous mémorables, en particulier la jeune Keiko Awaji. Accumulant les fausses pistes, les rebondissements, jusqu'à la toute fin des deux heures de métrage, Chien enragé n'est pas seulement un divertissement passionnant, c'est aussi une tour de force plastique, qui émerveille par le nombre de plans inoubliables qui le parsèment. Très inspiré par son sujet et son univers, Kurosawa cite aussi bien les clairs-obscurs d'Orson Welles que les poses de gangsters à la Hawks. Néanmoins, la confrontation finale, sommet de tension, qui trouve son aboutissement dans un décor champêtre, n'appartient qu'au metteur en scène japonais. Cette conclusion, toujours aussi impressionnante, permet au film de dépasser le cadre de la curiosité cinéphilique et de s'imposer comme un grand classique méconnu.


Les Sept samouraïs

(1954)

Peu de films dans l'histoire du cinéma se sont révélés aussi célébrés et influents que les Sept samouraïs d'Akira Kurosawa. Mais une fois dépassée l'aura de « chef-d'oeœuvre absolu intouchable », le monument retrouve ses attraits de film de genre, aussi imposants que directement divertissants. Archétype de tous les récits de mercenaires (qu'ils soient sept ou davantage) qui ont suivi depuis sa sortie, la fable de Kurosawa repose sur des bases très classiques, voire assez minces. Des faibles sont en danger et vont chercher secours auprès de plus forts qui vont s'unir malgré leurs différences, pour donner une bonne leçon aux oppresseurs. Ce résumé pourrait tout aussi bien s'appliquer à AlienS qu'à 1001 Pattes, tous plus ou moins redevables au marbre taillé par le réalisateur japonais. Non, Kurosawa n'a pas inventé cette trame avec ses samouraïs, avant lui il y avait eu plus d'un western et plus d'un film de guerre portés par des caractères bourrus, épiques et attachants.

Kurosawa ne crée peut-être pas tout, mais il magnifie, il imprime pour l'éternité des concepts et des figures qu'on ne peut que connaître, même sans avoir vu les Sept samouraïs. Du chien fou au taciturne, du gouailleur au grand seigneur, les protagonistes incontournables du cinéma populaire se croisent ici, mais au rythme kurosawien, en prenant le temps de se présenter et de nous laisser nous imprégner de leurs âmes et de leurs mystères. Cependant nous sommes assez loin des oeœuvres les plus contemplatives du maître, car entre humour et péripéties, les Sept samouraïs parvient à ne jamais ennuyer au fil de ses trois heures. Ce genre de constat s'applique si généralement aux blockbusters les plus réussis (rares et précieux), que l'on en vient encore à souligner combien les Sept samouraïs est devenu l'idéal du divertissement cinématographique, la perfection à atteindre.

Nous avons tous notre samouraï « favori » (il change parfois d'une vision à l'autre) et au moins une raison d'aimer ce film avec passion. Tout ce que l'on peut apprécier du cinéma de Kurosawa est là : des scènes de groupe virtuoses aux batailles chorégraphiées, en passant par les drames humains dont les évolutions psychologiques se déroulent en temps réel sous nos yeux. Et, bien sûr, il y a l'incroyable dénouement sous des trombes d'eau, tour de force artistique unique qui demeure, encore de nos jours, l'une des plus impressionnantes et mémorables séquences de l'histoire du cinéma.


Vivre dans la peur

(1955)

Etrangement emporté par la vague de films dédiés au danger atomique qui triomphait au début des années 50 et qui nous donna des classiques du niveau du Jour où la Terre s'arrêta ou du premier Godzilla, Akira Kurosawa signait avec Vivre dans la peur un récit résolument atypique. En effet, la dénonciation du nucléaire apparaît dès les premières minutes de métrage comme un simple prétexte pour réaliser une nouvelle chronique familiale dans la plus pure tradition du cinéma japonais réaliste. Le coeœur de Vivre dans la peur se situe dans la remise en question de l'autorité d'un patriarche essayant de sauver sa famille (maîtresses et enfants adultérins compris) d'une possible guerre atomique. En voulant abandonner tous ses biens, et en particulier l'usine qu'il a créé, Kiichi Nakajima met avant tout en péril l'équilibre précaire de sa demeure et voit tout son entourage (ou presque) se retourner contre lui et lui intenter un procès pour le placer sous tutelle. Sombrant de plus en plus dans la paranoïa, voyant toutes ses tentatives échouer, Kiichi s'effondre dans la folie. Son geste final, terrible et dérisoire, n'est pas sans anticiper la conclusion du Sacrifice de Tarkovski.

Longtemps inédit en France, Vivre dans la peur est malheureusement loin de rendre totalement justice à son sujet. Visiblement, Kurosawa n'est pas entièrement convaincu par le propos qu'il est censé défendre. On le constate sur plusieurs points qui manquent de faire chavirer le film vers les abysses des œoeuvres ratées. Premier aspect discutable, faire jouer le rôle d'un vieillard par Toshiro Mifune, 35 ans à l'époque du tournage. Grimé à outrance, dissimulé derrière d'improbables lunettes, l'acteur de génie, livré à lui-même, grimace, peste et gesticule comme rarement. A aucun moment on ne croit à un vestige de raison chez cet être dévoré par la nervosité et les égarements. Et lorsque le médecin-chef de l'hôpital psychiatrique entonne l'inévitable tirade sur l'air du « Est-ce lui le fou ou est-ce nous ? », avant que la caméra de Kurosawa ne s'attarde dans une séquence démontrant les délires de Kiichi, on se retrouve devant une contradiction évidente. Le propos général semble moins nuancé que trouble, hésitant entre un récit des effets de la peur sur l'homme, une diatribe anti-atomique ou un très classique drame familial.

Ce sont les tensions entre les enfants et leur père qui composent l'essentiel de Vivre dans la peur. L'intervention de juges censés départager les deux parties renforce ce thème. Que faut-il faire face à la folie d'un membre de sa famille ? Cette question suffit à faire resurgir tous les squelettes longtemps gardés dans les placards. Une séquence, sobre et très belle, montre l'une des filles légitimes en train de faire découvrir l'album de photos de la maison à une fille illégitime. On se demande alors si la déraison de Kiichi n'est pas plutôt causée par son incapacité à assumer l'existence dissolue qu'il a vécue et par sa volonté de réunir et réconcilier tout le monde sous un même toit, de préférence au Brésil, là où tout peut recommencer à zéro. C'est sous cet angle de lecture que Vivre dans la peur est le plus intéressant. Malheureusement le film est aussi un peu long, s'attardant sur des scènes légèrement superflues qui soulignent les hésitations du cinéaste face à la tonalité qu'il souhaite aborder. A découvrir aujourd'hui, cette oeœuvre méconnue demeure une curiosité, très intrigante, dont les excès, les faiblesses mais aussi les instants de grâce en font un document à voir pour les fans de l'auteur, mais les néophytes préfèreront sans doute les 7 Samouraïs ou Sanjuro….


Le Château de l'araignée

(1957)

Six ans après Rashomon et trois ans après les Sept samouraïs, qui lui ont valu une reconnaissance critique internationale, Akira Kurosawa offre avec le Château de l'araignée ce qui est peut-être son oeœuvre la plus esthétiquement radicale et sans doute la plus représentative de sa volonté de concilier cinéma et théâtre. Le réalisateur japonais accomplit un impressionnant travail d'adaptation du Macbeth de Shakespeare en le relisant suivant les codes du théâtre Nô, et une dynamique de mise en scène usant des plus beaux artifices du langage cinématographique. Kurosawa s'approprie l'ouvrage du plus grand des auteurs anglais en supprimant l'essentiel du texte pour mieux le remplacer par l'expressionnisme propre au Nô. Par exemple, Lady Macbeth perd ainsi ses virtuoses monologues chargés de culpabilité et de doutes pour mieux s'incarner dans la fixité inquiétante et quasi fantomatique de l'actrice, Isuzu Yamada. Dans sa volonté d'épure, Kurosawa transforme les sorcières en un spectre éminemment japonais, dont le chantonnement suggère l'essence de ce conte pessimiste, nimbé d'une atmosphère fantastique.

En jouant sur la quasi omniprésence du brouillard, qui semble même cerner les scènes d'intérieur les plus dépouillées, et en donnant au château de l'araignée une aura de lieu vivant et maléfique (en particulier lorsque Washizu rapporte la dépouille du seigneur Tsuzuki), Kurosawa retrouve les accents shakespeariens d'étrangeté menaçante. Au sein de cet univers morbide, Macbeth/Washizu, se débat, se précipite, s'exclame, en tentant en vain de contrôler un destin qu'il sait pourtant tout tracé. La vanité du samouraï se retournera finalement contre lui, dans un final qui n'hésite pas à flirter avec les codes du cinéma de genre. Car au-delà de l'austérité apparente de l'oeœuvre, le Château de l'araignée n'hésite jamais à se plonger dans les styles cinématographiques a priori les moins respectables. Il suffit pour cela de se souvenir de la conclusion du film, où le formidable Toshiro Mifune trouve une mort spectaculaire, tel un « méchant » indestructible comme le cinéma d'action les affectionne.

La modernité du Château de l'araignée se situe aussi dans la réalisation de Kurosawa, qui n'a jamais été aussi tendue entre fixité et amplitude du mouvement. Le metteur en scène joue avec une virtuosité implacable sur le hors-champ (qui remplace magistralement l'utilisation de tout autre forme de trucages visuels) ou sur des travellings inattendus ou improbables (la scène présentant le plus de figurants costumés est presque entièrement masquée par des arbres et des branchages au premier plan). Aux soubresauts de la réalisation répond le jeu saccadé, scandé, des principaux protagonistes et bien sûr en particulier de Mifune, qui vampirise totalement le dernier tiers du métrage lorsque son esprit, comme son château, semblent emportés par une « tempête » proprement shakespearienne.

Les tensions entre l'affectation du théâtre Nô et la truculence du propos de l'écrivain, entre les percées épiques et la retenue souvent minimaliste de certaines séquences clefs (le meurtre central est un modèle de magnétisme quasi muet), permettent au Château de l'araignée de s'imposer comme l'une des oeœuvres maîtresses d'Akira Kurosawa, qui donne aussi libre cours à sa vision fréquemment très pessimiste de la nature humaine. Si le film pourra donc paraître très étouffant, voire impénétrable aux néophytes qui préféreront se tourner vers les Sept samouraïs ou vers la Forteresse cachée pour s'initier au style du réalisateur, il n'en demeure pas moins un chef-d'oeœuvre du cinéma mondial et un foisonnant livre d'images d'une perfection flirtant avec l'onirique


La Forteresse cachée

(1958)

Réputé et présenté jusque sur la jaquette du DVD comme étant LE film ayant le plus directement inspiré George Lucas pour le premier épisode de Star Wars (enfin, le quatrième), la Forteresse cachée risque de beaucoup décontenancer les nouveaux spectateurs alléchés par cette comparaison. En effet, si la Forteresse cachée est bien un grand film d'aventure, il l'est selon les critères du maître japonais, et donc nous sommes très éloignés des attentes du public désormais habitué aux règles plus ou moins fixées par les premiers blockbusters du tandem Lucas/Spielberg. Chez Kurosawa, en effet, l'action telle que nous la concevons à présent se limite à une grande scène de duel à la lance, admirable de chorégraphie et de tension, et à quelques brèves poursuites ou confrontations (parfois hors-champ) sur l'ensemble des 2h20 du métrage.

Si les quelques scènes de foule sont inoubliables (la révolte du début, le village, la cérémonie du feu), la Forteresse cachée se distingue plutôt dans la veine la plus minimaliste du genre épique. C'est avant tout, comme son titre l'indique, un fascinant récit topographique et une errance stratégique où chaque séquence se joue comme un mouvement aux échecs, le but étant de faire parvenir la princesse (la reine, la dame, peu importe), ainsi qu'une généreuse quantité d'or, d'un point à l'autre de la carte, en utilisant tous les stratagèmes pour éviter les troupes adverses, les traîtres, les pièges du terrain, etc… Donc, si l'on pourra avoir l'impression qu'il ne se passe que peu de chose, le film est en fait une ode au mouvement, à la tactique militaire du général Rokubura, prêt à tous les sacrifices et à tous les artifices pour remplir sa mission, que l'influence des jeux vidéos nous permettrait à présent de qualifier : « d'infiltration ». À ce niveau, l'œoeuvre n'a pas pris une ride, les subterfuges déployés par le personnage de Toshiro Mifune n'ayant rien perdu de leur maestria, et la mise en scène de Kurosawa, pleine d'inventions même lorsqu'il s'agit de cadrer une poignée de personnages immobiles, ne cesse encore d'impressionner.

Néanmoins, l'omniprésence du duo de paysans, dont les incessantes disputes ne prêtent plus que rarement aux sourires, occupe sans doute une trop grande partie du métrage. Si l'on comprend bien le propos de Kurosawa, qui a incarné en ces deux gens du peuple tous les vices mais aussi toute la tendresse rustre des paysans japonais, l'insistance sur leur vénalité, leur concupiscence, leur lâcheté et surtout leur bêtise s'avère assez rapidement redondante et entame fréquemment le rythme du film, pour laisser place à des numéros comiques relativement datés, voire ratés. Par contre, pour une fois, Kurosawa essaie de développer un personnage féminin positif, mais en le transformant en garçon manqué, qui évoquera forcément la princesse Léia et une flopée de donzelles équivalentes dans l'histoire hollywoodienne. Petite peste qui ne sait pas parler sans hurler (ce qui rend son « déguisement » en « muette » des plus appréciables), et qui prend constamment la pause la cravache à la main, elle distille un érotisme paradoxal qui fera date au sein du cinéma d'aventure et d'action.

La Forteresse cachée, dans son évidente richesse plastique et son ludisme parfois très inattendu, demeure l'une des oeœuvres les plus « légères » et accessibles de Kurosawa, comme une récréation glissée entre d'autres films beaucoup plus sombres et profonds (le Château de l'araignée, les Bas-fonds, les Salauds dorment en paix), et qui offre à Toshiro Mifune un rôle de héros impitoyable, malin et moqueur, taillé dans le plus beau marbre du mythe cinématographique.


Les Salauds dorment en paix

(1960)

Trop longtemps le cinéma d'Akira Kurosawa a été connu et reconnu pour ses aspects les plus «exotiques» aux yeux des occidentaux. Certes, ses chefs-d'oeœuvre les plus marquants sont des films d'époque et de Rashomon à Ran en passant par les Sept samourais, difficile de nier qu'une grande partie de l'essence du génie du réalisateur japonais se situe au sein de ces films. Cependant, depuis quelques années, les oeœuvres «contemporaines» du maître sont redécouvertes et l'importance d'incontournables (autrefois introuvables) tels que Chien enragé ou Entre le ciel et l'enfer nous apparaît enfin. Les Salauds dorment en paix demeure ainsi une merveille rare qui surprend par sa construction passionnante et par la nervosité de sa mise en scène. En adaptant au Japon corrompu des années 50 les codes visuels d'un Jacques Tourneur (jeux d'ombres très marqués, cadrage chirurgical, scènes d'action rares mais intenses), Kurosawa signe l'une de ses œoeuvres les plus passionnantes mais aussi l'une des plus désespérées.

Dans le Japon de la reconstruction, la corruption règne dans le domaine du bâtiment, étroitement lié au pouvoir en place. Des scandales naissent des suicides en série, et l'étau se resserre autour des responsables haut placé de la société Dairyu et du département d'Etat : « l'Office ». Dans ce jeu de quilles, Koichi Nishi (Mifune, plus en nuances qu'à l'habitude) élabore une savante stratégie pour assouvir sa vengeance et tenir en haleine le spectateur. Dès la scène d'ouverture, une cérémonie de mariage en forme de tour de force de mise en scène et d'enjeux dramatiques, Kurosawa donne quasiment toutes les clefs pour envisager l'ensemble de la tragédie déjà en place. En une poignée de plans et de répliques, il caractérise les principaux protagonistes et nous situe au cœoeur de l'action, car nous ne vivrons que le dernier acte des Salauds dorment en paix.

Si la critique sociale est omniprésente et que le film se révèle implacable, Kurosawa n'oublie pas d'apporter une touche sensible, en particulier grâce au personnage de la mariée handicapée et à sa relation contrariée avec Nishi. Malgré ses 2h30, l'oeœuvre paraît presque trop courte pour dénouer toutes les implications de cette dénonciation de la corruption qui gangrenait la société japonaise. Pour avoir toute la liberté nécessaire, Kurosawa avait même créé sa propre société de production, et il ira encore plus loin dans cette démarche avec le virulent Dodes'kaden. Car les enluminures du thriller ne masquent jamais la vindicte du réalisateur, qui ne cesse de souligner l'injustice inhérente aux failles du système japonais et comment le sens du sacrifice, si honorable chez les samourais, peut être détourné par des fonctionnaires et des industriels sans scrupules. Le drame se joue donc bien au-delà des héros du film et on ne peut que partager l'impuissance et la rage qui submergent le dernier quart d'heure.

Rarement Kurosawa aura aussi brillamment détourné les clichés d'un genre pour les plier à sa vision du monde et à son propos engagé. Car le film est aussi, et presque avant tout, un divertissement prenant, l'un des plus rythmés de l'oeœuvre du cinéaste et dont la précision esthétique ne cesse de ravir. Le spectateur est ainsi d'autant plus sensible aux drames humains qui conduisent au plus inévitable des dénouements possibles. Mais le suspens est construit avec une telle maestria que jusqu'à la dernière minute, on en vient à s'attendre à un ultime rebondissement, le scénario n'ayant pas hésité à prendre à contre-pied certaines de nos attentes. Les Salauds dorment en paix s'affirme comme un monument du film noir, dans sa veine la plus humaine, et mérite de (re)trouver une place de choix auprès des plus belles réussites de Kurosawa.


Sanjuro

(1962)

Poursuivant dans le divertissement pur entamé par la Forteresse cachée, et dont l'apothéose serait peut-être le Yojimbo mis en scène un an auparavant, Akira Kurosawa offre avec Sanjuro (la « suite » de Yojimbo) un film de sabres d'une fluidité et d'une évidence cinématographiques mémorables. Comme dans ces deux œoeuvres précédentes, le réalisateur offre à son acteur fétiche, Toshiro Mifune, un rôle de samouraï rustre et solitaire, mais dont les capacités physiques et stratégiques semblent sans faille. Sous les oripeaux douteux de Sanjuro, mercenaire bourré de tics et peu avare en familiarités, Mifune bouffe littéralement l'écran, portant l'essentiel du film par son charisme hors normes. Si ses compagnons, sortes de 7 samouraïs inversés, obtiennent presque autant de temps de présence, ils sont quasi invisibles, réduits à des « poussins » qui suivent, avec admiration et crainte, les moindres gestes de Sanjuro.

Ici, pas de place pour le contemplatif, l'œoeuvre ne fait qu'une heure et demi, ce qui est rare pour Kurosawa qui a généralement besoin de plus de deux heures pour développer ses ambiances. Dès le premier quart d'heure, tous les enjeux et principaux protagonistes ont été exposés et une belle scène d'action a déjà eu lieu. Si, comme dans la Forteresse cachée, le suspens va se révéler essentiellement topographique (chacun cherchant ce qui se trouve en fait chez le voisin), les déplacements ne se font que sur des distances fort réduites, mais à la façon d'un jeu où la malice de Sanjuro (et ses talents de sabreurs) sont les seules règles. Dans le camp adverse, seul Muroto, arriviste qui assume parfaitement son immoralité, semble pouvoir tenir tête à un Mifune déchaîné, mais il sera trompé aussi sûrement que les autres.

Il serait dommage de réduire Sanjuro à un divertissement efficace mais un peu vain. En effet, de manière très subtile, Kurosawa parvient à rendre son anti-héros particulièrement attachant. De son patronyme qui signifie «Camélia» à sa maladresse auprès des femmes (certes décrites de manière très frivole, voire misogyne, comme souvent chez le cinéaste) en passant par sa solitude de « sabre nu », Sanjuro acquiert une humanité qui le rend d'autant plus attachant. Loin de la froideur ou des thèmes tragiques de nombreuses autres oeœuvres du maître japonais, le film est dans son ensemble léger et riche en moments comiques, ayant plutôt mieux supporté l'épreuve du temps que ceux de la Forteresse cachée.

Sanjuro est aussi passé à la postérité grâce à deux séquences particulièrement inoubliables. La première voit Mifune affronter une vingtaine de samouraïs à lui tout seul, et la seconde est bien sûr le duel entre Sanjuro et Muroto, qui conclut le métrage. L'aspect très exagéré du combat, a priori inéquitable, contre les sabreurs se retrouvera ensuite plus que fréquemment dans les films d'arts martiaux et dans le cinéma d'action en général. Mais le plan le plus connu de l'oeœuvre est sans nul doute le geyser de sang du duel final, effet totalement inattendu, l'un des premiers trucages « gore » du cinéma moderne, qui aura traumatisé plus d'un futur réalisateur (à commencer par le Tarantino de Kill Bill). En concluant son histoire par cette apothéose outrancière, Akira Kurosawa ouvrait la porte à un renouveau du cinéma d'exploitation, plus nerveux, plus violent, faisant la part belle aux héros marginaux et sans concession.


Entre le ciel et l'enfer

(1963)

Entre le ciel et l'enfer est une tentative de « polar total » qui s'affirme comme le grand film somme de la veine cinéma de genre d'Akira Kurosawa. Après avoir enchaîné la Forteresse cachée, les Salaud dorment en paix, Yojimbo et sa suite Sanjuro, Kurosawa a redéfini les critères du cinéma de divertissement des années 60 en lui insufflant à la fois une profondeur inédite mais aussi des exigences plastiques uniques. De l'amplitude de la scènes d'ouverture des Salauds dorment en paix au geyser de sang de Sanjuro, l'originalité de ces films va durablement transformer la notion de « série B ». De Leone à Coppola en passant par Peckinpah, plus d'un cinéaste viendra s'engouffrer sur les chemins défrichés par le maître japonais.

Entre le ciel et l'enfer synthétise toutes les idées de Kurosawa au sein d'un thriller dont le thème principal lui tenait particulièrement à cœoeur (la recrudescence des kidnappings au Japon). Sur ce canevas classique, il tisse une critique sociale évidente mais d'une rare force où le patron (interprété par un Mifune d'une grande justesse) devra sacrifier ses privilèges pour regagner son humanité. La première heure du métrage, en huis-clos et rythmée par d'immenses plans séquences, est à elle seule une performance inoubliable qui en remontre au Hitchcock de la Corde. La progression de la tension et surtout les nuances psychologiques déployées par Mifune transforment les passages obligés (enlèvement, appels du ravisseur, arrivée de la police, rebondissements) en suspens minimal mais passionnant. Kurosawa ne relâche pas le spectateur en enchaînant sur un autre tour de force cinématographique avec la remise de la rançon depuis un train express, où la nervosité des acteurs donne un réalisme d'autant plus frappant à la séquence.

Le film prend alors une direction très différente en évinçant quasi totalement le personnage de Mifune et en se concentrant sur l'enquête menée par les policiers à la recherche du kidnappeur, drogué autodestructeur tout droit sorti d'un film de Fukasaku ou de Suzuki. Selon nos critères de spectateurs du 21e siècle, cette partie semblera souffrir d'une légère baisse de régime, en particulier lors de longs dialogues explicatifs un peu redondants. Heureusement, la dernière demi-heure du métrage emporte totalement l'adhésion en offrant une traque nerveuse dans un quartier chaud de Tokyo, ainsi qu'une scène de conclusion d'une intensité et d'une noirceur glaçantes.

Brillamment mis en scène, écrit et interprété, Entre le ciel et l'enfer est une excellente réflexion sur les enjeux d'un kidnapping, mais c'est avant tout un thriller policier réaliste et sophistiqué. D'un abord relativement aisé, le film se présente avant tout comme un divertissement palpitant, avant de révéler peu à peu sa profondeur. En ce sens, il fait partie, au même titre que les Sept samouraïs ou que Yojimbo, des oeœuvres de Kurosawa les plus recommandables pour les néophytes, qui pourront y admirer le génie du cinéaste pour insuffler des thèmes complexes et personnels au sein d'histoires évidentes et universelles.


Barberousse

(1965)

La filmographie commune d'Akira Kurosawa et de Toshiro Mifune est considérée, à juste raison, comme l'une des plus prolifiques et exceptionnelles de l'histoire du cinéma. Et de la jeunesse impétueuse du Kikuchiyo des Sept samouraïs à la sagesse bourrue de Barberousse, Mifune aura incarné les plus inoubliables héros du maître japonais. En 1965, Barberousse marque à la fois la fin de la collaboration entre Kurosawa et son acteur fétiche, mais aussi le dernier film en noir et blanc du réalisateur, qui, après l'échec douloureux de sa participation à Tora ! Tora ! Tora ! mettra cinq années avant d'offrir Dodes'kaden. Kurosawa est ici au sommet de sa maîtrise artistique en allant au bout de ce que le noir et blanc pouvait lui offrir. C'est un sujet assez classique, un hôpital pour miséreux du début du 19e siècle, qui lui permet de donner libre cours à ses penchants les plus mélodramatiques. Barberousse annonce la chorale des démunis de Dodes'kaden, avec encore plus d'âme et de cœoeur.

Si le personnage de Barberousse surplombe le film de son charisme et de sa bienveillance parfois brutale, c'est le jeune docteur Noboru Yasumoto qui se révèle, dès le départ, être le véritable héros. C'est par son regard que l'histoire est perçue, et c'est sa lente évolution, du dégoût à l'admiration, qui forme le moteur du scénario. Barberousse est un récit d'apprentissage dont les élans lacrymaux et l'aspect exemplaire sont parfois aussi naïfs que bouleversants. Kurosawa filme la souffrance et la pauvreté sans fard, délivrant des scènes d'agonie traumatisantes et paradoxalement d'une splendeur rarement atteinte au cinéma. La dureté des situations est contrebalancée par la douceur du regard de l'auteur, qui parvient à insuffler de la tendresse dans les récits les plus sordides. Rien n'est épargné aux malades qui se pressent au sein du dispensaire de Barberousse, et quand la vie s'accroche encore à eux, nombreux sont ceux qui opteront pour le suicide, quelle que soit sa forme. Mais même au fond du gouffre (ou du puit), se trouve l'espoir, la rédemption et peut-être le miracle.

La première partie du film se compose d'une succession de séquences dédiées à des cas désespérés que même Barberousse ne parviendra pas à guérir. Yasumoto y découvre la « beauté de l'instant de la mort », quand le dernier souffle et la dernière confession ne peuvent que nous tirer des larmes en libérant les êtres tourmentés. L'apprenti médecin va ainsi, peu à peu, mettre de côté ses ambitions et ses préjugés. En plein milieu du métrage, Barberousse sauve une très jeune prostituée, Otoyo, grâce à des talents martiaux aussi inattendus que spectaculaires (l'impressionnant travail sur le son du film est alors mis au service de douloureuses fractures). C'est le point de basculement de l'œoeuvre, qui, dans sa seconde moitié, va suivre la quasi résurrection de Otoyo, en la mettant en parallèle de sa relation avec Yasumoto. La fin du film évoque le sort du petit Chobo, au fil de quelques scènes particulièrement émouvantes.

Barberousse dresse un tableau aussi réaliste (dans les faits) que magnifié (dans son rendu visuel) du quotidien de l'hôpital. Kurosawa parvient à donner du sublime aux pires souffrances et l'intensité, parfois onirique, de certaines situations surprend encore par sa modernité. Le récit et la séduction mortelle de la «mante religieuse», les souvenirs fantomatiques de Sahachi, le regard perdu d'Otoyo, la bonté contenue de Barberousse, autant de moments et de plans faisant partie des sommets de la carrière du cinéaste japonais.

Le genre « médical » n'aura jamais été abordé avec autant de pudeur et de justesse et, si le film n'hésite pas à tirer la corde du larmoyant, Kurosawa compense par des portraits, parfois très crus, des différents protagonistes. Certains retrouveront sans doute, en particulier dans la première partie, une mysoginie latente que l'on a parfois reproché à l'auteur, mais le calvaire de Otoyo est si touchant que l'on en oublie les aspects les plus datés de l'œoeuvre pour se laisser entièrement porter par la grâce du film. Derrière la rudesse du personnage de Barberousse, c'est bien toute l'humanité de Kurosawa qui transparaît, permettant à cet accomplissement artistique de demeurer le chef-d'oeœuvre le plus méconnu, mais peut-être aussi le plus essentiel, du réalisateur


Dodeskaden

(1970)

Il semble toujours possible de trouver un film « maudit » au sein du parcours de tous les grands cinéastes, une œoeuvre détestée, soit par la critique, soit par le public, soit par le réalisateur lui-même, ou chahutée par un destin injuste. Parfois l'accumulation d'échecs liés à un film en fait quasiment l'archétype de l'œoeuvre incomprise mais loin d'être une erreur artistique, bien au contraire. Certaines sont redécouvertes avec les années (La Nuit du chasseur, La Soif du mal, Les Rapaces, Playtime, La Porte du Paradis…), d'autres, plus récentes, attendent encore leur heure et sont toujours sujettes à polémiques (le Coup de coeœur de Coppola, le 13ème guerrier de McTiernan…).

Mais le cas du Dodes'kaden d'Akira Kurosawa est peut-être le plus frappant et le plus tragique dans la liste des chefs-d'œoeuvre conspués, et s'il fallait le comparer à un autre monument dévasté, ce serait sans doute au Playtime de Jacques Tati, conçu et sorti dans un chaos total quelques années avant le film de Kurosawa. Si les deux films possèdent des thèmes et une atmosphère extrêmement différents, leurs visions « parallèles » de la modernité galopante, leurs audaces formelles et leur inadéquation flagrante entre les attentes du public et celles des critiques de leur époque, les rapprochent déjà de manière évidente. Mais c'est surtout leurs accueils catastrophiques et le résultat sur les deux metteurs en scène, pourtant largement adorés auparavant dans leurs pays, qui semblent lier étroitement ces films. Si Tati sombra dans un oubli progressif et ne parvint jamais à se guérir de ses désillusions, Kurosawa lui connût une véritable dépression qui l'amena jusqu'à la tentative de suicide.

Mais la « petite histoire » a tendance à faire oublier l'essentiel : Dodes'kaden est l'un des plus grands sommets du maître japonais. De ses expérimentations visuelles (là où Tati utilisait des silhouettes en carton pour remplacer des figurants, Kurosawa va jusqu'à peindre les ombres des décors sur le sol) à son propos extrêmement humaniste et nuancé, le film s'avère inoubliable. Pour la première fois, le metteur en scène utilise la couleur, mais c'est pour mieux scruter les ténèbres du Japon en pleine résurrection sociale et économique. Après la débâcle de la Seconde guerre mondiale, le pays s'est longuement cherché et reconstruit, et au moment où son essor devient irrésistible, c'est le plus prestigieux de ses cinéastes qui entreprend de dévoiler l'envers du décor. Dodes'kaden est un film « chorale » où les destins d'habitants d'un bidonville des abords de Tokyo viennent se croiser ou à peine s'effleurer en dressant un portrait très critique de la société nippone et de la nature humaine en général. Si l'amour est toujours présent, parfois de manière aussi inattendue que bouleversante (les enfants du brossier, la confession finale de la jeune fille abusée, la sagesse de l'ancien, la tirade du mari soumis…), c'est néanmoins la tristesse qui imprègne les images très colorées du métrage.

Le jeune homme qui s'invente conducteur de tram est l'idéal symbole de Dodes'kaden, l'image, empreinte de tendresse, n'en est pas moins terrible pour autant, métaphore d'une partie de la population japonaise réduite à fantasmer le progrès technologique et sa réussite sociale. Tous ces marginaux qui grappillent un peu de la réussite environnante, un peu de compagnie et de compassion, ne sont pas sans évoquer Los Olvidados de Buñuel ou, plus proche de nous, le Tombeau des lucioles de Takahata. L'espoir est sans cesse vacillant, suspendu à une parole ou à un geste. Si la lueur est bel et bien présente, comme lorsque l'ancien sauve, de manière malicieuse, un homme du suicide ou de la folie furieuse, c'est le plus souvent l'échec du pardon (de la femme infidèle) ou la fin des rêves (la déchirante histoire du clochard et de son enfant).

La magnificence plastique de Dodes'kaden ne suffit pas à transformer l'œoeuvre en conte, bien au contraire. Elle souligne l'impossible conciliation entre l'univers de l'imagination (les visions sont toujours présentées sous des formes hautement chatoyantes) et la réalité de cette terre uniformément grise, de ces montagnes de déchets que sillonne le tram fantôme, de ces quelques bicoques qui semblent encore surgir des décombres de la guerre. Inutile alors de chercher bien loin les raisons du fiasco du film auprès du public japonais. Trop d'actualité, trop étonnant dans sa forme, trop insoutenable dans sa vision du monde, l'oeœuvre ne pouvait pas convenir aux envies de son temps. Et si Kurosawa chercha longuement le souffle de résurrection qui donna naissance au sublime mais « étranger » Dersou Ouzala, Dodes'kaden demeure son chef-d'œoeuvre le plus intensément bouleversant et le plus délicatement humain

 

 

 
 
 
 
 
 
 
 
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