Le Fantôme des Noëls passés

 

L'autre jour en revenant des courses, j'ai croisé le fantôme des Noëls passés. C'était un peu inattendu, en pleine journée, en plein mois de mai.


- "Ah mais en voilà une surprise !", m'exclamais-je.


- "Oui, je suis venu te voir aujourd'hui, comme ça on pourra discuter.", répondit le fantôme.


- "Je suis tout à fait pour, dis-je, mais seulement si on allège la forme du dialogue, parce que je ne vais pas remplir des pages de "répondit-il", "renchéris-je", "dit-il" et compagnie."


- "D'accord, mais tu devras espérer que tes lecteurs ne se perdront pas en route."


- "Mais non, mes lecteurs sont brillants, ils sauront reconnaître qui est qui d'une réplique à l'autre. Alors, quel bon vive le vent d'hiver t'amène ?"


- "Juste le plaisir de te faire réfléchir au temps jadis."


- "Si c'est tout, c'est un peu décevant, le temps jadis me poursuit comme une ombre, c'est évident. Que veux-tu que je découvre de plus en revoyant les Noëls d'antan ? Qu'il n'en reste plus rien, ni les lieux, ni les gens, ça je le sais déjà. Tu veux que je verse ma petite larme, histoire d'émouvoir le lecteur sensible ?"


- "Non, non, non, en fait, je me disais qu'on pourrait penser ensemble aux Noëls d'il y a 100 ans, par exemple, là, tu comprends. C'est triste, mais moins triste, tu n'y étais pas encore, tu vois, donc ça te touche moins."


- "Les Noëls d'il y a 100 ans, voyons ? En pleine Guerre Mondiale, c'est ça ? C'est sûr on va bien se fendre la poire."


- "Ah oui, tu as raison, mais ne soyons pas si précis, on peut essayer de trouver des Noëls un peu avant ou un peu après la guerre, après tout Noël c'est joyeux, c'est positif, ça va nous remonter le moral dans tous les cas."


- "Non, c'est absurde, les Noëls passés, ça rend nostalgique, on idéalise, on regrette."


- "Pas forcément, si c'était un mauvais Noël, un triste Noël."


- "Pas faux, bon point, intéressant."


- "Ou alors on peut parle d'autre chose."


- "Oui, voilà, faisons cela, parce que je m'ennuie en rédigeant ce dialogue, je n'ose imaginer la réaction des lecteurs."


- "Apportons donc de l'originalité et de la fraîcheur à l'exercice, tiens, voilà qui serait pertinent !"


- "Fichte ! Quelle bonne idée !"


- "Ha ha, je vois ce que tu as fait là, au lieu d'écrire fichtre, tu as écris Fichte, auteur d'un dialogue célèbre sur la destination de l'homme. Comme tout cela est érudit, comme tout cela est de bon goût."


- "Le fait de devoir l'expliquer au lecteur et à la lectrice en réduit grandement l'impact, ceci dit."


- "Oui mais sinon, beaucoup d'entre eux n'y auraient vu qu'une faute d'orthographe, après tout, elles sont si nombreuses dans tes textes."


- "C'est mésestimer la culture du lecteur et de la lectrice, qui est, je le pense, de fort belle taille."


- "Avec tout cela, on s'ennuie toujours autant et cela ne fait qu'accumuler les tirets et les guillemets."


- "Alors entrons dans le vif du sujet. Fantôme, de quoi allons-nous parler ?"


- "C'est moi le fantôme ? Ah oui, c'est vrai... Non, attends, avec toutes ces lignes, je ne sais déjà plus vraiment."


- "Mais si, attends, on recompte. Hop, hop, hop, oui, c'est toi le fantôme et moi c'est Edwood. Même si on se doute qu'une fois arrivé en bas de la page, on ne saura plus trop qui est qui, voilà un effet de style tellement pertinent."


- "Nous allons parler des crayons à papier."


(hurlements et hourras de la foule hors champ)


- "Au moins cela fait plaisir aux lecteurs, c'est déjà ça."


- "Alors, donc, les crayons à papier ?"


- "Les crayons à papier sont les vestiges d'un temps où on n'apprenait pas à écrire en langage SMS sur un clavier et un écran, ou sur un écran qui fait aussi clavier. A l'époque des crayons à papier, on ne s'inquiétait pas de savoir qui était en train de vous observer par le biais de votre webcam que vous pensiez pourtant éteinte. Avec le crayon à papier, il était plus difficile pour le gouvernement de savoir, tout à fait légalement, ce que vous veniez d'écrire sur votre calepin. Aujourd'hui, la vie privée est morte, tout ce que vous faites avec du matériel connecté est potentiellement public et le sera probablement totalement dans un futur proche. Du temps où on écrivait des romans avec des crayons et des machines à écrire non connectées au WWW, un écrivain fameux faisait trembler les foules en décrivant un futur où chaque pièce aurait sa caméra de surveillance installée par le gouvernement. Devinez quoi ? A l'époque du crépuscule des crayons, les gens installent eux-mêmes, volontairement, et en payant de leur poche, lesdites caméras. Webcams, smartphones, Kinects, etc. fleurissent comme si le printemps était enfin arrivé."


-"Attends, euh, c'est pas un Edwood Vous Parle à l'ancienne, ça... attends..."


-"Du temps de la gloire des crayons à papier, on tenait des journaux intimes et on faisait parfois œuvre autobiographique. Aujourd'hui, le moindre péquin raconte sa vie, en 140 signes, en blog ou en tumblr. On sait tout, et bien davantage que ce qu'on aimerait savoir, sauf à s'adonner aux penchants voyeuristes qui sont si bien partagés par l'humanité. On lit donc ce que pense autrui, ce qu'il mange, qui il fréquente, ce qui l'amuse, ce qui le révolte, comment il déroule son existence jour après jour, c'est bien, c'est rassurant, ça permet de comparer avec sa propre vie qui se perd, minute après minute, à lire ce que l'autre mange. Mieux encore, on peut même savoir où l'autre se trouve, avec qui, à quelle heure, et en images, plein d'images, des photos de leurs amis, de leurs parents, de leurs mômes qui n'ont rien demandé. Un rêve d'espion, une violation délirante de la vie privée (qui n'existe plus, donc), et cela est fait totalement volontairement, spontanément, avec joie, par le quidam qui n'y pense pas à mal, après tout, tous les autres membres de sa timeline le font aussi."


-"Hop, hop, hop, stop !"


-"Quoi ?"


-"Ce n'est absolument pas un bon vieil Edwood Vous Parle, ça, que dalle ! C'est encore un ratiocinage qui répète ce que tu as déjà écrit 10 fois ces 10 dernières années !"


-"Oui, et bien, plus je radote, plus la situation s'aggrave et moins les gens écrivent avec des crayons à papier."


-"On veut de la gaudriole, du surréalisme léger, de la bonne blague !"


-"On voudra ce que je voudrai bien qu'on veuille, voilà. Après tout, si on doit aller vers un Etat policier de bon aloi, l'Etat policier sympa, celui où on sera espionné en toute connaissance de cause, alors je vais aussi faire preuve d'une autorité si adorable que les lecteurs approuveront mes choix avant même que je les proclame."


-"Non, non, non, on veut rire, chanter, danser, comme au bon vieux temps."


-"Le bon vieux temps, les Noëls passés, tout ça, c'est une idéalisation de l'esprit. Il n'y a jamais eu du bon vieux temps, il n'y a eu que du temps. Qu'il soit bon et vieux, c'est ce que tu crois."


-"En tant que fantôme desdits Noëls passés, je persiste à penser que l'époque des crayons à papier était bonne et vieille."


-"Peut-être, mais les générations futures regretteront probablement le temps où il y avait encore des claviers physiques et que tout n'était pas encore tactile ou holographique."


-"On est toujours le vieux con d'un autre, n'est-ce pas ?"


-"Je ne peux point dire mieux."


-"Et ce temps présent est déjà regrettable."


-"Disons qu'il est déjà digne d'être regretté. Mais il y a du bon à chaque époque, avec ou sans crayon à papier. Profitons de ces jours où on a encore le choix d'étaler ou non sa vie privée aux yeux du monde. Cela ne durera pas."


-"Ah mais que tu es négatif ! Il y aura toujours une résistance, et même de plus en plus, c'est la réaction logique."


-"Sans doute, mais le pli est pris. De jeunes générations ne voient plus aucun mal à mettre leur vie dans leur smartphone, c'était même le slogan terrifiant d'une publicité : "mon smartphone, ma vie"."


-"Et puis si tu n'as rien à te reprocher, tu ne dois pas craindre d'être scruté."


-"Non, c'est pour le principe. Le principe de ne pas avoir l'Epée de Damoclès de la surveillance au-dessus de ma tête. Un jour, peut-être, on fichera et on étiquettera les andouilles comme moi, pour je ne sais quelle raison. Un engagement écolo, peut-être ? Des propos réactionnaires ou jugés comme tels ? Avoir classé trop d'artistes féminines dans mon top zizique de fin d'année ? Avoir parlé d'un film pas encore disponible légalement en France ? Avoir été trop tolérant, ou pas assez ? S'être moqué, sans même nommer qui que ce soit, de quelqu'un de puissant et de susceptible ? Aujourd'hui, oui, ça va, je ne tremble pas, mais demain ? A force de laisser fondre un petit peu plus de vie privée, pour ce qu'il en reste. La voilà, toute rabougrie, qui dégouline entre nos doigts."


-"Bravo la gaudriole à l'ancienne, hein, franchement..."


-"Et tu voudrais que je me marre ? Plus on parle de préserver la liberté d'expression, plus elle est mise à mal. Il vaudrait mieux se taire, là, pour la peine."


-"Maintenant quoi, tu vas nous prêcher l'Apocalypse ?"


-"Ah non, je ne serai ni Cassandre, ni un quelconque prophète en goguette. Je fais de mon mieux à mon niveau, ni plus, ni moins. Et je souhaite que chacun en fasse de même, en toute connaissance de cause et en pleine paix avec sa conscience."


-"Amen ?"


-"Non, pas "amen", "amen" rien du tout, pas de politique, pas de religion. Tiens, si j'en suis à presque citer la guimauve de John Lennon, c'est que je suis allé trop loin. Pouêt pouêt, revenons à la poilade."


-"N'est-ce pas un peu trop tard pour rigoler, hein ? Maintenant que tu as pourri l'ambiance, ENCORE !"


-"On peut revenir à des choses simples, je ne sais pas, parlons de ce qui préoccupe les gens au quotidien, non ? Le prochain truc à acheter, non ? C'est bien, ça, parler de consommation. ET FAIRE DE LA PUBLICITE ! Pardon, j'ai crié. La publicité, la réclame, la promo, le marketing, le publi-reportage, le post sponsorisé, rien que d'y penser j'ai l'ego qui vibrionne. On peut trouver des gens qui cumulent l'exhibition de leur vie privée, celle de leurs enfants, pour faire de la publicité, tout en croyant écrire de jolies choses. Si, si, je t'assure, ça vaut bien le plus beau de tous les Noëls, l'esprit de la consommation venu apporter le bonheur sur Terre."


-"Et allez..."


-"Et allez quoi ?"


-"Allez, tu vas repartir dans le blah-blah qui ne sert à rien sur des sujets rebattus."


-"Non."


-"Non ?"


-"Non."


-"On ne joue plus ?"


-"Non, on ne joue plus, il se fait tard et j'en ai marre."


-"Mais et la gaudriole ?"


-"La gaudriole, hein ? Alors voilà, c'est l'histoire d'un canard et d'un crayon à papier."


-"Aaaaaah !"


-"Le crayon à papier dit au canard : Pourquoi viens-tu si tard ? Et le canard répond : Car je n'ai pas vu l'heure tourner."


-"..."


-"Elle est bien bonne, non ?"


-"..."


-"Au moins c'est du Edwood Vous Parle à l'ancienne."


-"C'est vrai, c'en est. Et c'est vrai aussi que ce n'était pas si drôle que cela, ce bon vieux temps."


-"Oui mais on ne pourra pas s'empêcher de le regretter, c'est bien ainsi."


-"Est-ce la fin ?"


-"Espérons que non. J'aimerais pouvoir radoter encore et encore sur les pratiques étranges de mes congénères virtuels."


-"Mais ce sera pour une prochaine fois ?"


-"Exactement, ce sera pour une prochaine fois, mon cher Noël passé."


-"Et tu me feras le plaisir de travailler de meilleurs gags, hein."


-"Je vais essayer."


-"Et en attendant ?"


-"En attendant nous allons retourner parler des futilités essentielles de l'existence."


-"Amen, alors ?"


-"Amen, si tu veux, comme tu veux, après tout, c'est Noël."


-"Au mois de mai ?"


-"Oui, car...

 

Edward D. Wood Jr.

("You know me better than I know me.")

 
 
 
 
 
 
 
 
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