Futur décomposé

 

 

 

Qui se soucie vraiment de l'avenir du monde ?

Qui s'en préoccupe ? Qui s'en inquiète, au-delà des poses et des annonces, au-delà des mots qu'il est si bon d'énoncer pour donner l'impression que l'on est quelqu'un de bien, de responsable, de conscient.

Conscient ? Conscient de quoi ? Conscient que jour après jour rien ne change en faveur de ce monde dont l'avenir semble si incertain, si compromis ?

Qui peut se vanter de cette conscience et des actes qui devraient logiquement accompagner l'omniprésence de cette pensée ?

        Bien peu de monde, sans doute, très peu, trop peu, oh, une poignée, un quarteron sans plus, des irréductibles qui refusent de laisser courir et d'attendre que les choses arrivent. On me répondra que de toute façon il est trop tard et que ce que nous pouvons accomplir, à présent, nous autres pauvres mortels très communs, n'est même plus une goutte d'eau dans l'océan vindicatif des catastrophes à venir. La résignation satisfaite peut désormais s'épancher pleinement en prenant la place de l'incrédulité moqueuse. Si les faits deviennent indéniables, il ne s'agit pas de perdre la face mais bien de s'en satisfaire, et de laisser courir le monde à sa perte, ce qui, avec un peu de chance ne devrait pas se produire du vivant des générations blasées qui somnolent sur les lauriers du passé.

        On me dira que les discours alarmistes, les logorrhées écologistes, les flans pacifistes, les mélopées de l'amour universel, sont souvent de bien mauvaises publicités en faveur de l'avenir du monde. Mais, aussi maladroites que puissent être ces tentatives, elles ont le mérite d'exister, à leur humble niveau, petits signaux dans la nuit du laisser-aller général. Advienne que pourra et la conscience roupille, aucun être humain ne semble en mesure de changer les choses, à part à ce niveau discret, réservé, aussi dérisoire que nécessaire. Des ébauches si fragile qu'elles se retrouvent fréquemment récupérées, vérolées, vampirisées par les premiers démagogues venus, qui en font des clans, des communautés, des partis, des mouvements vulgairement hiérarchisés, manipulés, aveuglés, détournés. C'est en chancelant, eux-mêmes proches du chaos, que ces gestes, vibrants parfois d'un espoir poliment désespéré, trouvent leur dignité et leur utilité.

        Croire que tout est perdu, que tout est inutile ne relève pas seulement d'une dépression universelle, mais bien d'une paresse chronique. Oui, il nous semble tout aussi fatigant de recycler que de prendre les transports en commun plutôt que la bonne vieille bagnole et je n'évoque même pas les gestes en faveur de la paix ou de l'équilibre des richesses, nous entrerions là dans le domaine de la science-fiction. Pourtant il n'est pas plus compliqué de placer les emballages en carton dans la poubelle jaune que de contribuer un peu à l'harmonisation sociale en commençant par dire bonjour à son voisin (aigri), à sa boulangère (harpie), au chauffeur de taxi (membre de l'anti-France) ou à ses collègues de bureau (tous des cons). Mais le français moyen rechigne devant l'effort, aussi minime soit-il. S'il n'y a pas une carotte bien tangible pour le faire avancer, l'humain stagne, roupille, s'en fout. Faites entrer l'argent, le sexe, la gloire dans l'équation et il est fort possible que votre programme d'économie des réserves d'eau potable recueille nettement plus de soutiens. Et nous voilà à imaginer des offres surréalistes du genre "pour 1000 litres économisés, une call-girl se déplacera gratuitement chez vous" (bien insister sur le "gratuitement") ou "pour chaque litre d'eau préservé, un coupon de réduction Auchan vous est offert" (bien insister sur "réduction" et "offert").

        Pendant ce temps tout s'effondre sans pour l'instant faire trop de bruit, mais le moment se rapproche, quand les vastes changements viendront vous réveiller en pleine nuit, vous surprendre dans le confort de votre petit domicile si fonctionnel. Et que vous vous direz : "ah zut, il est trop tard". Alors qu'il fut un temps où il n'était pas encore trop tard, ou disons plutôt qu'il n'était pas encore si tard. Trop tard pour quoi ? Pour recycler ? Pour économiser ? Pour apprendre à vivre ensemble ? Pour tolérer ? Pour discuter ? Pour apprendre ? Oui, et bien plus. Des choses si simples qu'elles paraissent dérisoires, des choses si évidentes qu'elles frôlent l'indigence, mais ces détail, ces broutilles, s'avèrent à présent si vitales que les ignorer davantage équivaut à un suicide collectif, plus ou moins lent, mais avec des résultats quasi assurés. Et si ce n'est pas nous qui abrégeons ainsi nos existences, ce sont nos successeurs en ce monde que nous assassinons. Et même sans user de termes aussi outrés, non, nous ne nous facilitons pas l'existence en refusant de nous la compliquer un minimum. Nous ne faisons que reculer les échéances, en donnant des pichenettes du doigt dans la Tour de Pise en espérant que cela suffira à la faire tenir debout une journée de plus.

        On viendra encore me dire que les ressources de l'Homme sont surprenantes et qu'il trouve toujours des solutions pour s'en sortir, même dans les plus terribles épreuves. Certes, sans doute, la disparition complète de nos semblables n'est pas pour demain. Mais est-ce une raison pour s'infliger des épreuves qui pourraient être évitées ? Est-ce une raison pour faire souffrir des milliards de personnes en évoquant la Nature et ses lois profondément justes dans leur injustice ? Non, certes non, à part si l'on vient prétexter la bêtise inhérente à ladite Humanité, qui ne cesse de reproduire les mêmes erreurs en ne trouvant comme morale de ses tribulations que des "Ah ça fait du bien quand ça s'arrête" et des "Plus jamais ça", lancés en l'air, au petit bonheur, en effleurant les esprits sans jamais être véritablement compris. Les leçons du passé, à force d'être rabachées à tort et à travers, ont perdu toute leur force, même symbolique. Les événements du présent sont noyés dans les habitudes et la lobotomisation du spectaculaire. Quant à l'avenir, il semble aussi virtuel qu'un mauvais film hollywoodien et personne ne croit plus à ce que l'on nous annonce, personne ne veut y croire, l'indifférence étant évidemment étroitement liée à la peur.

        Face à cela, il demeure donc l'action, du plus petit des gestes au plus courageux des engagements. Des mots, des idées, des initiatives pour lutter contre la passivité, pour lutter contre le repli sur soi, pour lutter contre le cynisme. Ne laisser ni les hystériques inconscients, ni les ermites défaitistes dicter leurs cacophonies, aussi séduisants que soient leurs messages. Même si chaque jour est plus difficile, il faut croire en l'intelligence de l'homme, en sa capacité à chercher et à trouver le bonheur, en son altruisme qui resurgit parfois dans l'adversité et dans l'amour. Il faut imaginer que la fracture entre l'Homme et la Nature n'est pas irréversible, que les fossés entre humains ne sont pas impossible à combler. On sait bien que ce sont des utopies, des visées de l'esprit, des idéaux du coeur, mais c'est seulement en faisant l'effort d'y croire à nouveau que l'on pourra espérer sauver ce qui peut encore l'être. Et, qui sait, peut-être après, bien après, il sera alors possible d'envisager un univers meilleur.

 

Edward D. Wood Jr.