Il est de bon ton de se moquer d’Abba, de leurs mélodies sucrées, de leurs costumes brillants et de leurs arrangements datés. Il est aisé de rire d’Abba et d’oublier que l’on doit au groupe suédois quelques unes des chansons les plus émouvantes de l’histoire de la pop. L’histoire est connue, les deux couples formant le groupe se sont déchirés et séparés, retraçant leur déliquescence par des albums de plus en plus cathartiques. Une période si douloureuse qu’elle empêche encore aujourd’hui toute perspective de reformation malgré les ponts d’or offerts. Si le morceau le plus crève-cœur demeure The Winner Takes It All (sur Super Trouper), c’est évidemment leur dernier opus qui remporte le titre de disque le plus poignant de ce côté-ci des groupes superstars. Sur The Visitors, derrière les harmonies gigantesques et les sonorités kitsch, la tristesse surgit partout. La chanson titre qui ouvre l’album en est un parfait exemple. Hymne paranoïaque, récit d’oppression politique et psychologique, le morceau avance dans des tourments électroniques curieusement modernes. Quelque chose est définitivement brisée dans le royaume suédois.

Quand ce n’est pas la musique qui la joue en mode mineur, ce sont les textes qui prennent la relève, parfois glaçants, souvent bouleversants. Derrière son rythme guilleret rien n’est plus perçant que When all is Said and Done, l’étrangeté de Soldier crée un malaise diffus, même le numéro façon Broadway, I Let The Music Speak, a perdu tout éclat. Bien sûr, les voix n’ont jamais été aussi belles, bien sûr, les mélodies demeurent inégalées, mais The Visitors a tout du requiem. Jusqu’à plonger dans la détresse d’une relation mourante avec le terrible One of Us, dont le refrain gigantesque masque à peine les plaies. Seule Two For The Price of One détonne, mais elle passe vite dans l’oubli. L’oubli, justement, le souvenir, dernière ligne droite du disque. Le temps qui passe, face auquel on lutte tant bien que mal. Les enfants grandissent (Slipping Through My Fingers), les amis s’en vont (Like An Angel Passing Through My Room). C’est avec cette dernière chanson squelettique, un murmure nostalgique, qu’Abba tire sa révérence. Non, The Visitors n’est pas Closer ou Pornography, mais jamais une « machine à tubes » ne s’était ainsi laissée happer par ses démons. Jamais des chouchous des radios, des ménagères et des enfants de 7 à 77 ans n’avaient ainsi mis à nu leur art. Une anomalie qui ne dispense en rien de célébrer aussi les autres classiques d’Abba, et pour cela une bonne vieille compilation Gold fera parfaitement l’affaire. Mais pour tous ceux qui se demandent encore comment on peut respecter ces drôles de zigotos à plateforme boots, écoutez donc The Visitors.

 

 
 
 
 
 
 
 
 
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