On a déjà tellement écrit sur ce qui pourrait bien être le plus grand film du 20e siècle, qu'il est assez difficile d'ajouter des lignes concernant 2001, l'Odyssée de l'espace. On pourrait débuter en clamant que l'œuvre est mille fois supérieure au roman d'Arthur C. Clarke et déjà on tomberait dans la polémique. Alors pourquoi ne pas enchaîner en  affirmant qu'il s'agit du meilleur film de Stanley Kubrick au côté de Barry Lyndon ? Au lieu de discuter sans trêve, posons avec assurance que 2001 a ouvert une ère nouvelle pour le cinéma et qu'il s'agit de la plus grande des œuvres de science-fiction. Bref, on exagère, on s'enthousiasme, on en oublie toute retenue analytique, on aime trop ce film, on lui voue un culte, on ne peut pas vivre sans lui. Oubliez l'objectivité, ce qui suivra débordera d'un enthousiasme éternellement juvénile.

Débutons par quelques points historiques et techniques avant de nous repaître d'interprétations fantaisistes. L'intérêt de Stanley Kubrick pour la science-fiction provient de son désir de tourner Dr. Folamour comme un documentaire conçu par des extra-terrestres se moquant de l'humanité. L'idée fut abandonnée, mais Kubrick se pencha sur la SF. La nouvelle d'Arthur C. Clarke le charma, mais il décida de se l'approprier en profondeur, altérant grandement le sens du texte original. La première ébauche de ce qui allait devenir 2001 débuta en 1964.

Perfectionniste à la hauteur de sa légende grandissante, Kubrick décida de complètement révolutionner le genre. Certes, il y avait déjà eu des chefs-d'œuvre cinématographiques dans la science-fiction, mais le seul auquel le cinéaste voulait se comparer était sans doute Metropolis. Et le film de Fritz Lang se situait sur notre bonne vieille Terre. Les ambitions de 2001 étaient bien plus grandes, de la naissance à la mort (ou renaissance) de l'Humanité. Du délire. D'un budget de 6 millions de dollars, Kubrick fit grimper les compteurs à 10 millions, dont 60% furent dédiés uniquement aux effets spéciaux.

Le réalisateur voulait atteindre un degré de réalisme jamais vu. Il s'entoura d'une équipe immense (en particulier 25 créateurs d'effets spéciaux et 35 décorateurs de plateau) pour un tournage de 7 mois et deux ans de post-production ! Rappelons que la MGM envisageait de sortir le film pour la fin de 1966. 2001 ne fut présenté au public qu'en avril 1968.

Kubrick envisagea même d'insérer un prologue documentaire à son film, composé d'interviews de scientifique justifiant le réalisme de l'œuvre. Le réalisateur avait en effet accumulé les conseillers dans tous les domaines, des techniciens de la NASA aux paléontologues en passant par des chercheurs de l'industrie de pointe. Tout cela concourt à faire de 2001 l'œuvre de science-fiction la plus précise et sérieuse de l'histoire du cinéma.

Le décor circulaire qui forme le cœur du vaisseau Discovery est en fait une centrifugeuse géante. C'est l'ensemble de la pièce qui tourne, pendant que les acteurs marchent ou courent en suivant le rythme du décor. Cet effet spécial, d'un poids de 30 tonnes, coûta à lui seul près de 750 000 dollars. L'un des directeurs des trucages n'est autre que Douglas Trumbull, réalisateur du mythique Silent running. Il contribua en particulier aux maquettes géantes, filmées avec soin sur de sublimes partitions classiques.

La musique du film, en particulier Le Beau Danube Bleu de Johann Strauss, devint indissociable de toute vision poétique ou réflexive de l'espace. Impossible de ne pas ressentir au plus profond de soi la déprime et la solitude de l'espace infini et silencieux en entendant l'Adagio du ballet Gayane de Khachaturian. Impossible aussi de ne pas ressentir excitation et effroi à l'approche du monolithe flottant près de Jupiter lorsque retentissent les chœurs du Lux Aeterna de Ligeti.

Tout aussi essentielle est la voix de Douglas Rain, acteur canadien qui prête son timbre unique à l'ordinateur Hall-9000. Son phrasé britannique impeccable, à la fois froid et rassurant, donne une personnalité inoubliable au protagoniste le plus ambigu et passionnant du film. Ses questions, ses menaces, sa peur, nous procurent des émotions improbables concernant un ordinateur, à peine incarné par un « œil » cybernétique rougeoyant.

Comme toutes les œuvres de Stanley Kubrick, 2001 fut loin de faire l'unanimité lors de sa sortie. Si certains critiques s'ébahirent dès la première présentation, les autres eurent besoin de plus de temps. L'exemple le plus frappant étant celui du Time, qui publia pas moins de sept critiques, de plus en plus positives, au fil de l'année 1968, avant de conclure sur une note enthousiaste. Mais on trouva par ailleurs des avis clamant qu'il s'agissait d'un film « sans la moindre imagination » ou « un monument de platitude ». Le New York Times offrit un avis qui reste partagé par les sceptiques : « entre l'hypnotique et l'immensément ennuyeux ». D'autres trouvèrent l'œuvre trop abstraite ou trop glaçante. Le film ne remporta que l'Oscar des effets spéciaux et Kubrick passa (comme toujours) à côté des récompenses du meilleur réalisateur et du meilleur scénariste. Depuis, on retrouve souvent 2001 dans les classements des meilleurs films de l'histoire du cinéma.

Proposons pour l'amusement une interprétation du film, comme une goutte d'eau dans l'océan. Une interprétation qui semble proche de ce que Kubrick avait en tête. Pour cela il suffit de regarder la filmographie complète du metteur en scène, et de se référer aux quelques témoignages que nous avons sur la vie et les passions du bonhomme. 2001 serait bel et bien un manuel de philosophie tout en images qui doit tout autant à Hegel qu'à Nietzsche. L'interprétation Nietzschéenne de 2001 a beaucoup d'adeptes et c'est bien normal, car la clef la plus évidente du film est le Ainsi Parlait Zarathoustra de Richard Strauss qui accompagne les moments clefs du film. Volonté de puissance, évolution vers le Surhomme, « Éternel Retour »... 2001 se prête fort bien à une grille de lecture Nietzschéenne. Mais voyons ce que cela donne avec Hegel... 

2001 c'est un peu la mise en image de la Phénoménologie de l'Esprit. Conscience, Raison, Esprit. Conscience de soi, conflits avec les autres consciences, etc... En suivant exactement les étapes de l'évolution de l'esprit humain vers l'Esprit, "l'individu qui est un monde", 2001 devient soudainement limpide (mais c'est sans doute une énième fausse piste). Le monolithe n'est ni Dieu (loin de là), ni les extra-terrestres, ni même la Volonté de Puissance, le monolithe est une pure abstraction (et en cela la forme géométrique parfaite est une évidence). Le monolithe est finalement un simple écran noir (comme le montre très bien la conclusion du film) et on pourrait le considérer comme l'incarnation d'une idée. Toujours là pour ouvrir une nouvelle étape du film, une nouvelle étape de l'esprit, qui suppose une nouvelle confrontation avec soi, avec les autres, avec les mondes extérieur et intérieur.

Première étape, l'aube de l'humanité, terreur face au monde extérieur (conflit avec la nuit, avec les forces de la nature), affrontement avec les autres (et une dialectique du maître et de l'esclave, que nous retrouvons avec Hal et Bowman). Il y a ainsi évolution, passage de la conscience à la raison. Le voyage vers Jupiter est peut-être le segment le plus passionnant du film. Tous les affrontements possibles sont étudiés au maximum. Le conflit entre l'homme et sa machine qui semble elle aussi atteindre la conscience à l'approche du monolithe (c'est pourquoi l'explication du bug, donnée dans 2010, est assez stupide). Hal en vient au "terrorisme de la pure conviction". La machine possède une morale, qui lui semble parfaite et elle n'hésitera pas à l'imposer aux autres par la force. Hal est-il le Robespierre des ordinateurs ? Enfin le conflit des raisons tourne à l'avantage de l'Homme (Bowman étant bien plus, évidemment, qu'un simple personnage de fiction). Celui-ci peut aborder l'ultime étape.

Ultime étape qui peut tout aussi bien être perçue comme l'accession au Surhomme que comme l'accession à l'Esprit. Le fœtus final, c'est l'Esprit Universel, la fin de l'Histoire. Le voyage « au-delà de l'infini » est d'ailleurs en grande partie un simple plaisir visuel et intellectuel. Le décor en particulier brille par une apparente gratuité ; en réalité il représente un idéal esthétique et "confortable", qui flatte les désirs humains.

Même sans avoir Bac + 12 section philo, on peut bien sûr adorer le film de Kubrick. Visuellement sublime, porté par une bande son phénoménale, riche en émotions complexes et en mystères réjouissants, 2001 est un film magique, même si parfois assez austère. Les "longueurs" du film ne sont là que pour servir son propos, en particulier la retranscription du "vide" spatial, de l'isolement et de l'effroi que peut causer l'idée d'infini. Le spectateur se retrouvant face à sa propre solitude, emprisonné dans la durée, mis à nu dans le noir de la salle de cinéma, comme l'astronaute qui gravite au bord du néant, absolument seul.

2001 n'est pas un trip, 2001 n'est pas une drogue (quoique), il parle directement à notre raison, à notre sensibilité. C'est un miroir terrible d'intensité : chaque seconde, chaque image, est un reflet d'un univers unique dans l'histoire du cinéma. Ce film semble indépassable, il est la somme, la clef de voûte. On peut aller au-delà de l'infini. 2001, l'Odyssée de l'espace est une œuvre sans égale.

 
 
 
 
 
 
 
 
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