Edwood Vous Parle
Le Monde Magique de la Ville
 
Évoquer une grande ville, c’est un peu 
s’installer devant une plaisante, voire intense, projection de clichés. Tout a 
déjà été dit, écrit, chanté, montré au sujet de la ville, de jour, de nuit, sous le soleil et sous la 
pluie. Et rien n’est plus banal que de se jeter dans une bouche de métro pour 
disparaître. Pour s’effacer des clichés. En vain. Juste pour abandonner les 
vagues de visages et les rues en crue. Mais sous terre, le même maelström se 
meut sans cesse. Et si, à certaines heures, on peut être seul dans les 
avenues et 
les entrailles d’une grande ville, ce n’est que brève sensation. On me dira que 
l’on est rarement plus seul qu’anonyme parmi les anonymes. En transit dans la 
foule. Quand chacun referme soigneusement son être et ses pensées, pour 
naviguer, inconnu chez les inconnus, d’une présence aussi essentielle 
qu’absolument absente.
C’est ainsi que présent parmi les absents, j’existe au sein du monde enchanteur 
de la Cité. Maillon faible de la cohésion sociale et du bien commun, j’erre. 
Souvent avec une conviction louable. J’erre et je contribue. Je contribue au 
flux et au reflux. Je fluctue au grès des courants. J’emporte et me laisse 
emporter. Je croise, je décroise, je brode et je couds mon parcours. Humble et 
bravache, imposant mon absence, lustrant mon invisibilité, rêvant mon 
importance, fantasmant mon pouvoir sur la Ville.
Elle me mâche et me digère, me suce et me vomit. La Ville m’émerveille. Elle me 
séduit et me laisse la parcourir sans trêve. Toujours attentive, toujours 
disponible. Elle se laisse conquérir. Pour de faux, pour jouer, pour faire 
semblant. Elle m’accorde et me reprend. Elle se donne et m’engloutit en son 
sein. Exalté par ses tours et ses contours, j’en oublie que je ne suis qu’atome 
dans le Grand Tout, que je ne suis que murmure au cœur du tonnerre. 
Alors je la contemple, je l’admire, je me nourris. Chaque immeuble est un mythe, 
chaque rue un appel, chaque boutique un désir, chaque passant une histoire, 
chaque passante un fantasme, chaque parc une respiration, chaque bruit un éveil, 
chaque lumière un songe. Dans la Ville, le monde entier est résumé, tout ce qui 
fut, ce qui est, ce qui sera, d’une manière, ou d’une autre. De l’imparfait au 
plus-que-parfait. En morceaux, en vestiges, en éclairs. 
 
Les pigeons boiteux me regardent avec curiosité. Je ne devrais pas rester assis 
sur ce banc. La ville est mouvement. Elle tolère les pauses, mais brèves, surtout 
lorsqu’elles sont solitaires. La ville est fébrile, elle est en quête, elle 
cherche satisfaction. Et tout le monde se précipite vers l’argent, la 
nourriture, le logis, l’amour. Toi qui ne cherches rien, la ville t’apprendra le 
désir. Toi qui désires une pause, t’arrêter, attendre, la ville te diras combien 
le temps passe et qu’elle devient sans toi. Tu es aussi essentiel 
qu’interchangeable, aussi unique que totalement indifférent. Et surtout, 
surtout, si tu ne désires pas la ville et ses règles, tu n’es plus rien pour 
elle. 
Du coin de l’œil, j’observe et je constate. A chaque instant, les 
circonvolutions de la Cité dégorgent de prétendants et de prétendantes au trône 
éphémère de maître du monde. Il suffit d’un baiser échangé avant de grimper dans 
un taxi, d’une poignée de main amicale à l’entrée d’un bar, d’un regard exalté à 
la sortie d’une salle de cinéma, d’un sourire ravi après une bonne affaire dans 
la boutique à la mode, et voilà autant de maîtres et de maîtresses de cet univers 
qui s’épanouissent dans les rues.
Les seigneurs du monde magique de la Ville. Aussi nombreux qu’inconnus, aussi 
primordiaux que passagers. Clandestins, sans doute, tous autant qu'ils sont, 
tous autant que moi. Ombres parmi les ombres, même dans le plein soleil 
qui s'abat sur les boulevards. Des quêtes et des trésors, des désillusions et 
des chimères. Et dans le bruit et les grognements des rues, quelque part, qui 
attend, rêveur, le sens, le but, le toit, le toi, l'amour.
 
Edward D. Wood Jr. ("I dig a tunnel from my window to yours")