Dire qu'ils ont été des précurseurs est un euphémisme. Dire qu'ils ont prophétisé et synthétisé toute une époque est une évidence. Pour reprendre un mot d'une justesse absolue, lu dans un vieux Rock'n'Folk, "les Talking Heads furent le meilleur groupe des années 80 qui avait déjà tout dit en 1979". Car avec le Talking Heads '77 et Fear Of Music, la messe était achevée. Amen. Il y avait Psycho Killer et Life During Wartime, le reste n'était plus que littérature. David Byrne et ses petits camarades avaient ouvert de nouveaux territoires au rock. Territoires qui restent encore aujourd'hui grandement inexploités. Trop en avance musicalement, trop intense dans ce qu'ils nous racontaient, les Talking Heads ont de surcroît choisit de mourir lentement, de se faire oublier petit à petit, en galvaudant leur recette miracle. De disperser ça et là des perles (Once In A Lifetime, Listening Wind, There Must Be The Place, Road To Nowhere...) au cœur d'albums inégaux de plus en plus caricaturaux. Ce qui fait qu'en 2001, bien peu de personnes osent proclamer une vérité pourtant indéniable : Fear Of Music est un chef-d'œuvre absolu.

        Album hermétique, effrayant et tourmenté, Fear Of Music est la quintessence des Talking Heads. La collaboration avec Brian Eno, doublée par la folie de Byrne et le talent de Jerry Harrison, Tina Weymouth et Chris Frantz, donnent à l'album une ambiance unique. Ce n'est pas un concept-album et pourtant sa cohérence musicale et thématique, en fond un objet impressionnant. Fear Of Music est un traumatisme, car le choc émotionnel (comme dans les meilleurs albums de Pulp) se cache, bondit au moment où on l'attend le moins.

        Après l'ouverture africano-new wave de I Zimbra (qui a effectivement marqué plusieurs générations de compositeurs "world"), les Heads sortent d'entrée l'artillerie lourde. "Drugs won't change you, Religion won't change you, I Need something to change your mind". David Byrne est un génie. Evidemment. Sa musique est d'une efficacité sans faille, créant des atmosphères d'une rare complexité avec originalité. Et puis ces textes... ces textes... Ces textes déclamées par cette voix inimitable, qui fait vibrer, qui fait peur, qui émeut.

        Alors, que dire qui puisse vous convaincre de faire l'acquisition de cet album (en mid price, vous ne regretterez jamais votre argent) ? Outre les "tubes" d'un autre monde que sont Cities et Life During Wartime (une chanson qui peut "changer la vie", "I changed my hairstyle so many times now, I don't know what I look like", notez bien que le titre est ironique, c'est bien de la vie quotidienne dont parle Byrne dans ce qui est l'une de ses plus troublantes merveilles), il y a deux chocs formidables. Memories Can't Wait, tout d'abord. Une chanson monstrueuse (comme toutes celles de l'album de toute façon). Avec des sons de synthés et de guitare terrifiants. Et un David Byrne en pleine symbiose avec sa folie. Et il y a le chef-d'œuvre de l'album, Heaven. Les auditeurs sensibles ne s'en remettront jamais. On connaît des gens qui pleurent comme des gamins en écoutant cette chanson. "When the kiss is over it will start again. It will not be any different, it will be exactly the same. It's hard to imagine that nothing at all could be so exciting, could be so much fun. Heaven is a place where nothing ever happens." Il faut imaginer ces paroles proclamées sur un rythme de slow désenchanté, avec comme accompagnement une guitare rêveuse et un piano triste. Proclamées par la voix passionnée, pleine d'effets et d'échos, d'un David Byrne qui atteint là son sommet émotionnel. Il parvient ici à réconcilier le Paradis et l'Enfer, en juste quatre minutes. Chanson univers, qui parle de notre monde comme peu d'autres y sont parvenues, Heaven justifie à elle seule la présence de Fear Of Music dans toutes les discothèques idéales. Et il suffit que je vous dise que les 10 autres chansons de l'album sont juste à quelques encablures de la force et de l'émotion de Heaven pour que vous compreniez enfin pourquoi ce disque est vital.

        Il y a encore les sommets paranoïaques de Air, Animals et Electric Guitar. D'ailleurs, rarement la parano aura été aussi bien exprimée en musique. Animals est à ce niveau une chanson indépassable. "I know the animals... are laughing at us. Animals want... to change my life". Et puis il y a le terrible Drugs, un trip en cinq minutes, qui achève le traumatisme. Et oui, on en connaît qui ne sont jamais revenus de cet album, si dangereux et essentiel. Après leur grand disque rouge, les Talking Heads ont vraiment créé avec Fear Of Music leur grand disque noir (noir et vert, une pochette d'une rare beauté minimaliste).

        On aime cet album sans l'aimer, on l'adore tout en le détestant. On se passe en boucle Heaven pour s'envoler et se faire encore plus mal. Réécouter Fear Of Music aujourd'hui, c'est être cloué par le fait que l'album n'a pas pris une ride. C'est retrouver encore et toujours ce malaise si délicieux, cet effroi si passionnant. Et oui, bien sûr, tout est dans le titre, rarement album aura aussi bien porté son nom. Fear Of Music. Vous allez acheter ce disque, vous n'avez pas le choix. Le conseil ? L'écouter seul, au calme absolu, dans le noir. Et vous allez comprendre, et vous aussi, vous aussi, vous n'en reviendrez jamais. "I feel mean... I feel O.K. I'm charged up... Electricity."

"It's hard to imagine that nothing at all could be so exciting, could be so much fun..."


L'embêtant avec cet album c'est qu'il n'est ni le meilleur, ni le plus facile à défendre des Talking Heads, phénoménal groupe devant l'éternel. Avec le premier, c'est pourtant le plus connu, grâce à l'hymne : Once In A Lifetime. Enorme succès en son temps, Remain In Light est légèrement tombé dans l'oubli, au profit de compilations comme Sand In The Vaseline (rien que le titre...), de Talking Heads '77 et de More Songs About Buildings and Food. C'est un tort. Il n'y a rien à jeter dans Remain In Light, et ce n'est pas plus mal d'avoir LE tube en bonus. C'est un condensé de l'art de David Byrne et de Brian Eno (en particulier). La voix et les textes de malade dangereux de Byrne, les choeurs et les arrangements d'Eno. La recette est connue, mais elle touche à la perfection. Que des perles, difficile donc de choisir quelques chansons en particulier (il n'y en a que huit, d'ailleurs, mais l'album est en mid price, alors...). Enfin, outre Once In A Lifetime, il y a quand même les grandioses Born Under Punches, Houses In Motion, Seen and not Seen et le fabuleux Listening Wind. C'est à dire tout plein de morceaux absents de la compil, ACHETEZ LES ALBUMS !

 
 
 
 
 
 
 
 
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