J’ai écouté le dernier album de la norvégienne Siri Alberg, Beauties Never Die. En long, en large, en boucle. Pendant des semaines il fut dans mes oreilles lors de tous mes déplacements en métropolitain. Pour rythmer les allées du matin et les retours du soir. Au début ce ne fut qu’un amour immodéré pour le single Dwts (Do What They Say). Je restais bloqué sur lui. Facilement 8 jours. En négligeant le reste du disque. Puis j’ai ouvert en grand le coffre magique.

        Sur le coup : déception. Rien n’est aussi directement efficace que Dwts. C’est logique, inévitable. Quand on pond, comme ça, hop, l’un des plus grands singles de son temps, il est impossible d’être à la hauteur. Pourtant, même dans l’instant de perplexité, je sens les choses immenses qui bouillonnent et qui gambadent dans cet album lumineux et imprévisible. Il faut une semaine. Peut-être un peu moins. Et j’entre en religion.

        Sissy Wish est la Voie et la Voix, je serai son prophète. Autant que possible. Ce ne sera pas facile. Il n’y aura que des infidèles. « Quoi les ruptures de Float ? Même pas impressionné ! ». Je les entends d’ici, les remarques. « Le refrain tout fracturé de la chanson titre ? M’en fiche ! ». Je le sais déjà, Beauties Never Die est un album d’investissement à long terme. « Ce Yayaya chaloupé, avec ses chœurs en émulsion, c’est vilain ! ». Toi qui penseras ça, pas la peine de revenir. La rupture est consommée. « Tokyo ? Une des plus admirables chansons du monde ? Soyons sérieux ! Je reconnais bien l’exagération cultivée en ces lieux ! ». Oui, mais non, Tokyo de Sissy Wish te tamponne la gueule contre le mur de tes certitudes artistiques. Il t’envoie dans les étoiles, avec son refrain qui te hurle son évidence, tout en cherchant en permanence le contre-pied. Et elle en rajoute, la belle, elle te colle la ligne de basse ultime, les chœurs là, des instruments partout.

        « Bon, et qu’est-ce que tu vas nous trouver sur l’anodin Milk ? ». C’est la plus belle chanson de l’album. Un tout petit rythme clapotant et rien que la voix de Siri Alberg, déjà c’est chouette, c’est merveilleux. Et là, bam, à une minute, tout doucement, le refrain inconcevable, qui te fait tomber la dentition sur le pavé. Une mélodie sublime qui s’élève, encore, encore, encore, encore, qui ne s’arrête jamais. C’est tout petit, tout minuscule, d’une complexité folle et d’une exécution d’un naturel absolu. Et quand on s’y attend le moins, un rythme caraïbe surgit, mais sans choquer, car il avait toujours été prévu là. C’est immense. 

        « Maintenant, tu ne peux plus nous en rajouter sur cet album, non ? ». Si, bien sûr, je peux. Les trois chansons suivantes sont les plus faibles, mais chez Sissy Wish, « faible » veut dire chef-d’œuvre. Table 44 et ses bottes de 7 lieues ; Dependence qui claque comme sur le dancefloor de vos rêves ; Music on Radio, une ballade toute folk, gracieusement débranchée, invitée surprise, le tour de force qui ne paie pas de mine et qui semble nous dire combien Siri Alberg peut tout chanter et tout faire. Le final se nomme Book et il incarne tellement la conclusion parfaite d’un album pop que je ne sais même plus quoi en dire. C’est festif, ludique, grandiose, mais jamais forcé, ça rend gaga, ça rend heureux. Et si on s’y penche avec l’oreille du gars qui en a écouté d’autres, c’est encore plus impressionnant. Le double effet Sissy Wish. Ambroisie pour les tympans, mais doublé d’un cœur tout croquant, plein de saveurs rares.

        Beauties Never Die est sorti en 2007 en Norvège. C’est le troisième album de Sissy Wish. Il est pratiquement introuvable. Même sur le web. Le trésor est tel qu’il s’offre l’ironie suprême de créer de la rareté à une époque où tout est accessible en deux clics. Rare, précieux, un disque qui ne se donne qu’aux plus ouverts, aux plus exigeants, aux plus passionnés mais aussi à celui qui en croisera les notes en cherchant un raccourci qu’il ne trouvera sans doute jamais. A part, ailleurs, Beauties Never Die ne sonne ni culte, ni intouchable. C’est un disque ambitieux et généreux, qui crée son univers et qui ouvre toutes les digues sans se soucier de ce qui peut advenir. Des albums de cette espèce, on ne les répertorie même plus. On ne veut pas les mettre au zoo, ni les étudier en laboratoire, on les laisse libres. Sissy Wish séduira, ou non. Beauté absolue de chansons qui vivent au-delà de tout avis critique, de tout commentaire, de tout commerce, de tout jugement.

 

 
 
 
 
 
 
 
 
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