Edwood se meurt pour

 

 

 

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Electro-Shock Blues

Eels

 

        L'Art est catharsis et E est son prophète. C'est avec une affirmation aussi radicale que je me devais de débuter mon humble chronique de ce qui est peut-être l'album le plus bouleversant des années 90. Je me dois sans doute de développer tout cela, et commençons donc par le commencement. L'Art est catharsis, il permet à l'artiste d'extérioriser toutes ces souffrances qui rongent la vie. Ce faisant l'artiste permet au spectateur de se libérer lui aussi. Schéma traditionnel, évident, nécessaire, l'Art rend meilleur, l'Art rend le monde plus vrai. E est son prophète. Car voilà, monsieur E a souffert. Ce qui n'est pas un fait extraordinaire, car la souffrance est la chose la mieux partagée en ce monde (du moins, tout le monde la connaît, plus ou moins, malheureusement, certains souffriront plus durant la seule journée de demain que d'autres pendant 50 ans). Mais monsieur E (de son vrai nom Mark Oliver Everett) a du talent, monsieur E sait comment transférer ses peines insondables en une musique et des textes qui flirtent avec la grâce.

        En 1998, E était déjà connu pour deux albums en solo tout à fait estimables et très prometteurs (A Man Called E et Broken Toy Shop) et avec son groupe Eels (première signature musicale de Dreamworks) et leur premier album, Beautiful Freak, il avait déjà cloué un bon nombre d'auditeurs. Derrière une musique dotée d'une très forte personnalité, hésitant entre gimmicks et poésie pure, on remarquait ce monsieur E et sa voix triste. Et l'on notait avec intérêt des textes d'une force émotionnelle rare (comme sur la chanson titre, sur Flower, Guest List ou bien encore Manchild). En puissance, Eels avait tout d'un très grand groupe. Il manquait juste le petit déclic, le petit déclic qui fut un énorme coup de marteau sur le dernier clou du plus profond des cercueils.

        Entre Beautiful Freak et Electro-Shock Blues, E a connu une accumulation de deuils presque incroyable. Tout d'abord c'est sa sœur "psychologiquement limitée" qui se suicide (on peut d'ailleurs très bien imaginer que Beautiful Freak lui était déjà dédié, au vu des thèmes abordés). Puis c'est sa mère qui meurt d'un cancer. Rappelons aussi que son père était mort dans sa prime enfance, entraînant le jeune Mark dans la dépression, l'alcool et les petits boulots minables. E devient en l'espace de 3 ans le dernier survivant de sa famille. Dire qu'une telle situation doit être très éprouvante à encaisser est un euphémisme. Un être aussi sensible que monsieur E passera facilement à deux doigts de la folie (situation qui lui inspirera la plus parfaite chanson de sa carrière, Climbing To The Moon). Mais non, heureusement pour lui, heureusement pour nous, monsieur E a trouvé la solution, il va créer, exprimer, chanter, composer, foncer droit devant lui pour hurler et murmurer toutes ses peines sur quelques unes des plus belles chansons de l'univers.

 

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        On a souvent accusé Electro-Shock Blues d'être un disque morbide, trop dur, trop austère, trop sombre. Ce à quoi on ne pourrait que répondre : la mort, la folie, le deuil, c'est dur, austère, sombre, morbide, cruel, désespérant. Et réussir à créer de la musique aussi lumineuse à partir des souffrances les plus essentielles qui soient, cela tient du miracle. Qui a osé affronter ainsi la mort avec autant de brio de sincérité ? Qui a osé en musique mettre son cœur sur la table et ne pas cacher ses doutes, ses larmes ? On pense à Neil Young, on pense à Brassens, on pense à Trent Reznor, on pense à Robert Smith, mais la liste n'est pas interminable, loin de là. Ce qu'il y a de plus terrifiant est logiquement ce qui est le plus éludé. On pourra sortir des milliers d'histoires de ruptures sentimentales guimauves, mais qui osera le She's Dead de Pulp ? Qui osera le Tonight's The Night de Neil Young ? Qui osera le Going To Your Funeral de Eels ? Oui, je sais, la mort, dans sa proximité la plus terrible, est ce qu'il y a de plus tabou. Mais monsieur E n'avait pas le choix, il devait aller jusqu'au bout du tunnel, pour voir s'il y avait de la lumière ou seulement encore plus de ténèbres (Dead Of Winter). Brisons le suspens qui n'a pas lieu d'être, à la fin, maybe it's time to live.

        On pourrait commencer par parler de la pochette de l'album, l'une des plus belles qu'il m'ait été donné d'admirer. E a demandé à quelques uns de ses dessinateurs favoris d'illustrer "l'esprit" de l'album et de certaines chansons. Le résultat est incroyable, des œuvres d'art en symbiose avec la musique. Quant on en arrive à être ému jusqu'aux larmes par un simple crayonnage qui nous dit "I looked up, half hoping to the thing from my dream but all I saw was a sky full of stars" ou par ce Last Stop This Town, sans paroles et qui, en complément de la chanson, dit plus que toutes les philosophies sur la solitude du monde. Sans parler de l'humour noir, si réaliste, outre la tombe qui nous encourage à "sing along at home", il y a ce Going To Your Funeral "God... I hope it isn't open-casket. Brrrr...". Et la pochette en elle-même. Un dessin de E, himself, qui est peut-être, attention, peut-être, la plus belle pochette des années 90 (normal pour ce qui est le plus beau disque des années 90). Le devant, rêveur, et le dos, avec cette tombe qui résume l'ensemble de l'œuvre "Everything is changing". Rien à ajouter. Nous n'avons même pas pris contact avec la musique et les paroles que déjà on est subjugué par la richesse de symboles et l'intelligence des nuances émotionnelles.

 

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        Et la musique donc ? Incroyable, merveilleuse, au sommet des sommets, transcendée en permanence par la portée inimaginable de l'œuvre. On débute sur une petite mélodie décalée et la voix lointaine infiniment triste de E. Les derniers instants de la sœur, Elizabeth, dans leur crudité cruelle et dérangeante. Tout est clair, vous ne pourrez pas détourner le regard. Et on comprend en quelques secondes pourquoi tout le monde ou presque est passé à côté de cet album. Le malaise est terrible. Si E définit Electro-Shock Blues comme le "coup de téléphone nocturne auquel personne ne veut répondre", ce n'est pas pour rien. Car c'est de la mort, sans idéalisation, sans échappatoire, c'est de la mort des proches, c'est de la mort quotidienne, omniprésente, qui guette et qui hante, c'est de la mort sans romantisme ni artefacts de pensées ou de croyances dont E nous parle là. "Laying on the bathroom floor, kitty licks my cheek once more and I could try But waking up is harder When you wanna die... My name's Elizabeth, My life is shit and piss..." Rien de drôle, rien de cliché, aucune trace d'espoir, deux minutes d'Electro-Shock Blues et nous voilà déjà au 4e sous-sol.

        Avec Going To Your Funeral Part 1, E signe l'une des plus douloureuses chansons qui soient. Difficile, impossible même de ne pas vouloir fuir ces mots qui disent trop, difficile de ne pas vouloir échapper à cette musique pleine de pièges qui peu à peu traduit la souffrance par des bruitages tranchants. "A perfect day for a perfect pain". "Thinking 'bout the days of hanging out behind the school. Everything goes away". Le hurlement suprême, celui du temps qui passe forcément trop vite, des souvenirs flous, des regrets infinis, de l'impuissance et de la rage. Quand la vie n'est plus que sable, et que des gens, des inconnus, sont là, réunis, en un recueillement dérisoire, si dérisoire par rapport à la souffrance inexprimable. Vous n'allez pas aimer Electro-Shock Blues. Vous ne pourrez plus jamais vous passer de ce disque.

 

        Sur Cancer For The Cure, E ironise sur la bonne conscience américaine, sur la routine hypocrite qui nous mènera de toute façon tous au même endroit. Un rock déjanté, héritier de Beck mais qui s'aventure dans des terres où jamais le ptit blanc rigolo n'osera mettre les orteils. My Descent Into Madness est le premier récit de la folie galopante qui guette E, et qui nous guette tous, autant que nous sommes. Cela va très loin dans le désespoir. Il faut encaisser et ce ne sera pas sans séquelles. "Voices tell me I'm the shit". "Twenty days go by and every day looks the same". Les petites mélodies, les petits samples guillerets ne font que renforcer l'impact des émotions. E a tout compris, il fallait dissimuler la souffrance absolue derrière cette apparence pour mieux toucher en plein cœur. E ridiculise Cure et NIN, et c'est un fan de ces deux groupes qui vous le dit. Sur 3 Speed, E nous parle de son enfance, le flou des souvenirs qui lui inspirera Selective Memory (la plus belle chanson de l'année 2000, je le rappelle pour ceux qui n'ont rien suivi au film). "Life is funny, but not ha ha funny". Hospital Food est encore une charge cynique envers la bonne conscience et le monde qui demeure figé dans des certitudes et un mauvais goût sans faille.

        En centre excentré se trouve la chanson titre. Sur une mélodie de boîte à musique, E murmure les dernières paroles de sa sœur. De prime abord on pourrait croire que ce texte est un cliché de dépressif. Mais... il est réel... ce sont bien les derniers mots écrits par Elizabeth avant son suicide. Malaise ? Bien plus que cela ! Nous sommes bien au-delà du malaise car toutes nos peurs se trouvent d'un coup incarnées dans cette musique si rassurante et ses paroles si monstrueuses. La folie devient inévitable et Efil's Good. E se laisse peu à peu gagner par le désespoir et nous demande "don't close your eyes as I turn into dust". Le point de non retour est atteint, la seconde partie de l'album, la plus sublime (c'est dire), peut commencer. Reconstruisons.

 

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        Un instrumental délicat, poétique, plein d'espoir annonce la suite, Going To Your Funeral Part II. Une suite grandiose avec le "tube" de l'album, le fastueux Last Stop This Town, mélange de tout et n'importe quoi, carte de visite parfaite pour le groupe. Introduction amusante, empreint hip-hop, breaks étranges, folie à tous les étages. Et ces paroles ! Ces paroles ! L'histoire ? Un mort (Elizabeth) survole une dernière fois la ville, plus personne ne veut la faire entrer (dans son cœur ? dans sa mémoire ?) sauf le brother E. Mais c'est un résumé bien castrateur que j'accomplis là. Car il y a au moins une fulgurance poétique par ligne. Juste le temps de reprendre son souffle sur le Baby Genius et son tremblement de terre que surgit la plus belle chanson de l'album. Climbing To The Moon. Intro acoustique, montée très lente de la mélodie, tout en finesse, avant de culminer sur un lyrisme aussi minimal qu'impressionnant. E nous parle depuis la cellule de l'hopital psychiatrique. C'est déchirant, beau à mourir mille et une fois d'affilées. Rarement on aura aussi simplement, humblement, et magiquement parler de la folie "And I won't be denied this time 'Fore I go out of my mind over matters Got my foot on the ladder And I'm climbing up to the moon". L'une des plus belles chansons des années 90, pas très loin du One de U2 (chère au cœur du Chat et au mien aussi, forcément) ou du Street Spirit de Radiohead.

        Ant Farm. Une petite ballade de type country qui brille encore une fois par des paroles extraordinaires. "Hate a lot of things But I love a few things And you are one of them". Moi je dis (Edwood Vous Parle, là, flagrant délit !), si ça c'est pas l'une des plus belles déclarations qui soient, je ne comprends décidément rien à rien (ce qui est possible, mais je m'en fiche, je craque). Mais trêve de légèreté, car voilà l'une des chansons les plus bouleversantes de l'album, et c'est un euphémisme. Dead Of Winter (notez le titre chargé de sens). Là, c'est la mort de la mère de E qui est évoqué. La musique se fait d'une douceur déchirante, écoutez au loin ces chœurs désincarnés... Je ne vais pas citer les paroles, rien, vous allez découvrir Dead Of Winter par vous-même... et mettre beaucoup, beaucoup de temps à vous en remettre. Personnellement, presque 3 ans plus tard, je ne m'en remets pas, pour tout avouer, cela empire. Mais il la faut. Electro-Shock Blues, disque vital, non ce n'est pas paradoxal, loin de là. The Medication Is Wearing Off, la réponse au Novocaine For The Soul du premier album. "The medication's wearing off Gonna hurt not a little, a lot". Et en même temps, l'espoir de cette seconde moitié d'album est toujours présent "See this watch she gave me ? Well it still ticks away..."

 

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        Et le final va venir concrétiser ces espoirs, cette réconciliation avec la vie, ce retour au monde. P.S. You Rock My World, la plus belle conclusion qui soit, cet album ne pouvait que finir ainsi (sous peine de devenir un encouragement au suicide...). Ecoutez, écoutez, écoutez... chut... "I was at a funeral the day I realized I wanted to spend my life with you" (si ça ce n'est pas de la déclaration aussi !). "And I was thinkin' 'bout how everyone is dying And maybe it's time to live". Tout est dit, tout est là, vous cherchiez Le Sens de la Vie ? Monsieur E l'a trouvé pour vous. Il en a fait tout un album. Il en a fait des chansons sublimes. Et il continue, pour preuve Daisies Of The Galaxy, un autre chef-d'œuvre total, plus lumineux, moins intense, mais fichtregris de chef-d'œuvre quand même ! De disque dépressif, insoutenable, Electro-Shock Blues est devenu dans sa seconde moitié un hymne à la vie. En affrontant la mort, E a trouvé le sens... le sens de la mort... "Peut-être est-il temps de vivre ?". L'importance de cet album ? Incalculable ! L'auditeur sensible, dont l'histoire et l'esprit l'ont rendu perméable à la poésie, aux mélodies, à la philosophie si directe de E, cet auditeur va trouver avec Electro-Shock Blues une œuvre qui va changer sa vie. Oui, c'est à ce point. Ce disque peut changer le monde, ce disque peut vous changer. C'est un album pour île déserte, un album pour consoler la solitude, pour guérir le deuil, pour transcender les plus grandes peurs et les plus grandes douleurs. Electo-Shock Blues brille de la lumière des ténèbres. Et sur les ailes de la basse et des cordes de PS You Rock My World, chacun pourra s'envoler loin, très loin, aussi loin qu'il le désire.

        Si j'aime cet album ? Il fait partie de moi, essentiellement. J'aime ses faiblesses, j'aime ses maladresses, j'aime ses fulgurances, j'aime ce qu'il me dit, j'aime son courage et sa folie. Après on pourra dire ce que l'on veut, il est trop tard, chaque écoute me rend encore plus proche de Electro-Shock Blues, le disque, preuve "vivante" qu'il y a bien des œuvres dont on ne peut pas se lasser. Alors, que vous dire ? Ecoutez cet album.

 

"Everything Is Changing..."

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Electro-Shock Blues - 1998, Dreamworks Records

 

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