Edwood se fait tout petit devant

 

Bone Machine    Bone Machine

                                                Tom Waits

 

 

        Sublime : "un sentiment pénible d'angoisse, d'abaissement, de diminution de vie, réductible à une émotion primitive, la peur. Conscience d'un élan, d'une violente énergie déployée, d'une augmentation de vie, réductible à une émotion primitive, le sentiment de la puissance personnelle, le self-feeling sous sa forme positive... Le sentiment conscient ou inconscient de notre sécurité en face d'une puissance formidable : sans cette condition négative, tout caractère esthétique disparaît." Th. Ribot, Psychologie des sentiments.

 

Bone Machine de Tom Waits est un disque sublime.

 

        La carrière de Tom Waits sera évoquée dans la page indispensable consacrée à Rain Dogs, son autre chef-d'œuvre, son grand "best of tout public". Dans les lignes qui suivent il n'y aura que Bone Machine et nous. Perspective aussi enthousiasmante qu'effrayante. Perspective sublime, donc. Car dès la pochette monstrueuse, tout est dit. Tom Waits va revenir aux sources du rock, revenir à la croisée des chemins, faire un nouveau pacte avec l'homme en noir himself. On a parlé de "blues tribal", de "vaudou rock"... Bone Machine est cela, et bien plus encore. 16 morceaux, qui parfois ressemblent à des choses connues dans notre monde, mais tout cela n'est qu'apparence. Rien dans Bone Machine n'appartient à notre univers. La voix de Tom Waits, inhumaine, grotesque, belle à pleurer, nous emmène au cœur d'histoires folles, de menaces d'outre-tombe, de hurlements primitifs, de ballades fissurées, de blues-rocks tétanisants. Le choc est total, dès la première écoute. On a compris, on a subi, on a été terrassé. Bone Machine, sorti en 1992, entre aussitôt dans la discothèque de chevet, un cristal sombre comme on en croise peu, heureusement.

 

 

        Quand on débute l'album, on pense à une chanson qui n'apparaîtra qu'un an plus tard dans notre monde mais qui résume assez bien ce qui nous attend. "Come on along with the Black Rider, we'll have a gay old time". Et pour avoir du "gay old time" avec le Black Rider, nous allons en avoir, croyez-moi ! Quand résonne la bone machine (la boîte à rythme rustique) sur l'intro de Earth Died Screaming, il est déjà trop tard. Une armée de morts-vivants s'avance. Et la voix de Tom Waits, surgit peu à peu des entrailles infernales, pour exploser, déchirée, déchirante sur un refrain effroyable. Bone Machine fait partie de ces albums parfaits pour recevoir chez vous ou pour effrayer les enfants en bas âge (cela marche aussi très bien avec Street Hassle de Lou Reed, les albums de Third Eye Foundation, l'Ambient Works 2 d'Aphex Twin, Smile des Beach Boys, The Dreaming de Kate Bush...). Donc, dès ce premier morceau et son final à coups de trompette des morts, l'ambiance est posée, elle ne fléchira pas jusqu'à la fin de l'album, chaque morceau étant différent des autres, toujours surprenant, toujours sublime.

 

        Dirt In The Ground, sur des airs de piano bar, Tom Waits torture sa voix, et magnifie des paroles trop belle, trop fortes ("what does it matter, a dream of love, or a dream of lies. We're all gonna be the same place, when we die, your spirit don't leave knowing your face or your name, and the wind through your bones is all that remains, and we're all gonna be, we're all gonna be, just dirt in the ground..."). La voix mise à nue de Waits transforme tout cela en or pur, en déclarations intolérables et bouleversantes. Sur Such A Scream, on ne comprend plus rien à ce qui se passe, riff autiste, percussions définitivement perdues dans la folie, cuivres en roue libre. Que se passe-t-il ? Personne ne le sait, ni l'auditeur, ni Tom Waits, ni même le diable dépassé par sa propre créature. Car Tom Waits ne s'arrête plus, il fait "chanter" des serpents à sonnettes en intro de All Stripped Down. Et nous tétanise avec l'une de ses plus hallucinantes performances vocales. Vous n'avez jamais entendu quelque chose comme ça. Oui, c'est sublime, parce qu'effrayant, bigger than life, primitif, puissant... et en même temps l'auditeur ressent un bonheur absolu, l'esprit, le cœur, éveillés par une musique d'une richesse technique et émotionnelle infinie. Des entrailles de l'Enfer, Tom Waits nous donne la vie.

       

        La musique devient presque "normale" sur la première ballade bouleversante de l'album (on peut considérer Dirt In The Ground comme une ballade, certes...). Who Are You ? On reconnaît vite la double patte Waits/Brennan (sa compagne, celle qui a porté sa carrière vers les sommets inédits). Les textes sont clouants de beauté ("Are you still jumping out of windows in expensive clothes, well I fell in love with your sailor's mouth and your wounded eyes"). Et pour enchaîner, une courte histoire grinçante, made in Waits, comme seul lui sait les raconter avec intensité et mystère. The Ocean Doesn't Want Me (today, but I'll be back tomorrow to play...) attention au choc ! Puis Jesus Gonna Be Here, presque du Tom Waits à l'ancienne, celui de Rain Dogs, mais ce n'est qu'une illusion. Car il y a ce son "live", ce lo-fi qui pourra faire revenir à la mémoire un autre album sublime, le Tonight's the Night de Neil Young. Bone Machine et Tonight's the Night, deux disques "limite", deux disques entre lumière et ténèbres, deux disques qui flirtent avec la mort, deux disques trop tout, deux disques infiniment vivants.

 

 

        Puis arrive le sommet émotionnel qui surpasse les autres sommets émotionnels. Les 3 minutes de A Little Rain, une ballade made in Tom Waits, toute simple, bouleversante, intense. Un piano qui craque, la voix qui craque, il ne faut pas plus. Après cette clef de voûte, c'est l'épique In The Colosseum qui annonce la seconde moitié de l'album. Déglingué, grinçant, puissamment évocateur, ce monument transporte dans des territoires inexplorés et à vrai dire inexplorable. Qui osera entrer dans le Colosseum ce soir ? .... bah nous ! Et on en redemande ! Presque convaincus qu'après cet ultime coup sur la tête, le plus incroyable est passé. Erreur ! Grossière erreur ! A l'instant où l'on baissait sa garde, doutant inconsciemment d'un nouvel effet de surprise, c'est Goin' Out West qui surgit pour balayer les quelques survivants. Dotée de l'une des plus phénoménales intro de l'histoire du "rock", cette chanson ne laisse aucune chance. Sciemment utilisée par David Fincher dans Fight Club (non, décidément, la plus grande qualité de Fincher c'est de savoir utiliser la musique (cf NIN dans Seven, les Pixies dans Fight Club...)), Goin' Out West est l'essence même du rock. La messe des morts est dite.

 

        Après le choc (encore !) de Goin' Out West, Murder In The Red Barn est presque "trop classique", trop prévisible. Ce délire de country post post post moderne nous laisse le temps de nous plonger dans ces textes aussi incroyables que la musique. Mais Waits n'a pas utilisé ses dernières cartouches ! Un chef-d'œuvre sublime se doit de l'être d'un bout à l'autre ! Et Bone Machine est un chef-d'œuvre sublime qui ne fléchit jamais. Car voici que s'avance l'effrayant Black Wings, un monstre hybride, de la country gothique, la chanson thème du fameux western que rêve de tourner Tim Burton. Enfin, c'est sûr qu'avec les trois dernières chansons abordées, là, il y a de quoi créer une bande son effroyable pour le plus crépusculaire des westerns.

 

        Et Tom Waits repart sur la route qu'il n'a jamais quitté. Whistle Down The Wind est une nouvelle chanson à la force évocatrice tétanisante. "I can't stay here and I'm scared to leave (just kiss me once and then) I'll go to hell, I might as well be whistlin' down the wind..." Rustique et universel, lo-fi et d'une modernité à jamais moderne, les chansons de Tom Waits dégagent une sincérité, une émotion, une grandeur qui les rend vitales. Encore une preuve ? Le mythique I Don't Wanna Grow Up dont le texte intégral serait à citer. Et d'ailleurs pour la peine je vais le copier en entier en conclusion de cette page. Et là, même sans la géniale musique, vous aurez tout compris. Juste le temps d'un intermède bringuebalant, Let Me Get Up On It, et la conclusion arrive. Est-elle à la hauteur de ce qui précède ? Oui ! Mille fois oui ! Car, hey ! mais ! Ce Keith Richards qui tient la guitare et qui pousse des chœurs faux comme c'est pas permis, c'est bien LE Keith Richards ? Celui qui n'a jamais caché sa sympathie pour le Malin ? Et bien oui ! Comme pour confirmer, témoigner de la crédibilité absolue du retour aux Crossroads qu'est Bone Machine, Keith Richards vient contribuer à That Feel (le meilleur morceau auquel il ait participé en à peu près 20 ans, d'ailleurs). Choc émotionnel bancal et au bord de la rupture, That Feel rappellera aussi le Street Hassle de Lou Reed ou le Tonight's The Night de Young. Oui, tout est dit.

 

 

        Bone Machine secoue les squelettes de tous les genres de la musique populaire du 20e siècle (ça manque de techno, quoique, la Bone Machine est une boîte à rythme !). Rock, country, blues, pop... Tout est passé à la moulinette de la machine infernale. On aurait pu croire que tout cela allait tourner à une nuit des morts-vivants, et au final à coups de riffs incroyables (Goin' Out West), de génie grotesque (Earth Died Screaming...), d'émotion à fleur d'os (Dirt in the Ground, A Little Rain...), de mélange des genres (Black Wings, In The Colosseum...), Tom Waits est allé encore plus loin qu'avec ses merveilles précédentes. Poussant la logique de Swordfishtrombones et Rain Dogs à son paroxysme, il nous offre son chef-d'œuvre au noir. Avant d'aller sans doute trop loin dans la musique expérimentale avec le projet Black Rider (passionnant aussi cependant) et de nous offrir un superbe "best of" avec Mule Variations, Waits avait découvert l'alchimie parfaite. Bone Machine est une œuvre sublime.

 

 

When I'm lying in my bed at night
I don't wanna grow up
Nothin' ever seems to turn out right
I don't wanna grow up.
How do you move in a world of fog
That's always changing things
Makes me wish that I could be a dog
When I see the price that you pay
I don't wanna grow up
I don't ever wanna be that way
I don't wanna grow up.

Seems like folks turn into things
That they'd never want
The only thing to live for
Is today...
I'm gonna put a hole in my T.V. set
I don't wanna grow up
Open up the medicine chest
And I don't wanna grow up
I don't wanna have to shout it out
I don't want my hair to fall out
I don't wanna be filled with doubt
I don't wanna be a good boy scout
I don't wanna have to learn to count
I don't wanna have the biggest amount
I don't wanna grow up.

Well when I see my parents fight
I don't wanna grow up
They all go out and drinking all night
And I don't wanna grow up
I'd rather stay here in my room
Nothin'out there but sad and gloom
I don't wanna live in a big old tomb
On Grand Street

When I see the 5 o'clock news
I don't wanna grow up
Comb their hair and shine their shoes
I don't wanna grow up
Stay around in my old hometown
I don't wanna put no money down
I don't wanna get me a big old loan
Work them fingers to the bone
I don't wanna float a broom
Fall in love and get married then boom
How the hell did it get here so soon
I don't wanna grow up

Bone Machine, 1992, Island Records