Big Fish

Première vision

 

 

 

 

        Tim Burton n'est plus. C'est vrai. Ou, plus exactement, Tim Burton n'est plus le même. Plus le même metteur en scène. Plus le même homme. Dans le laps de temps qui sépare la Planète des Singes de Big Fish, Tim Burton a changé. Totalement. Il a changé de compagne. Il est devenu papa. Et il a perdu son propre père. Ces points sont essentiels à la vision de Big Fish. Ils sont essentiels pour essayer de comprendre comment un auteur a pu ainsi, en un seul film, se contredire entièrement, balayer en deux heures presque toute son oeuvre précédente. Une scène est particulièrement symbolique de ce fait : la maison gothique, poussiéreuse et délabrée, figure mythique de l'oeuvre burtonienne, est longuement restaurée, transformée, repeinte en une maisonnette de banlieue, telles qu'elles fleurissaient dans Edward Aux Mains d'Argent. Et si finalement, cette maison reprendra ses allures ténébreuses, le propos est clair : la norme a triomphé. 

        Et c'est finalement l'évolution logique de l'œuvre de Tim Burton. Tous ses parias, ses exclus, ses monstres, cherchaient à se faire accepter de la norme. A part pour les plus irréductibles d'entre eux, Pee Wee ou Catwoman, ils voulaient tous trouver le bonheur auprès d'une petite famille bien rangée (Edward, Selina Kyle, les fantômes de Beetlejuice) ou la reconnaissance des gens "normaux" (Ed Wood, Jack, Ichabod Crane). L'histoire d'Edward Bloom est celle d'un gars extraordinaire qui, du début à la fin du film, s'intègre parfaitement à la norme et ne connaît aucun soucis pour aller dans son sens. S'il s'entoure d'exclus, c'est pour mieux les aider à le rejoindre sur le droit chemin de l'américain moyen. Ici on ne rêve que de grande maison blanche, de travail, de famille et d'amour à l'eau de rose. Le processus est exactement le contraire de celui qui transformait Selina Kyle en Catwoman. Edward Bloom, dans les scènes les plus inattendues dans un film de Burton, est ainsi présenté comme quelqu'un de terriblement social, modèle de volonté libérale et de capitalisme triomphant et il va jusqu'à repousser l'amour de la fille "étrange" (Jenny, morte-vivante burtonienne) au profit de sa famille et de sa femme (Sandra, jolie blonde reine de la promotion), dans une scène qui fait échos au... Hook de Steven Spielberg (on se souviendra qu'à l'époque de Hook, quand sortait aussi Batman Returns, on opposait les visions de Spielberg et de Burton). Et de façon étonnante, c'est maintenant Spielberg qui retrouve les accents sombres et désenchantés du Tim Burton d'antan.

 

 

        Mais Big Fish est loin d'être aussi détestable qu'une vision superficielle pourrait le laisser penser. Passé le rejet quasi viscéral que m'a procuré le film, au moins dans sa première moitié, je reconnais qu'il demeure très personnel (pour le meilleur et pour le pire) et qu'il évoque à nouveau le pouvoir du rêve/des histoires face à la banalité. Mais nous sommes loin de la vision très métaphorique et paradoxalement plus réaliste d'Edward aux Mains d'Argent. Ici, les rêves et la réalité cohabitent sans problèmes, mais pour au final fonder la banalité le plus banale. Famille, amour sans nuages, piscine et barbecue du dimanche. Bien sûr, Tim Burton reste Tim Burton et c'est à la force de la scène ou de l'image, prise indépendamment du reste du métrage, qu'il parvient parfois à nous conquérir. Et donc au sein de son quasi remake de Forrest Gump (avec lequel il entretient plus d'un point commun), il glisse des séquences d'une réelle beauté. Mais elles sont rares et Burton préfère centrer son film sur un mélodrame américain particulièrement larmoyant qui culmine sur un final où l'on ne peut à la fois pas s'empêcher de pleurer (le rêve triomphe du réel, la mort, la réconciliation, le résumé du film, tout ça...) et d'être exaspéré (tout est terriblement prévisible et aucun effet lacrymal ne nous sera épargné). 

        Exaspéré, je l'ai été aussi par sa vision du "paradis" (métaphore d'une lourdeur étonnante), avec Spectre, petite ville toute verte et toute gentille, qui ressemble à s'y méprendre à la banlieue haïssable d'Edward. Et si en milieu de métrage, Spectre se métamorphose en Enfer, ce n'est que provisoire et la réalité ne fait qu'une incursion brève dans cette vision uniformément rose (ou verte) du bonheur. De surcroît, le Edward Bloom jeune est relativement antipathique, sûr de lui jusqu'à la beauferie, superbement incarné par un Ewan McGregor excellent mais clinquant jusqu'à l'overdose. Tout réussit à Edward Bloom qui ne connaît ni le doute, ni la tristesse (ou pas plus de 5 minutes). Et quand on sent Burton tenté par le côté obscur, il se rattrape par un gag (le corbeau annonçant la mort du père, l'armée, le braquage de la banque). 

 

 

 

        Comme je le disais, il y a de très bonnes choses dans Big Fish. Quelques scènes excellentes, et surtout quelques personnages secondaires adorables. Malheureusement la plupart d'entre eux, comme les géniales sœurs siamoises (au cœur de l'une des meilleures séquences du film) ou la sirène, sont à peine esquissés. Seul les "guest stars" ont droit à un traitement plus enviable et il faut avouer que Dany De Vito (dans le rôle du Pingouin), Steve Buscemi (dans son propre rôle) et Helena Bonham Carter (dans le rôle de Lisa Marie) sont fantastiques. Par contre, toute la partie contemporaine/réaliste avec Albert Finney et Billy Crudup est d'une rare lourdeur et manque singulièrement de force. Néanmoins, Burton ne peut pas être pris en défaut sur la forme, Big Fish étant visuellement très réussi, plein de bonnes idées et de superbes images. On notera juste une partition peu mémorable d'un Danny Elfman qui se contente de capitaliser sur ses effets habituels. On est bien loin du lyrisme de la bande originale d'Edward aux Mains d'Argent ou de l'inventivité de celle de Batman Returns.

        Par ailleurs, Burton se cite copieusement, mais on se demande souvent si c'est juste pour le clin d'œil ou pour carrément contredire ses figures de style habituelles. On reste donc perplexe pendant presque tout le film. Et j'avoue que c'est le Tim Burton qui m'a le moins charmé à la première vision. J'ai même cru pendant un bout de temps que la catastrophe totale venait de survenir. Car, quoi que l'on en dise, il restait énormément du Tim Burton que j'aime dans la Planète des Singes. Et dans Big Fish, plus rien ou presque. Alors oui, Tim Burton a vieillit, Tim Burton a changé, Tim Burton est heureux, il a triomphé de ses démons, de ses angoisses, de ses névroses. Et c'est sans doute ce qui fait le plus plaisir à la vision de Big Fish, de savoir que Tim Burton est à un nouveau stade de son existence et que son oeuvre évolue avec lui. Mais voilà, ce qui reste de l'ancien Burton n'est plus que reliques et autres clichés, et le nouveau Burton me laisse particulièrement perplexe. Son cinéma, répondant désormais aux canons hollywoodiens les plus stricts, ne fait finalement plus le poids face à des habitués du même terrain tels qu'un Robert Zemeckis (que l'on ne cesse de citer à juste titre pour évoquer Big Fish). Et comme je le disais plus haut, un monsieur (plus âgé, il est vrai, et qui a aussi traversé une quarantaine difficile), tel que Steven Spielberg semble mille fois plus en forme que Burton.

 

 

 

 

        Mais n'allez pas me faire dire ce que je n'ai pas dit, j'ai beaucoup aimé Big Fish, et je suis sûr qu'en le revoyant je l'apprécierais sans doute mieux. En oubliant que c'est Tim Burton derrière la caméra, en le prenant juste pour un film, un mélodrame hollywoodien avec de vrais bouts de féerie à l'intérieur. Mais à cet instant, la déception est bien réelle, pour ainsi dire elle est même très forte et j'ai parfois un peu de mal à la nuancer. Car même d'un strict point de vue du divertissement, Big Fish a ses maladresses, notamment dans le rythme, qui empêche de s'abandonner totalement au film. Et, je dois l'avouer, l'enterrement final (ne vous inquiétez pas, on connaît la fin dès le début), avec tous les "freaks" réunis, tous les parias qui finalement n'ont pas grand chose d'exceptionnel, est une véritable métaphore de ce qui vient d'arriver à Tim Burton. Le vieux Tim, l'ami des gens différents, vient de mourir, et l'on espère, oui, comme le laisse supposer le joli plan de conclusion, que tel le gros poisson, ses histoires vont lui survivre. Mais un nouveau Burton, qui s'annonçait déjà, il est vrai, avec la Planète des Singes, vient de naître et je ne doute pas qu'il risque de nous réserver de très grandes choses pour le futur. Et c'est seulement ainsi que Big Fish devient vraiment touchant, car ce passage de relais entre deux générations de conteur incarne idéalement l'évolution artistique de Tim Burton. Et bien sûr, dans les méandres de Big Fish, on sent parfois ce bon vieux Tim très tenté d'abandonner son histoire bien pensante et d'offrir enfin à Jenny/Helena la place qu'elle mérite...

 

 

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