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Dolls

 

        C'est un cliché d'une extrême banalité que de prétendre que l'amour est le plus complexe des sentiments. Mais parfois les clichés ont raison. On doit vivre l'amour, l'expérimenter. Mais on ne pourra jamais l'exprimer. La complexité du sentiment amoureux, la richesse d'une relation appartiennent à l'indicible. Incompréhensible, inaccessible à la raison, l'amour est présent en nous à chaque instant, tout en nous échappant continuellement. Mais si la science, la philosophie, le langage humain ne peuvent le définir, l'art ne cesse d'essayer de dévoiler son essence. Mais voilà, le langage artistique sur l'amour se perd aussi dans ses nobles ambitions, il erre dans des méandres abscons ou dans d'éternels clichés. La guimauve le dispute au romantisme caricatural, la banalité se confond avec l'idéalisation du sentiment. Au cinéma, la comédie romantique voisine avec le drame hystérique, et tous les genres traînent avec eux les mêmes scènes, les mêmes répliques, les mêmes histoires, les mêmes images, les mêmes idées. L'amour, et ses incarnations infinies, ne sont plus que des stéréotypes. Figé sur la pellicule, ce sentiment ne retrouve que très rarement une parcelle de son intensité et de sa complexité.

 

Et parfois les miracles se produisent.

 

        Un auteur plus sage, plus fou, plus talentueux, plus humain, trouve la justesse. Il s'approche, comme peu l'ont fait avant lui, de cette transcendance du sentiment amoureux. Au cinéma, il faut moins des mots que des silences, des images, des regards, des couleurs, du temps qui passe. Cette "durée" de l'amour, qui échappe tant au 7e art, est pourtant indispensable. Mais comment parvenir à dire autant sans paroles, sans ennui ? Comment atteindre l'universel en n'évoquant que le plus intime ? Une telle œuvre fait plus appel au cœur de l'artiste et sans doute à son inconscient, qu'à une puissante et froide réflexion. Il faut une sincérité absolue ; la moindre tricherie, la moindre concession, et tout s'effondre. Le film n'est plus qu'un film.

 

 

        En 2003, un metteur en scène a trouvé les images pour nous montrer l'amour comme nous ne l'avions jamais vu sur un écran de cinéma.

 

        Avec Dolls, Takeshi Kitano nous a offert une œuvre d'art unique. L'amour, dans sa beauté absolue, dans sa cruauté, dans sa durée. L'amour avec ses espoirs et sa désolation, dans ses injustices et ses sacrifices. L'amour comme contrainte, comme don, comme fatalité, comme sauveur. L'amour loin de tous les clichés, au plus près de la vérité du cœur. L'amour comme le cinéma ne l'avait jamais dévoilé. Avec les couleurs du rêve, les errances de l'existence, la légèreté et la magnificence de l'âme dans le moindre regard. L'amour dans son quotidien, trivial, étouffant, répétitif, et qui soudain atteint le plus haut degré de passion et d'humanité. Et en un plan final, peut-être l'un des plus beaux de l'histoire du cinéma, Dolls parvient à toucher notre âme avec la puissance même de l'amour.

 

        Une œuvre bouleversante, sublime, d'une sagesse discrète. L'œuvre d'un artiste au sommet, qui parvient à exprimer l'inexprimable. Le complément "réaliste" de The Lovers de Tsui Hark, qui offrait pour sa part une vision idéalisée, exaltée, fantastique et inaccessible de l'amour. Humble et follement ambitieux, tout à la fois, Dolls tient donc du miracle. Et peut prétendre au titre de plus grand film sur l'amour de l'histoire du cinéma. C'est donc bien peu de choses que de venir vous affirmer que Dolls est le meilleur film qu'il m'ait été donné de voir cette année.