Edwood Vous Parle

 

 

Le Temps surprend mon vol

 

 

        "Le temps tue le temps comme il peut", disait Brassens. Il paraît alors bien dérisoire d'aller évoquer le fait que le temps c'est de l'argent ou qu'il n'y a pas de temps à perdre. De toute façon et quel que soit le bout que l'on prenne dans cette affaire, l'expression temporelle s'échappe par tous les pores du monde. Après bien sûr, c'est une question de durée, vous savez, de subjectivité qui fait que 10 minutes devant Ardisson paraîtront toujours un siècle plus longues que 10 minutes devant un épisode de Twin Peaks. Mais on me répondra que l'on ne peut comparer que ce qui est comparable. Ma foi, oui, mais finalement c'est bien notre durée intérieure qui est la seule juge. Et dans mon petit vécu rien qu'à moi, il est souvent bien long d'attendre que Metallica ait fini de marmonner pour entendre le nouveau single des Thrills. Certes, mes exemples sont triviaux et ne font que peu entrer en ligne de compte les grands événements de l'existence qui troublent tant nos perceptions du temps qui passe. Pour donner de la noblesse au propos, il faudrait parler de la mort, de l'amour, de la file à la caisse du Monoprix, de l'oral de fin d'année, de la salle d'attente du dentiste et de la cueillette des cerises aux soirs d'été. Mais fi de la noblesse, soyons au plus près de l'existence ! Et le plus près de l'existence ne recul jamais devant la banalité la plus guillerette et l'héroïsme vraiment très discret.

 

        L'œil rivé sur les aiguilles de la montre, l'être humain questionne violemment sa présence sur la Terre. Il est tard sur l'un des bancs de la place du Colonel Moutarde. Le vent du très lointain large se faufile le long du fleuve. Il fait froid sur le banc de la place. Le soir tombe et pourtant c'est presque le jour le plus long. On s'ennuierait à la place du banc. Mais l'être humain, le regard perdu, pense au temps qui rabote gentiment ses entournures, émoussant les angles aigus et conquérants de sa jeunesse. Il veut se donner de la contenance, il fredonne une mélodie idiote et prend ses aises sur le banc de la place du gradé épicé. Il y aurait bien mieux à faire que de chantonner un petit truc stupide. On pourrait devenir champion du monde de 110 mètres haies. On pourrait aussi partir aider les démunis dans les pays tristes où Dieu ne leur a jamais pardonné de ne lui avoir rien fait. On pourrait s'instruire, en lisant des livres compliqués dans des éditions où il y a même des notes en bas de pages. On pourrait s'émerveiller devant la poésie du monde et les cacas rigolos des pigeons incontinents. On pourrait devenir philosophe ou écrivain et même les deux en même temps. On pourrait faire de la peinture, de la sculpture, de la pétanque voire même de la cuisine exotique. Mais non, l'œil se rive à nouveau sur les aiguilles de la montre. Un vague sentiment exaspéré et résigné se forme dans les terminaisons nerveuses de l'être humain. Ca le chatouille, ça le gratouille, c'est le temps qui lui avilit les esprits animaux, c'est la durée qui lui fait bouillir le sang, bref, l'être humain s'emmerde.

 

        Mesurer le temps, c'est mesurer l'inexorable fin de toutes les choses. On n'est pas là pour compter les jours et les nuits et la révolution des planètes dans le ciel. Non, on est là pour essayer de prévoir, d'envisager, de ne pas être trop surpris quand l'univers touchera à sa fin. Comme notre propre mort et la fin subjective de l'univers coïncident finalement parfaitement, cela restreint un peu l'ampleur de la tâche. On se risque alors dans tous les formes de pronostics et de probabilité. On tire des plans sur la comète, on lit l'avenir, on trace des courbes, des flèches, des cercles, des spirales, des mouvements compliqués qui s'harmonisent parfois, avec un peu de chance et un minimum de talent. On a ainsi un peu l'impression de maîtriser la fuite lâche et mesquine du temps. Mais alors, lui, voyez-vous, il s'en fout. L'Histoire, avec un grand H aspiré, s'en fout, elle est une création de l'esprit, alors on peut lui faire faire tout ce que l'on veut (la dévergondée), elle se pliera toujours à toutes nos fantaisies, fussent-elles diablement rocambolesques. Et si on veut lui faire raconter que c'est la lutte finale et que allez, hop, debout les damnés de la terre, elle ne dira pas non, la coquine.

 

        Scrutant l'horizon et guettant la tempête, le marin se dit qu'il ne devrait pas prendre la mer aujourd'hui. Les branches des arbres n'en finissent pas de frémir. De lourds nuages s'écrasent les uns contre les autres, bouchant l'accès aux étoiles pour les heures à venir. Dans la plaine, une bataille fait rage. Et sur le sol s'accumulent bravement les corps de ceux qui n'avaient vraiment pas que cela à faire. Tous ces soldats, que l'on presse d'en finir avec leurs petits problèmes existentiels, s'allongent, plus ou moins perplexes, sous le coup du jugement à peu près dernier. Ainsi se dessine l'Histoire avec une grande hache.

 

        Dans un transport en commun, en chiens de faïence, chacun scrute le temps de son vis à vis. Ami humain, toi mon frère, toi ma sœur ! Que fais-tu de tout ce temps que tu ne partageras jamais avec moi ? Pourquoi ne m'en offrirais-tu point une miette ? Une miette que j'ajouterais à mon sablier, un petit bout de fil que j'attacherais à ma bobine. Non, ami, amie, tu me regardes distraitement avant de détourner les yeux. Tu fixes l'obscurité qui défile, tu contemples le sol sale où dort une poche en plastique vachement marrante. Mon frère, ma sœur, mon amant, mon amante, mon cousin, ma cousine, mon inévitable parent si l'on remonte très loin dans l'Histoire avec un gros H, oui, pourquoi détournes-tu ton regard de ma bienveillante intrusion ? Point je ne veux voler ton existence, je ne voulais qu'en échanger un petit morceau avec un petit zeste de la mienne. Ton temps est-il si précieux que tu préfères l'offrir au sol sale et aux chaussures amusantes de ton voisin ? Oui, ton temps est inestimable, car au final c'est tout ce que tu auras vraiment possédé dans cette vie. Mais je ne vais pas te le voler, car je ne suis ni un voleur, ni un violeur, ni même un mendiant temporel. Je ne faisais que passer et déjà je disparais à la prochaine station avec une correspondance pour la ligne 2. Ta durée et ma durée vont chacun de leur côté et le Temps, avec un super grand T, poursuit son chemin avec dans les yeux la sagesse de ceux qui n'ont pas peur de voir venir leur fin.

 

 

Edward D. Wood Jr.

("le but de l'homme moderne sur cette terre est à l'évidence de s'agiter sans réfléchir dans tous les sens, afin de pouvoir dire fièrement, à l'heure de sa mort : "Je n'ai pas perdu mon temps" (Pierre Desproges))