Frank Black

Black Letter Days & Devil's Workshop

 

 


 

Black Letter Days (une pochette qui annonce la couleur...)

 

Black Letter Days :

        Comme Tom Waits, dont il reprend The Black Rider en ouverture et en clôture de Black Letter Days, Frank Black sort deux albums en même temps. Le premier, dans l'ordre d'enregistrement, c'est ce Black Letter Days, ambitieux, grandiose, monumental, son "La Conquête de l'Ouest" à lui, son "Il Etait Une Fois dans l'Ouest", son Teenager of the Year période Pistolero et Dog In The Sand. Pour la première fois, Frank Black sort un album résolument triste, sombre, dépressif, traversé de très rares éclats d'espoir. Un disque difficile, pas franchement sympathique, un disque de vieux à la manière de Neil Young et de Springsteen (auxquels on pourra très facilement le comparer). Dans sa première partie, Black Letter Days ne raconte que des histoires tristes et des constats moroses. Les morceaux sont très classiques, voire même purement auto-plagiaires (le riff de Black Letter Days est le même que celui de Robert Onion). Et comme ce sera le cas dans l'autre album, il y a beaucoup de recyclages et de fonds de tiroirs. Mais comment ne pas pardonner cela, quand on comprend que ce sont ces morceaux recyclés qui sont les plus réussis. Pour exemple le sublime I Will Run After You, peut-être la plus belle chanson de l'album et chute fameuse de Dog In The Sand. De même l'épique 21 Reasons, bien plus que rodé sur scène lors de la dernière tournée (mais quand même supérieur dans sa version live). Quant à la double reprise de The Black Rider, elle est très différente de la version brutale jouée sur scène. On peut préférer l'une ou l'autre, disons que sur album, la reprise finale est sans doute ce qui rappellera le plus les deux premiers albums solo de Frank Black. Comme quoi... Notons aussi que dans aucun des deux albums n'apparaît la photo du groupe ou même de Charles Thompson.

        Pour le reste Black Letter Days est un "epic", un "epic" particulièrement sombre et tortueux. Les refrains sont toujours des hurlements de douleurs (Cold Heart Of Stone, Black Letter Day, How You Went So Far, Jane The Queen Of Love...) et il y a bien peu de moments apaisés dans cette œuvre au noir. Le morceau le plus calme est sans doute le très joli True Blue (rien à voir avec la chanson de Madonna), un peu moins de deux minutes de délicatesse façon Speedy Marie. Le reste oscille entre la country déjantée habituelle et le rock épique plein de riffs de guitares bien grandioses (Frank Black avait inventé avec Joey Santiago un "son" pour les Pixies, il a maintenant inventé un nouveau "son" pour sa carrière solo, ces morceaux étant tous identifiables en 10 secondes). Parfois on sent le "Black Rider" tenté par des voies de traverses, comme sur la superbe intro au piano (repompée d'une musique de film dont j'oublie le nom) de Chip Away Boy qui dérive soudainement dans un morceau de facture extrêmement classique tout juste échappé de Dog In The Sand. Mais, pour peut-être l'une des premières fois, il faudra s'attarder sur ce que raconte Charles Thompson. Des histoires d'amour tragiques parfois franchement pathétiques (Cold Heart Of Stone, Valentine and Garuda, How You Went So Far (déchirant et doté d'une rime impensable entre "bazaar" et "so far")...) et des errances douloureuses qui font souvent vraiment mal (End Of Miles, 1826, The Farewell Bend, Southbound Bevy...).

        L'épicentre de l'album est le terrible 1826, un riff tueur (le même que celui de Somewhat Damaged, ouverture fameuse de The Fragile de Nine Inch Nails) qui joue au rouleau compresseur terrifiant. Dommage qu'au bout de 4 minutes pile poil, le morceau s'évade vers le riff de guitariste en roue libre. 1826 demeure le morceau le plus immédiatement clouant de l'album. Dans le genre grandiose il y a aussi Jane The Queen Of Love, mais en moins raffiné. Quant à 21 Reasons, non, décidément, la version live était supérieure. Alors ? Alors mon cœur balance vers les petites chansons qui en disent long, les morceaux discrets qui touchent en plein cœur. Je reste attaché à Valentine and Garuda, le superbe End Of Miles, le génial I Will Run After You, Jet Black River et la quasi conclusion du magnifique Whispering Weeds.

        Black Letter Days est un album glouton, comme l'était Teenager Of The Year en son temps. C'est en quelque sortes la grande pièce-montée de la deuxième moitié de la carrière solo de Frank Black. Difficile d'y accéder, c'est seulement après une dizaine d'écoutes que l'on commence à adorer cet album. Frank Black vient sans doute de signer son disque le moins abordable et il me semble aussi moins réussi que Dog In The Sand. De surcroît, l'aspect tristounet, voire carrément pas sympathique du tout, de l'ensemble n'aide pas à entrer dans cet univers assez étouffant. Nous y reviendrons sans doute dans quelques temps.

 

Black Letter Days CD.JPG (409229 octets)

 


Nouvel avis une semaine plus tard :

        C'est peut-être l'une de mes plus grosses erreurs de jugement depuis bien longtemps. J'ai fini par adorer les nouveaux albums de Frank Black. Musicalement c'est toujours plus ou moins la même chose, mais il y a sur presque tous les morceaux une belle mélodie et une vraie personnalité. Mais surtout ce sont deux albums tristes. En particulier Black Letter Days, qui est carrément déchirant par moments. C'est la première fois que Frank Black vire à ce point dans le pathétique. Depuis qu'il a formé les Catholics, il y a avait toujours un ou deux morceaux tristes ou déprimés par album (Dog Gone, I Need Peace, So Hard To Make Things Out, So. Bay, I'll Be Blue...), mais là c'est quasiment un disque entier. Et un très long disque de surcroît ! On dirait un disque de vieux désenchanté (comme Renaud !), ou alors un vrai disque de déprime un peu brute et un peu romantique tout à la fois. Il y a quelque chose des grands albums de rock américain tristes, comme les On The Beach et Tonight's The Night de Neil Young et le Nebraska de Springsteen (rien que ça !). On retrouve la même mélancolie, la même solitude. Mais chez Frank Black, il y a, comme chez Springsteen, beaucoup de chansons "errantes". Soit il cherche, soit il renonce à chercher, mais il y a cette quête incessante, ce mouvement qui culmine avec des chansons comme How You Went So Far, End Of Mile, 1826 ou I Will Run After You. Sans même parler du terrible Southbound Bevy. Le disque est toujours entre la quête et la lassitude. C'est très beau et très triste tout en même temps. Frank Black ne parle que d'amours perdus, déçus, enfuis ou de renoncements quotidiens. J'ai eu du mal  à entrer dans l'album parce que je ne m'attendais pas du tout à cela de sa part.

 

        Et certaines répliques sont sublimes et terribles en même temps : "If ever you need, don't call" (sur le douloureux Cold Heart Of Stone), "I used to have some fun, me and everyone" (sur le délicat Chip Away Boy), "Every day I work, every day's the same", "every day I curse the one who left me here alone, every night I take something for my sleep" ( sur le quasi Reznorien Black Letter Day), "A little peace at last, yes, I thought that I would stay just for a while" (sur le définitivement sublime End Of Miles), "Will I ever stop my running ? I don't know..." (sur le brutal et angoissant 1826), "I used to think about the world, like so many people do... but as days of life unfurled, well, there was nothing I could do" (sur le trop déprimant Southbound Bevy), "if you leave, tell you what I do, if you leave, I will run after you" (sur le divin I Will Run After You), "I hear the phone line and I hope that isn't you" (sur le hurlement primal de Jane The Queen Of Love", "From the time you are born there are certain bells you must obey, best you plan for the resurrection best you lower your head and pray" (sur l'épique 21 Reasons), "and the darkness round me started to creep, and I knew that I had to go, 'cause night is the hour of the mountain lion who sent me back home cryin' (sur le discret mais génial à pleurer Whispering Weeds), etc... La reprise de The Black Rider se fait alors plus logique, oui, jamais cela n'a été aussi clair : "come all along with the Black Rider, we'll have a gay old time, lay down in the web of the black spider, I'll drink your blood like wine..."

 

        Je m'excuse donc platement. Black Letter Days est le plus personnel des albums de Charles Thompson, le plus triste, le plus adulte. Sans doute n'est-il pas aussi inventif musicalement que ses précédents disques (surtout ceux avec les Pixies), sans doute, mais il a perdu en créativité ce qu'il a gagné en maturité, en qualité de "songwritting" et en émotion, tout ici est de la trempe de Cactus. Avec Black Letter Days, tout simplement et par la porte des géants, Frank Black prend sa place aux côtés des Springsteen, des Dylan, des Neil Young, des Leonard Cohen, des Johnny Cash, de tous ceux qui nous chante un blues électrique qui s'appelle le rock et qui le font avec leur coeur et leurs tripes. Black Letter Days est un putain de chef-d'oeuvre absolu. (20/20)

 


 

Devil Workshop

 

Devils's Workshop :

        Devil's Workshop se présente comme l'antithèse de Black Letter Days. A la pochette dépressive de l'album épique s'oppose les couleurs chatoyantes de l'album enregistré à la va-vite, comme une partie de pétanque un dimanche après-midi. Pas de Rich Gilbert, mais des participations amicales de Eric Drew Feldman, Joey Santiago ET Lyle Workman. Cela s'entend. L'album est léger, frais, directement rock et agréable. Il dure à peine une demie-heure (contre les 65 minutes de Black Letter Days). Il est composé de morceaux de 2 minutes 30 en moyenne et il y a aussi pas mal de recyclage. Pour preuve l'ouverture avec Velvety (fameuse face B des Pixies, écrite vers les 15 ans de Charles Thompson) qui trouve ici des paroles bien stupides, tout en ne perdant rien de son efficacité. On retrouve aussi His Kingly Cave, chute de Dog In The Sand. Et Modern Age, bonus de vieilles Black Session période The Cult Of Ray. Un disque de remplissage Devil's Workshop (bouh le jeu de mots nul !) ?? Non, pas du tout. C'est un disque pour se faire plaisir, pour exorciser le difficile Black Letter Days. C'est le contre-poison à la déprime galopante du grand disque noir et blanc. Devil's Workshop, c'est du rock tout simple, tout bête, qui brille d'autant plus qu'il est associé contre nature avec Black Letter Days et ses monuments dépressifs.

        Les meilleurs moments sont le grandiose His Kingly Cave qui aurait pu trouver sa place sur les premiers Frank Black solo, le magnifiquement rythmé et mélodieux San Antonio TX, le toujours amusant Modern Age, le très rock'n'roll à l'ancienne et aussi très "dansant" Are You Headed My Way, le divin The Scene qui recycle plein d'anciens morceaux de Frank Black pour 2 minutes 29 secondes d'efficacité pure, le prise de tête Whiskey In Your Shoes qui n'est pas sans rappeler certains effets des deux premiers albums solo, et le final charmant de Fields Of Marigold. D'un autre côté il y a deux-trois choses un peu lourdes, comme ce Bartholomew et cette Heloise (joli texte, donc, en hommage à l'Heloise d'Abélard (!!!)).

        Dans son ensemble, Devil's Workshop est un album très réussi, immédiatement abordable et familier. Son écoute est facile, rapide, agréable, les morceaux s'accrochent presque tous au cerveau dès la première écoute. Et en ce sens, Frank Black a sorti l'un des meilleurs double-albums qui soient. Parce que ce n'est pas du tout un double album et pourtant les deux disques sont indissociables, comme le poison et le contre-poison. Et suivant les moments de la journée, on penchera vers l'un ou vers l'autre. Pour sûr, Black Letter Days est le chef-d'œuvre ambitieux et écrasant des deux, mais il serait incomplet, voire même trop "lourd", sans Devil's Workshop à ses côtés. Il faut acheter les deux, en même temps si possible. Et il sera nécessaire de refaire le point dans quelques jours et dans quelques semaines sur ces deux disques aussi beaux que complexes. Non, on n'aurait pas pu faire un seul album en prenant les meilleurs moments de chacun d'entre eux, ils existent ainsi et c'est fort bien car ils prennent une place de choix dans l'univers blackien. (18/20)

 

Devil Workshop CD.JPG (334876 octets)

 


 

A écouter en priorité sur Black Letter Days : I Will Run After You, 1826, End Of Miles, Southbound Bevy, Chip Away Boy, Valentine and Garuda, Jet Black River, Whispering Weeds, The Black Rider #2

A écouter en priorité sur Devil's Workshop : San Antonio TX, The Scene, His Kingly Cave, Fields Of Marigold, Velvety, Are You Headed My Way

 

Extraits (real audio)

1826

End Of Miles

How You Went So Far

 

San Antonio TX

Are You Headed My Way

 


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