Edwood Vous Parle

 

 

Au loin s'étendent les marais

 

 

 

        Il faisait nuit noire, pas un rayon de lune ne filtrait derrière les lourds nuages. Pourquoi être venu se perdre dans un lieu aussi sauvage, à un moment pareil, par un temps pareil, par une existence pareille ? Il n'en savait rien et s'en moquait joyeusement. Sous ses pieds l'humus crissait dans un mélange craquant et suintant. Il faisait tellement sombre qu'il ne pouvait avancer qu'au ralenti, les bras tendus devant lui, les mains bâtant lentement l'air. Il écartait les branches et les fougères sans se soucier de la pluie qui filtrait au travers des frondaisons. Il était bientôt arrivé, cela ne faisait aucun doute.

        Ce matin, il errait encore dans les rues de la ville, cherchant au hasard ce qu'il ne pouvait retrouver. Il s'était égaré le long d'une avenue commerçante, croisant un millier de vies en l'espace de quelques minutes. Tant d'âmes et de soupirs, tant de sourires et de peines, à peine effleurées et déjà envolées. Des passantes et des passants, que l'on aurait tous voulu connaître, aimer ou frapper. Dans l'indifférence d'un monde qui ne cesse d'aller trop vite. Il marchait encore et toujours, avant de réaliser qu'il ne pourrait pas trouver, ce qu'il était venu chercher, auprès d'un tel bruit et d'une telle fureur. Les voitures s'entre-déchiraient encore et l'univers vacillait en ayant l'air de rien.

        Pourtant, dans l'obscurité profonde de la forêt, il n'était pas loin d'avoir atteint son but. Il entendait le cri énervé des gerboises, qui avaient déjà deviné sa présence. De proche en proche, le message se transmettait. Un intrus était parmi elles. Un intrus était parmi eux, habitants du sous-bois, aux habitudes réglées depuis bien plus longtemps que l'existence du chauffage électrique. Un oiseau de nuit, un hibou, peut-être, s'envola avec un majestueux battement d'ailes.

        Quelques heures auparavant, il était dans un café, avec des gens, là, ici, parlant et cherchant. Des gens bourrés de peurs, mais faisant mine de rien. Des gens qui n'allaient pas se promener en pleine nuit dans la forêt. Dans la forêt profonde, là où l'on est sûr de ne pas tomber sur un humain, quel qu'il soit. Une forêt qui n'était pas un lieu de rendez-vous glauques, une forêt où le seul danger était tout autre.

        Et des dangers, il y en avait. Beaucoup. Trop. Comme ce souffle rauque qui courrait dans les fougères. Cette cavalcade qui tournoyait entre les troncs. Il ne risquait rien, sans doute. Les loups étaient morts, les ours encore plus. Les vampires étalaient leur misère dans des séries pour adolescentes. Les zombies se ridiculisaient dans les jeux vidéos. La nuit, dans la forêt, il n'y avait plus qu'un renard grabataire, un sanglier poussiéreux et des gerboises. Et les gerboises n'aimaient pas être dérangées. Ca, non.

        Il se souvenait. Oui, non, était-ce il y a dix ans ? Le matin, près de la porte, je disais oui mais pourquoi pars-tu si vite maintenant et elle me répondait tu ne comprends pas tu ne peux pas comprendre et moi tu ne sais donc pas que je fais de mon mieux et elle tu vas donc continuer à t'aveugler ainsi et moi oui là pour la peine je vais persister et elle tu ne sais donc pas que la vie est trop courte et moi je m'en moque je ne sais pas et elle je ne peux pas continuer non je ne peux pas et moi je ne sais plus non je ne sais plus.

        Mais dans le tumulte des souvenirs se précisaient des images intenses et brûlantes. Il voyait des carambars et des brancards. Des automobiles d'occasion et des disques rayés qui sautaient gaiement sur la platine. Sa mémoire lui offrait des moments du passé. Et il voyait la tante Huguette qui tombait dans la fosse aux cobras. Il entendait encore son cri terrible et grotesque. Il savait que c'était sa faute si elle était tombée. Et il la voyait, non pas Huguette, mais elle, il la voyait elle, qui marchait près de lui, sur le trottoir d'une ville du nord, là où il fait gris, surtout quand il pleut et il pleut tout le temps et il pleut encore, quand il pleut, la nuit, il fait gris, dans la ville du nord, où il pleut gris la nuit. Elle était là et puis elle avait disparu. Minuit sonna, mais il avait cassé l'horloge. Minuit ne sonnait plus. Hier.

        Et pourtant il était tard dans le domaine des gerboises. Quand son pied passa près du nid. Elles le mordirent. Et il tomba dans les branchages et les feuilles et le son humide de la terre vivante. Et soudain il y avait de la lumière mais ce n'était que son imagination. Et la gerboise lui mordit l'oreille droite et il se dit que ce n'était pas si terrible. Il se releva bien vite en se cognant la tête. Et il marcha. Sans savoir. Mais tout le poussait ici. Ou là. Car plus loin, il le savait. Au loin s'étendent les marais.

 

 

Edward D. Wood Jr. ("ne jetez pas la pierre à la femme adultère, je suis derrière.")