Edwood Vous Parle

 

 

 

Souvenirs de la Préhistoire

 

 

 

        Parcourir une ville aux abords des fêtes, c'est se jeter avec un brin d'inconscience au cœur de la foule. Des gens, des personnes, des êtres, en grande quête de présents. Ils font semblant de n'avoir pour but que ce charmant parfum ou ce ravissant téléphone. Mais chacun hurle en silence, comme chaque jour, comme toujours : "Regardez-moi !". C'est le credo général, que même le pire des misanthropes, le plus atteint des paranoïaques et le plus complexé des agoraphobes, entonnent à l'unisson. Ce brouhaha de demandes d'attention finit par donner le vertige. Après tout, je ne cherche qu'une guirlande.

        Dans la rue, là, dehors, quand les portes du magasin se referment, on est accueillit par la pluie. Fine, grise, acide, un peu fraîche, un peu mesquine. On l'accepte, plutôt que de la subir. Il pleut, disait le stoïcien, cela ne dépend pas de moi. Par contre, cela engage fortement ma raison et mon action de ne pas passer sous un camion en essayant de traverser la rue. Dans la masse des humains se sont glissés des dizaines, des centaines de sacs, de poches, de cartons, très colorés ou vaillamment sobres, ils viennent participer à la bousculade, ils sont de la fête et s'arrêtent aussi pour contempler les vitrines aguichantes.

        Soudain le flot s'accélère et nous sommes entraînés vers l'avant sans avoir le temps de savoir si c'est bien par là qu'il faut aller mais il est impossible de faire demi-tour car la marée est compacte et déterminée à atteindre ce but flou et sans doute métaphysique qu'elle entrevoit au bout du boulevard mais quand même s'il vous plaît j'aimerais bien m'arrêter ici. A peine le temps de bifurquer plus ou moins élégamment vers l'entrée du métro, ça y est, ici, dans les escaliers, on peut reprendre le contrôle de ses mouvements. La liberté chèrement acquise, comme si l'on venait de triompher d'une aliénation ancestrale. Telle une chanson de gestes entravés, ainsi s'achève la quête de la guirlande de Noël.

 

        Ne rien faire pendant un temps. Ne rien faire pendant longtemps. Se poser ici. Se poser là. Fermer les yeux et laisser l'esprit s'égarer. Laisser faire les secondes. Pour chercher les sons. D'une image surgit une phrase, d'un mot une mélodie. Brisés. Les heures passées devant une feuille vide. Les journées, déjà lointaines, dans les salles de classe. Deux heures de maths, une heure de latin, trois heures d'histoire. Qu'en reste-t-il aujourd'hui ? A part le souvenir de centaines d'heures de rêveries, sans doute, essentiellement pornographiques. Qui se souciait sérieusement de la production annuelle de blé de la Russie ? Et de l'imparfait du subjonctif espagnol ? Idéalement incarné dans ce texte de la page 72. Il était huit heures et demie du matin. Le lundi matin. Nous gardions à peine les yeux ouverts. Et il fallait parler espagnol, à l'imparfait, du subjonctif. Dans un brouillard parfaitement subjectif. Je préférais m'offrir des heures de rêves supplémentaires. Sans embêter personne. Sans déranger la classe. Du moins pas avant dix heures. Et encore.

 

        Mais parfois, je me demande si mes souvenirs scolaires sont vrais, si ceci et si cela est bien arrivé. Sur certains points, c'est certain, j'y étais, je m'en souviens. J'étais en cours de techno, quand on voulait nous apprendre le traitement de textes sur des ordinateurs dépourvus de souris et fonctionnant sous un DOS 3 ou 4 (voire moins). C'était l'apothéose technologique de mes années collège, dans la préhistoire, au moment où l'on commençait à entendre Smells Like Teen Spirit sur les radios de jeunes, qui ne savaient même pas encore ce qu'était le rap. C'était pourtant loin d'être le bon temps. C'était l'explosion de l'eurodance. Et ceux qui fantasment sur la grande époque de Nirvana ne devaient pas y être. J'y étais, ça craignait.

        Il ne tardait qu'une seule chose, fuir le collège (idée saugrenue qui m'a saisit durant la deuxième semaine de ma 6e et qui ne m'a quitté qu'après le Brevet). Puis je rêvais de fuir le lycée. Puis la fac. Puis le reste. Puis tout. Comme un réflexe longuement enseigné. L'école m'a appris l'impatience absolue sous la patience parfaite. Mais peut-être que tout cela est inventé.

 

        On me répondra que de toute façon, nous sommes tous dans le même cas. Nous avons détesté nos années collèges et nous nous sommes endormis sur la suite. Pour nous réveiller loin dans le temps, pour les plus chanceux. D'autres, belles au bois dormant, ne s'éveilleront jamais. Mais bon, si l'on sort du sommeil pour partir avec le prince faussement charmant (c'est une moumoute ! c'est un dentier !) et avoir beaucoup d'enfants (et qui va s'en occuper ? Pas monsieur moumoute !), on peut s'accorder encore quelques heures de repos après la sonnerie du réveil.

        L'époque réclame que nous vivions dans la crainte d'être en retard aux grands rendez-vous de l'existence. Il faut être en avance, le plus en avance possible. Le mérite à la précocité. A 25 ans on est déjà un raté si l'on a "rien fait". Fait quoi, au fait ? Écrit Ruy Blas ? Composé la Pastorale ? Peint les Tournesols ? Rédigé l'Ethique ? Traversé l'Atlantique à la nage ? Marché sur la Lune ? Fait la guerre ? Gagné Popstars ? Lu tous les livres ? Gouverné la République ? Triché au Poker ? Dormi à la belle étoile ? Fumé un joint ? Récité du Paul Eluard ? Être mort ? Certains journalistes rock vous diront que si l'on n'est pas mort à 25 ans, on a raté sa carrière. Certes. Tant de précipitation force le respect. Aujourd'hui vitesse a tué sagesse. Pour le pire et parfois pour le meilleur (on aurait été bien embêté si Lennon avait attendu d'avoir 50 ans pour écrire Strawberry Fields Forever). Tout cela pour dire, non pas une connerie, du moins je l'espère, que très vite ou très lentement, l'essentiel est d'arriver. Mais il me semble que l'on a déjà souvent énoncé cela mieux que moi...

 

        Comme il n'est jamais trop tard pour bien faire, j'envisage d'envoyer mes cartes de vœux en retard de 2003 en même temps que celles de 2004. Ce qui fera forcément doublement plaisir à leurs destinataires. Je ne recule devant rien, c'est bien connu et ce n'est pas seulement trivial. Le temps perdu se rattrape difficilement, ma foi. Le plus souvent, il ne se rattrape pas du tout. Mais une telle pensée suffit à empêcher de vivre. Et donc à perdre encore plus de temps.

 

        Vous ai-je dit que j'ai connu les années 90 ? Les années 1990 ! Oui, je vous assure. Ca paraît incroyable, on ne peut penser qu'à un grossier mensonge. Je pourrais pourtant vous impressionner en citant des noms incroyables, je ne sais pas, des trucs pas possibles, pour effrayer votre petite sœur, tels que Oasis ou Pearl Jam, voire Spin Doctors ou Four Non Blondes. On dirait que je parle de monstres disparus, là. Mais ne vous inquiétez pas, ces choses là ont eu raison de disparaître. Même si elles ne l'ont pas fait exprès.

        "Mais qui fait exprès de disparaître ?", pourrait nous demander notre ami le Dodo. Oh, pas grand monde ! Cela est vrai. Même si je soupçonne certains de mes souvenirs d'avoir soigneusement prémédités leur extinction. Sans doute pour me permettre d'achever plus vite cette page et de disparaître à mon tour, encore une fois.

 

 

Edward D. Wood Jr. ("I'll do everything silver and gold")