Nous n'allons pas trop comparer Blueberry Boat à d'autres disques. Sinon on va entrer dans le délire complet. A quoi peut bien ressembler le choc de cet album ? Mais à Sergent Pepper ! A Pet Sounds ! Au premier Velvet Underground ! Pas moins. Direct. Sans concessions possibles. Je vous avais prévenu. Vous ne vouliez pas me croire. On est dans l'historique, le monumental, le mythique, le pas raisonnable...

        Les Fiery Furnaces sont un duo, un brother et une sister, Matthew et Eleanor Friedberger. Ils sont à présent élus nouveaux chouchous de The Web's Worst Page, nouvelle lubie d'Edwood. Leur premier album, Gallowsbird's Bark est fort réussi, mais ne préparait en rien à cet hallucinant Blueberry Boat. Incroyable synthèse, impossible résumé de tout ce qui s'est fait et de tout ce qui peut se faire dans la musique pop/rock depuis les Beatles. Tout est là. Parfois de manière évidente (la guitare de European Son du Velvet Underground sur Quay Cur et Straigth Street), souvent sans que l'on puisse dissocier les clins d'oeil de l'unité totalement novatrice (comme sur la fabuleuse chanson éponyme). Et, attention, ici on n'est pas dans le petit recueil de morceaux parfaits, non, on est dans le concept-album ultra ambitieux. 13 chansons, 76 minutes, beaucoup de compositions flirtent avec les 10 minutes. Et l'on peut passer d'un monument épique et intime tel que Chief Inspector Blancheflower à la perfection pop des 3 minutes de Birdie Brain (chanson de l'année). 

        Certaines mélodies, toutes géniales, aiment à virevolter d'un morceau à l'autre, et l'on note bien vite la grâce musicale de Blueberry Boat, qui fait copuler électronique et rock'n'roll comme si rien n'était plus naturel, comme s'il n'y avait jamais eu de clivages entre les genres. L'album est celui de la réconciliation. De la réconciliation évidente. A aucun moment on a l'impression que tout cela est "forcé", que les différentes parties ne sont pas cohérentes. On ne voit qu'un immense tout, imposant aux premières approches et très rapidement aussi vital que l'air que l'on respire. Les écoutes s'enchaînent, on ne peut plus se passer de cette musique. Au sein d'une même chansons les Fiery Furnaces passent du gag à l'émotion adorable, sans jamais donner l'impression de se croire plus malins ou plus érudits que l'auditeur. Cet album est tout sauf pédant (le principal risque, lorsque l'on étale une telle culture et un tel talent). Cet album est drôle, léger, touchant. Cet album veut divertir, cet album veut nous charmer. Les Fiery Furnaces veulent nous faire plaisir et cela s'entend à chaque note.

        Blueberry Boat est une révolution, une extase musicale, le best of de tout ce que j'aime (un peu comme Kill Bill au cinéma). Dans un monde idéal, ce disque se vendrait par millions et redéfinirait la musique populaire pour les 30 prochaines années. Mais je vous ai déjà saoulé de superlatifs et je ne vous ai même pas encore évoqué la voix de Eleanor Friedberger, élue chanteuse de l'année par votre serviteur. Aussi à l'aise dans le n'importe quoi que dans le lyrisme, elle vole la vedette à la musique à la moindre de ses apparitions. Sur la chanson Blueberry Boat, elle occupe l'espace avec une ferveur et une maestria désarmante. Et lorsque la voix de son frère intervient, moins souvent mais toujours efficacement, on est d'autant plus bouche bée. On avait rarement approché des chansons aussi idéales. Sur Birdie Brain, Eleanor rebondit sur toutes les syllabes, toutes les assonances, sa voix sautille avec la musique et nous donne le sourire sans que l'on puisse lui résister un seul instant. 

        Cet album peut changer le monde. Comme le premier Velvet Underground, personne ne l'achètera au moment de sa sortie, mais tous ceux qui le feront vont former un groupe, faire de la musique, se mettre à chanter en sautillant entre les syllabes. Bien sûr je peux me tromper, je ne prétends à aucune forme d'objectivité (ce n'est pas une révélation...), mais Blueberry Boat à tout pour devenir culte. Extrêmement culte. Car derrière une forme fascinante et des surprises à toutes les mesures, il y a surtout de formidables chansons, de sublimes mélodies, une atmosphère qui rend l'ensemble cohérent. L'amour ça ne se commande pas, dirait à peu près Brassens. Je suis amoureux de Blueberry Boat. Et je suis prêt à partager l'expérience avec tous les lecteurs et toutes les lectrices de bonne volonté. Une proposition, qui sans doute, ne peut pas se refuser...


Le retour vers l'innocence.

        Écouter de la musique pour la première fois. Être surpris à chaque note. Être amusé et ému. Bêtement et miraculeusement. Sans la moindre once de cynisme ou de lassitude.

        The Fiery Furnaces auront proposé avec leur Blueberry Boat une synthèse de ce que le rock et la pop pouvaient offrir de meilleur en 2004. Jouissif d'un bout à l'autre, leur très ambitieux album, derrière sa complexité apparente préserve l'essentiel : le plaisir immédiat de l'auditeur. De la pureté de Birdie Brain au tranchant d'un Straight Street en passant par les méandres de Quay Cur et Chris Michael, les Fiery Furnaces ne se séparent jamais d'une fraîcheur inestimable et d'un ludisme qui autorise des dizaines d'écoutes sans jamais lasser.

        Véritable fresque intime, Blueberry Boat intrigue autant qu'il charme, en ne reculant ni devant les errances les plus abstraites, ni devant les mélodies les plus évidentes. Pour mieux créer un tout cohérent, aussi monumental dans sa totalité que délicat dans son détail. On aura écouté peu de moments aussi exaltants en 2004 que la rupture pop au milieu de Chief Inspector Blancheflower, que l'ouverture électronique de Blueberry Boat, que les montagnes russes de Chris Michaels, que la douceur mélancolique de Spaniolated, que la voix bondissante de Birdie Brain...

        Blueberry Boat est une fête foraine de cristal, qui virevolte, qui clignote, qui effraie, qui émerveille, qui chuchote, qui bondit et qui en-chante mieux que tous les autres...


        Le meilleur groupe du monde (mais si, mais si) compile ses singles (à peine deux) et offre une chanson flambant neuve en bonus (l'épique Sullivan's Social Club). Au vu de la rareté desdits singles, on ne peut que saluer l'initiative, en sautant dans tous les sens et en hurlant son bonheur à la face du monde enneigé. On retrouve donc, dans l'ordre, les Ep "Single Again" (période Blueberry Boat, mais chanson absente de l'album) et "Tropical Iceland". En tout, 9 morceaux (10 en comptant le copieux cadeau) et 41 minutes de bonheur. Les chansons de cette anthologie adoptent presque toutes un format "pop", bien loin des fresques de Blueberry Boat. Mais le son des Fiery Furnaces est reconnaissable dès les premiers instants. Ce mélange entre électronique délirant, rock énergique et légèreté en demi-teinte est inimitable.

        La chanson Single Again navigue au bord du chaos entre un thème sérieux (une femme battue) et une musique extrêmement ludique. L'ambiguïté est surprenante. Mais c'est la première face B, le bonheur incarné Here Comes The Summer qui vient nous rappeler pourquoi nous aimons The Fiery Furnaces avec une passion si déraisonnable. C'est gai, délicieux, aussitôt inoubliable, c'est un vaste refrain de trois minutes et trente secondes. On y parle de l'attente de l'été, de l'attente de quelque chose d'extraordinaire, avec des images évocatrices et une fraîcheur affriolante. Here Comes The Summer rend heureux, tout simplement. A n'importe quel moment du jour ou de la nuit. En plein hiver ou en plein été. Et l'enchaînement avec la ballade idéale qu'est Evergreen fait battre le coeur encore plus vite. Trop de plaisir évident qui surgit pour nous transporter.

        Après viendront l'élégant Sing For Me, la version ultra bondissante et diaboliquement sucrée de Tropical-Iceland, un Duffer St. George foutraque, l'impressionnant Smelling Cigarettes dans la veine des histoires bizarres de Blueberry Boat, le brinquebalant Cousin Chris toujours au bord de s'effondrer dans le ravin, le virevoltant et vindicatif Sweet Spots et la conclusion de Sullivan's Social Club qui nous offre les Fiery Furnaces au sommet de leur créativité débridée, entre l'immédiateté de la pop, la puissance du rock et la répétitivité hypnotique de l'électronique. Cette collection de chansons nous rappelle à quel point les expérimentations et les ruptures de tons du groupe demeurent toujours accessibles et instantanément appréciables. Cette musique ne cesse de divertir, de surprendre, d'amuser, d'intriguer et révèle un plaisir permanent de jouer et de créer. Vous pouvez ne pas aimer les Fiery Furnaces, mais il est certain que les Fiery Furnaces, eux, nous adorent.


Après un premier album inégal mais follement prometteur, c'est avec Blueberry Boat que les Fiery Furnaces, Eleanor et Matt Friedberger, se sont imposés comme un duo révolutionnaire, à part, artisans d'une musique tourbillonnante, inventive, d'une fraîcheur et d'une richesse sans égales. Leur style ? Difficile à définir, un minimalisme quasi enfantin dans les mélodies et les sonorités électroniques, doublé d'une facilité déconcertante à mélanger les genres et donc à oser insérer des guitares poisseuses au milieu d'une comptine, ou un rythme technoïde dans une sucrerie pop. Leur fantaisie pourrait égarer l'auditeur s'il n'y avait pas les voix d'Eleanor et Matt, charmeuses, provocatrices, guides indispensables pour naviguer dans l'univers imprévisible des Fiery Furnaces. Mais comment succéder à un tel chef-d'oeuvre, comment aller plus loin, ou à défaut, comment se réinventer, surprendre à nouveau ? 

  Rehearsing My Choir est un album "concept", c'est à dire que tous ses morceaux sont liés par un ou plusieurs thèmes et qu'ils sont plus ou moins indissociables. Rarement d'ailleurs on aura croisé un disque aussi impossible à fractionner, car il n'y a pas de chansons au sens classique du terme au sein de ce disque. En effet, si les Fiery Furnaces sont une affaire de famille à la base, c'est d'autant plus vrai pour Reheasing My Choir qui est en fait la mise en musique des souvenirs de jeunesse de leur grand-mère, Olga Sarantos. L'idée peut inquiéter, cela sent la guimauve, l'ennui, la poussière, la litanie sénile bien sagement enluminée par des petits enfants attendris. On ne peut pas plus se tromper, Rehearsing My Choir est une oeuvre incroyable, singulière, qui déjoue toutes les attentes et qui regorge de plaisirs jamais entendus auparavant. Olga Sarantos n'abuse jamais de sa voix, à part quelques touchants chantonnements, elle récite avec volubilité et rythme les grandes heures de son mariage et de l'échec de celui-ci. Eleanor vient la soutenir, parfois en échos, parfois en commentant l'action, parfois en incarnant sa grand-mère jeune. Lorsque les deux femmes se répondent comme sur le final de The Wayfaring Granddaughter ou sur le refrain de We Wrote Letters Every Day, on se dit que l'on n'a jamais entendu une émotion aussi poignante et en même temps aussi insolite.

        La musique reprend les percées artistiques de Blueberry Boat pour pousser encore plus loin les expérimentations, elle tient parfois du bruitage, épaulant les ambiances, n'hésitant pas à forcer le trait dramatique (les déchirures électriques menaçantes qui transpercent le morceau titre et l'angoissé Seven Silver Curses ou les envolées libératrices sur piano aérien). Les quelques thèmes sont toujours très simples, et encore plus que sur l'album précédent, on ne trouvera nulle part où s'accrocher, les changements étant permanents et l'ensemble demeurant imprévisible. La première écoute est totalement déconcertante, voire déplaisante. On essaie de suivre l'histoire, mais on ne cesse d'être perturbé par la musique qui foisonne jusqu'à l'étourdissement. C'est trop. Quand on pense pouvoir se reposer sur un refrain, il est balayé par une atmosphère radicalement différente, quand on pense se soutenir à un rythme comme sur The Wayfaring Granddaughter, ce n'est qu'une illusion. On est dépassé, bouleversé, on reconnaît être écrasé par les ambitions des Fiery Furnaces, mais surtout, on est fasciné. Et on revient auprès de Rehearsing My Choir, immédiatement, encore, et encore. Peu à peu on s'aperçoit que les morceaux sont construits selon des critères plus proches de la musique classique que de la pop, le fractionnement abusif cache en fait une ampleur que l'étrangeté des sons dissimule de prime abord.

        L'intelligence de la construction de l'album apparaît, toujours davantage, la narration, à la fois celle des voix et celle des collages harmoniques, se fait envoûtante, c'est un dialogue permanent entre l'histoire et la musique. Les sentiments deviennent saisissants, on n'a plus besoin de se concentrer sur les textes, tout fait sens. Et quel sens ! De tels souvenirs, de telles anecdotes ne peuvent que toucher en plein coeur, plus besoin de comprendre, il suffit de ressentir, de se laisser porter et le voyage s'avère ahurissant. Car toutes nos petites habitudes d'auditeur se retrouvent chamboulées. Je pouvais attendre monts et merveilles des Fiery Furnaces et ils sont pourtant parvenus à me désarçonner, en demeurant eux-mêmes tout en se transcendant.


        Après le très (trop) exigeant Rehearsing My Choir, on attendait des Fiery Furnaces qu'ils reviennent à une musicalité plus évidente, sans rien perdre de leur folie douce (voire furieuse). Matthew Friedberger l'avait annoncé, Bitter Tea serait plus direct, carrément plus "rock'n'roll" et à l'écoute du disque on se rend compte que le concept de rock chez les Friedbergers est très éloigné de celui du commun des auditeurs. Si on se retrouve assez loin de l'élitisme sonore de Rehearsing My Choir, ce nouvel album n'en demeure pas moins totalement à part, avec des chansons très distinctes les unes des autres, comme sur le chef-d'oeuvre Blueberry Boat, mais avec aussi, de plus en plus, cette volonté de ne pas rester sur place plus d'une minute, et de changer de style, d'ambiance, d'humeur, plusieurs fois au sein d'un même morceau. En clair, si vous n'avez jamais accroché à l'univers des Fiery Furnaces, il y a peu de chances que Bitter Tea vous fasse réviser votre jugement, même si, comme nous allons le voir, la musique du duo ne cesse d'évoluer et se montre parfois ici sous ses dehors les plus abordables.

        Dès les premières mesures de In My Little Thatched Hut, on se retrouve en terrain familier, électronique préhistorique, instruments en liberté, et la voix, sublime, merveilleuse, d'Eleanor Friedberger qui surnage. Mais dès que survient le premier break, guitare acoustique et échos aériens, et bien... la musique change à nouveau, puis encore... De prime abord, cela décontenance, on se perd, on ne sait où se poser, ici un piano, là des pouêt-pouêts électriques, ailleurs des vagues d'on ne sait trop quoi, en 3 minutes les Fiery Furnaces ont déjà fait preuve de plus d'audace et de créativité que sur l'intégralité du dernier album des Liars. Surgit alors ce qui sera la grande figure du style de Bitter Tea : le chant inversé, ici pendant une poignée de secondes, mais ce qui est aussi admirable chez le duo, c'est de l'entendre chercher et trouver, quasi en direct, et créer, juste pour nous, de véritables pièces d'orfèvres faites de bric et de broc. Le vindicatif I'm In No Mood surgit alors, entre tango minimaliste et comptine, c'est ludique, mais déjà poind un aspect inattendu, comme une part de noirceur, déjà présente sur Blueberry Boat mais qui semble ici vouloir prendre le devant de la scène. Par ailleurs, ce second morceau, développant en son milieu ce "chant à l'envers" qui trouvera plus loin son plein accomplissement, est l'une des chansons les plus recommandables pour essayer de s'initier au monde des Furnaces...

        C'est avec la chanson suivante, Black-Hearted Boy qu'une émotion inattendue fait son apparition, la voix d'Eleanor n'ayant jamais été aussi mélancolique. Mais rien n'est simple dans une création des Fiery Furnaces et la mélopée est interrompue par une mélodie électronique aigue, aussi incongrue que comique, avant de replonger dans la noirceur de profondes notes d'orgues. Une ballade triste chez les Friedbergers échappe à tous les lieux communs, à tous les clichés, à toutes les routines, qu'on se souvienne du tétanisant Spaniolated de Blueberry Boat. Le milieu du morceau est entièrement "à l'envers" et dégage une douceur et une beauté que l'on n'aurait jamais cru concevables, les Fiery Furnaces prouvant à nouveau qu'ils sont capables de tirer les plus splendides résultats des expérimentations les plus saugrenues. Bitter Tea se poursuit avec la chanson éponyme où le groupe n'a jamais autant sonné "comme une fête foraine", ou comme un jeu vidéo particulièrement primesautier, passant de la folie électrique à la rythmique bondissante, avant de s'élancer sur de conquérants passages martiaux aussi insolites qu'efficaces. Nous sommes en pleine montagnes russes, car si les morceaux de cet album sont plus courts que sur Blueberry Boat, ils semblent aussi d'autant plus condensés, il est donc facile de se perdre en route, surtout lors des premières écoutes.

        Nouvelle ballade dissolue avec Teach Me Sweetheart, petite histoire déchirante comme seule Eleanor Friedberger sait les interpréter, couplets noyés dans des ondes électriques presque liquides, refrains accrocheurs, la construction de la chanson est presque "classique"... presque... Il n'empêche que le résultat est immédiatement touchant. Le duo nous entraîne ensuite dans le slow le plus déstructuré que l'on puisse imaginer, Waiting To Know You, idéal pour emballer les androïdes dans les "boums" du 22e siècle. A noter que cette sucrerie est ce que Bitter Tea proposera de plus "normal", malgré un final gravement décalé... Vient ensuite ce qui pourrait bien être le monument du disque, l'hallucinant (et halluciné) The Vietnamese Telephone Ministry, atonal, minimal, quasi intégralement déroulé à l'envers, traversé par des éclairs donnant l'impression d'écouter plusieurs stations de radios simultanément. A priori, rien pour séduire l'auditeur, mais c'est la passion et l'étrangeté de la voix d'Eleanor qui transcendent l'oeuvre. D'hypnotique la chanson devient épidermique, puis déchirante dans sa dernière partie, sans que l'on comprenne bien ce qui crée cette impression, et une simple litanie de nombres de devenir l'instant musical le plus original et aussi le plus troublant de ce début d'année.

        Oh Sweet Woods semble donc nettement plus classique de prime abord, surtout lorsque Matthew Friedberger s'inspire de la rythmique de Billie Jean pour emballer ses troupes, entre deux passages de guitare acoustique qui tournent en boucle comme un fauve en cage. Le résultat est un génial "disco acoustique", avec les claps et les basses qui remuent des hanches. Bien évidemment, rien n'est aussi simple et dans son final, entre chant inversé et bruitages vicieux, Oh Sweet Woods nous aura déjà abandonné dans ladite forêt sans nous laisser de petits cailloux pour retrouver notre chemin... Borneo est une cavalcade déjantée, forcément déjantée, qui traite par l'hystérie musicale l'ennui évoqué dans les lamentations d'Eleanor, le résultat s'avérant aussi jouissif qu'impossible à décrire en quelques mots. La gouaille très directe du court Police Sweater Blood Vow est fort désarçonnante tant on est ici auprès d'une chanson qui pourrait presque passer pour traditionnelle. Mais Nevers nous remet immédiatement dans le petit monde des Furnaces, Matthew et Eleanor se partageant le chant à raison d'un mot ou d'un bout de phrase chacun, le résultat est aussi cocasse que bondissant et séduisant, transformant l'expérimentation en une adorable frivolité.

        La seule chanson pouvant être considérée comme une "pièce montée" sur cet album serait Benton Harbor Blues, qui débute sur une rythmique concassée et étouffée qu'on jurerait sortie d'un album de Tom Waits, avant de s'élancer sur un thème qui nous suivra presque sans relâche jusqu'à la fin du disque. La chanson se révèle très narrative, mais sans agressivité dans les ruptures, presque douce, à part pour quelques inévitables coupures oniriques qui conduisent toujours les Fiery Furnaces sur les berges du surréalisme. Ici se trouve ce que le duo a produit de plus évidemment beau et surtout d'attachant. Malheureusement pour les néophytes, Matthew Friedberger n'est pas du genre à abaisser si facilement sa garde et Whiste Rhapsody risque d'achever les oreilles les plus sensibles, car si les prémisses sont rassurantes, en plein coeur du morceau surgit un affreux sifflement heureusement fort bref. Peut-être est-ce là le genre de détails "de trop" qui maintiendra le groupe loin du grand public et loin de beaucoup d'auditeurs ? L'album s'achève alors sur une reprise du coeur de Benton Harbor Blues et sur une note apaisée, légère, amicale, qui renforce l'immense affection que l'on ressent à chaque nouvelle chanson des Fiery Furnaces.

        Enfin, que je ressens, plus exactement, car avec le temps j'ai bien réalisé à quel point une musique aussi... étonnante (pour le moins) ne trouve pas facilement grâce auprès des conduits auditifs peu enclins à s'émerveiller devant les expériences rigolotes, les mélanges grandioses et la mélancolie ludique qui font le prix d'un disque tel que Bitter Tea. Le style des Fiery Furnaces est toujours aussi clairement reconnaissable, et Bitter Tea est moins bouleversant (et sans doute moins définitif) que Blueberry Boat, il n'empêche que l'on demeure témoin d'une oeuvre bouillonnante, toujours en quête, mais jamais absconse pour le seul plaisir de sa différence. Chez Matthew et Eleanor, plus que jamais, ce qui compte c'est l'amusement, la joie de bidouiller, de tout démonter pour reconstruire du jamais entendu. Avec Bitter Tea, ils nous offrent peut-être le plus accessible des disques difficiles (ou l'inverse) et avant tout le nouveau chapitre d'une carrière musicale unique en son genre.


Ce n’est pas encore cette année que les Furnaces vont calmer le jeu. On disait le frère et la sœur au bord de la brouille, surtout après une tournée en forme de cataclysme. C’est sans doute vrai tant Widow City n’a rien d’apaisé et ne propose même pas les quelques accalmies présentes sur Blueberry Boat et Bitter Tea. La grande nouveauté c’est la présence de très grosses guitares qui viennent cisailler les morceaux comme autrefois les sons électroniques rigolos (toujours là cependant, mais en moindre nombre). Le mot d’ordre demeure la déconstruction,  comme sur le morceau d’ouverture, The Philadelphia Grand Jury, qui déjoue toutes les attentes de l’auditeur. Jamais de break là où on le croirait, des thèmes qui tournent en boucle deux fois de trop, une accélération improbable, un hoquet mélodique, une faille, un plongeon, et une nouvelle ascension. Le tout porté par un son qui n’a jamais été aussi puissant (l’enchaînement Automatic Husband, Ex-Guru et le sommet Clear Signal From Cairo cloue littéralement au fauteuil). Le degré d’inventivité des Fiery Furnaces ne faiblit pas et Widow City est un album qui ne sera jamais apprivoisé. Forcément, il faudra y revenir.

 

 
 
 
 
 
 
 
 
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